Ta mission si tu l’acceptes : étudier les conditions de travail des travailleurs migrants saisonniers dans l’agriculture, comprendre ce phénomène de migration et mise en concurrence des travailleurs, dénoncer et agir autour des violations des droits humains ! Dans le cadre du programme européen de la Via Campesina « Travailleurs migrants saisonniers dans l’agriculture », je suis arrivée dans la Drôme pour continuer ce travail entrepris depuis 10 ans qui dénonce à la fois les pratiques d’exploitations des migrants saisonniers et les dérives du modèle agricole européen vers des fermes-usines considérant des employés comme des outils.

Jusque-là, les travaux des volontaires portaient davantage sur les contrats OFII (Office Français de l’Intégration et de l’Immigration) : ces contrats de 6 mois permettant d’embaucher des saisonniers, majoritairement maghrébins, en s’assurant qu’ils repartent à la fin du contrat. Une forme de CDD au rabais, donnant peu de droit sur le sol français et souvent teinté de pratiques douteuses : heures de travail à rallonge sous des serres parfumées aux pesticides, logement indigne, rémunération au lance pierre, accident du travail discrètement caché… Mais à l’heure de la « flexisécurité »[1], quand embaucher devient une perte de temps et que les employeurs se plaignent d’une main d’œuvre locale peu efficace, le règne du travail détaché a sonné.

Le détachement, ce concept légal dans le cadre européen permet à une entreprise de « prêter » un salarié « habituel » pour une mission déterminée dans un pays de l’Union. Sauf qu’une fois la machine en marche, on ne l’arrête plus et très vite des entreprises de prestation internationale proposent à des employeurs surchargés de devenir leur boite d’intérim préférée : il suffit de « passer commande » et vous verrez le nombre de salariés détachés que vous souhaitez débarquer dans votre exploitation pour réaliser vos travaux saisonniers. Pas de paperasse, pas de contrat individuel, une simple déclaration collective vous permettra de recevoir des équipes motivées et disponibles qui disparaitront à peine les travaux finis[2]. Dans le domaine agricole, une boîte espagnole est devenue reine du business : elle met à disposition (grâce à sa compagnie de bus florissante) des équipes de salariés principalement équatoriens, travailleurs et malléables, qui ne rechigneront pas à travailler 10 heures sous serre.

Pas de doute, pour la majorité de mes interlocuteurs c’est une « forme d’esclavagisme moderne » même si un grand nombre d’employeur préfère fermer les yeux sur les réalités de ce type de travail. Et la Drôme n’est pas une exception : d’après des sources au sein de la Direccte[3], on constate une augmentation du recours au détachement de 135% entre 2014 et 2015 pour atteindre plus de 600 salariés l’an passé. Tout le monde en témoigne, la MSA, la Chambre d’Agriculture, les agriculteurs locaux… le détachement n’est pas un cas isolé.

Comparaison de l’évolution du nombre des déclarations dans le secteur agricole et les ETT entre 2004 et 2012

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Source : Béatrice Mésini, « Le détachement transnational dans l’agriculture européenne  », Anthropology of food [Online], S11 | 2015, Online since 30 October 2015, URL : http://aof.revues.org/7892

En avant route, motivons les troupes ! Ma mission consiste également à agir, alors je contacte les associations de défense des migrants, des travailleurs, les syndicats, les associations de protection de droits de l’Homme. Je pensais qu’il suffirait de lancer un grand coup de pied dans la fourmilière pour que tous ensemble on réfléchisse au passage dans le concret : agir, dénoncer, sensibiliser, échanger… faire converger les luttes (c’est dans l’air du temps, non ?).

Quelle ne fut pas ma stupeur dès les premières réactions… « Le travail détaché ? » « L’affaire Terra Fecundis ? Ca s’écrit comment ? » « mais c’est légal tout ça ? ». En réalité, ces travailleurs sont de vrais fantômes et encore plus dans l’agriculture : logés dans les exploitations, à l’abri de tout regard et tout questionnement, loin de l’action syndicale, mal-informés de leurs droits, ces travailleurs  sont invisibles, « persécutés dans la légalité ». Les syndicats les premiers sont assez désarmés face à ce nouveau modèle, la Direccte manque de moyen pour contrôler et les associations sont loin de cette réalité.

Comment agir quand on ne sait pas ? Peut-on dénoncer à la place des autres ? Comment mobiliser quand la loi abrite ? A l’heure où les syndicats se démènent encore et encore pour lutter contre l’absurdité d’une nouvelle loi travail, alors que le thème des réfugiés fait couler de l’ancre (et pas que) chaque jour et malgré l’élan de lutte qui anime bon nombre de français, la question des détachés ne semble pas aujourd’hui être une priorité.

Confucius disait « Celui qui déplace la montagne, c’est celui qui commence à enlever les petites pierres. » Espérons que les petites pierres que nous déplaçons aujourd’hui finiront un jour par déplacer cette montagne d’absurdité.

[1] Concept européen visant à concilier travail et sécurité dont les effets pervers sont dénoncés par Béatrice Mesini « Le détachement transnational dans l’agriculture européenne  », Anthropology of food [Online], S11 | 2015, Online since 30 October 2015, URL : http://aof.revues.org/7892

[2] Les récentes réformes législatives installent toutefois un principe de coresponsabilité entre les employeurs et donneurs d’ordre : les exploitants agricoles ont aussi des obligations, souvent mal connues.

[3] Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi.