Merci à M.

M. qui voulait parler d’autre chose, qui a été une des seules personnes de Syrie
avec qui j’ai pu avoir un contact pérenne pendant la mission.
Une des seules, à cause du ratio du nombre de personnes en difficultés
rapportés au peu d’acteurs impliqués dans la défense de leurs droits.

Les hommes et les situations défilent pour accéder à une aide quelconque,
pas le temps d’échanger un mot en anglais. Je ne sais pas si elles parlent anglais.
Elles sont déjà sorties du bureau, j’ai perdu leurs traces.

Aujourd’hui, j’ai aussi perdu M. Pas de réponse sur son téléphone,
oubli d’échange des Facebook et adresse mail avant mon départ précipité d’Izmir.

Signe d’une vraie fin de mission ?

M., voici une lettre que tu aurais pu écrire, dans ton carnet.
Un bout de ton histoire que tes amis journalistes
transmettront un jour. Peut-être.

                Depuis 6h ce matin, nous attendons l’enregistrement auprès des autorités turques. Comme moi, Fatim et ma mère vont recevoir un numéro. Ils ne nous demandent pas plus que notre nom, prénom, date de naissance. Il suffit que nous disions que nous sommes Syriens et nous l’avons, cette protection temporaire. Mais ils nous rabâchent bien que nous ne sommes que des ‘invités’. Ici, ce mot, misafir, sonne comme un avertissement : « tu n’es pas comme nous ».

Ma sœur et ma mère sont arrivées la semaine dernière. Elles ont pu s’échapper à temps ; notre village a depuis été assiégé et seuls les hommes peuvent sortir. J’aimerais que Fatim aille voir un psy ; il faudrait qu’elle se remette vite sur pied et trouve du travail. Elle me rend folle le soir à tourner dans l’appartement. Zeinah, ma femme, accouchera dans quelques semaines et j’aimerais ne plus travailler comme un rat mort. Il faut qu’elle aille à l’hôpital, et je ne veux pas la laisser seule. La dernière fois, ils lui ont crié dessus. Les médecins se mettent en colère à force de ne pas comprendre ce qu’on leur dit. Avec mes trois mots de turc, je peux expliquer un peu.

J’ai dû demander de l’argent car je n’arrivais plus à payer le loyer. On n’est pas pauvres ; on ne l’était pas. Je n’accepte pas les sacs de boulgour qu’on nous distribue, je n’y arrive pas. Je ne comprends pas comment je peux travailler sans arrêt depuis un an et ne pas arriver à m’en sortir. Mon patron du moment, charpentier, est clairement raciste, mais je serre les dents. Jamais auparavant je n’aurais accepté de travailler pour de tels types.

Eh : ils ont fini par les fermer, ces frontières. On étouffe, en Turquie, et maintenant on ne peut plus en sortir. Faudrait passer par la Libye, mais hors de question d’emmener les enfants. Et puis, y’a que les plus riches d’entre nous qui pourront traverser. Ce ne sont pas les moins éduqués qui t’atteindront, Europe, ne t’en fais pas autant. Moi, je m’inquiète. J’aimerais que mes enfants aient un avenir. Au moins ils iraient à l’école, là-bas.

Entre deux boulots, j’ai pu revoir Nausicaa. On a parlé d’autre chose. Elle voudrait parfois enregistrer mon histoire, le naufrage de novembre, mais je n’ai pas le temps. Et je veux juste parler d’autre chose. Même si j’aimerais que ces salauds qui nous ont coulés soient punis. Ici en Turquie, pas le temps pour du politique et pas de place pour la justice.

Vivement que la guerre se termine.