L’Ukraine est en guerre et s’est vue amputer d’une partie de son territoire il y a deux ans. Le sentiment national s’est aiguisé, les symboles et couleurs de l’Ukraine sont omniprésents. Les Ukrainiens se sont unis derrière leurs soldats, les groupes d’extrême-droite ultranationalistes ont gagné le droit à la parole dans le débat public, légitimés par le besoin de la population  de voir défendue avec ferveur et radicalité leur nation violée et attaquée.

L’exhortation à manifester son sentiment d’appartenance nationale et à prendre position pour son pays s’est insérée dans la vie quotidienne. Sur les fonds d’écran d’ordinateur resplendit le fier trident ukrainien stylisé. Le slogan « Slava Ukrayini » (gloire à l’Ukraine) est choisi comme mot de passe, le bleu et le jaune du drapeau ukrainien sont partout, des grillages aux bouchons des bouteilles d’huile, en passant par les trolley-bus.

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Le trident, blason de l’Ukraine, sur le drapeau ukrainien.

J’ai voulu ici rassembler quelques impressions, des scènes vécues qui m’ont marquées et alimentent mon interrogation sur le sentiment national et le nationalisme en Ukraine.

Métro, Kiev

Le métro kiévien a été creusé très profondément. Contrairement à Paris, ceux qui montent et descendent les escaliers mécaniques à pied sont très peu nombreux. Les habitants préfèrent attendre patiemment. Heureusement, les multiples affiches bordant les escaliers sont là pour distraire les usagers. Des affiches, dont le commanditaire n’est pas mentionné, se sont multipliées ces derniers temps. Sur fond des couleurs de l’Ukraine, elles  invitent à « Aimer l’Ukraine » ou prônent simplement « Un pays uni » en ukrainien et, en-dessous, en russe. Ce slogan est né lors de Maïdan pour signifier que l’appartenance au pays ne dépend pas de la langue parlée. Que l’on parle russe ou ukrainien, l’on est ukrainien et l’on fait partie du pays à part entière.

A leurs côtés se tiennent les affiches de la campagne de recrutement de la garde nationale, également omniprésentes dans le reste de la ville.

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« Un pays uni » dans les escaliers du métro

 

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« Une telle profession existe : défendre la patrie »

Maison des gens libres, pause déj’.
Je lave ma vaisselle dans la cuisine lorsque je sens un regard insistant sur moi. Je tourne la tête et le vois, se tenant bien droit, tout équipé. Un militaire dans notre cuisine. Il est l’icône d’un calendrier 2016 accroché par mes collègues. Je reste sceptique. La guerre dans le pays et l’omniprésence, surtout à l’est, de l’armée et des armes, a renforcé le sentiment militariste. Beaucoup des combattants sont des engagés volontaires, qui étaient des citoyens ordinaires auparavant, ce qui contribue à l’identification de la population aux combattants.

Festival de films sur les Droits de l’Homme
Le film d’une documentaliste immergée dans un bataillon de Secteur Droit dans l’est de l’Ukraine est projeté.
Secteur Droit est un des plus importants groupes ultranationalistes. La guerre a rallié à leur cause des personnes plus modérées et leur a donné une nouvelle image.
Lors de la discussion suivant le film, la réalisatrice fait monter sur la scène les combattants du bataillon de Secteur Droit qu’elle a filmé et sans lesquels elle n’aurait pas pu réaliser ce film. Le public applaudit pour les encourager à monter sur scène. Puis certaines personnes se lèvent. Puis de plus en plus de personnes. La réalisatrice fait savoir qu’elle attend que tout le public soit debout avant de commencer la session de questions/réponses.
Parmi le petit nombre encore assis, je sens un certain mal l’aise. Je regarde d’un air inquiet autour de moi puis cède, la pression est trop forte. On ne remet pas en cause le héroïsme de ces combattants, que l’on doit honorer en toute occasion, y compris au cinéma.
En sortant, je bous d’envie d’en parler et de débriefer. Je rentre chez moi et me jette sur mon colocataire, qui a assisté à la même projection, pour connaître ses impressions. Avec lui, comme avec les collègues et amis à qui j’en parle par la suite, je remarque un décalage entre nous. La scène n’a pas particulièrement interpellé mes connaissances, qui ont même parfois trouvé ça normal : ils soutiennent Secteur Droit et ses combattants, qui sont d’ailleurs de « bons gars » et sûrement pas des fascistes, il est donc naturel d’exprimer ce soutien.
Armes et uniformes se mêlent  aux actions de la société civile, il n’y a plus de limite entre le civil et le militaire. Le besoin de s’unir pour défendre la même cause a poussé les différentes sphères de la société à se rapprocher, jusqu’à parfois fusionner.

20 février, boulevard Khreschatyk
Un bataillon de militaires défile. En uniforme, ils arrivent à toute vitesse, entonnant des chants à la gloire de l’Ukraine.
Je suis surprise par la solennité du défilé et des slogans plutôt menaçants criés par ces dizaines de voix graves. J’apprends par la suite que ce sont les combattants de la  longue et sanglante bataille de Debaltseve du début 2015 (perdue par l’armée ukrainienne). Ils impressionnent donc, ces hommes qui ont tout donné pour tenter de reprendre cette ville. Tous les passants s’arrêtent et les observent, dans ce qui semble être un sentiment partagé entre l’admiration et la crainte.
Debout sur le trottoir, je prend des photos mais garde mes distances. D’un coup j’entends mon prénom : « Alice ! ». Plutôt inattendu vu le contexte. Je lève les yeux et aperçois deux amis (déplacés de l’est), défilant aux côtés des hommes en uniforme. Je ne peux qu’imaginer le sentiment de fusion, d’union et de compréhension mutuelle qui les lie à ces hommes partis combattre pour défendre leur terre natale.
Tout en gardant le rythme, un d’eux me prend sous le bras et m’entraîne dans leurs pas. Ils scandent les slogans avec les soldats : « Gloire à l’Ukraine ! Gloire aux héros ! ». Je ne me sens pas à ma place et préférais ma position d’observatrice extérieure. Je les sème rapidement.

Cette exacerbation du sentiment national et belliciste s’accompagne d’un attrait pour les groupes d’extrême-droite et leur symbolique, dont l’inspiration nazie est à peine dissimulée :

Dans le centre de Lviv, des magasins de vêtements vendent des t-shirts aux visages de personnages du nationalisme ukrainien radical appelant à la lutte armée et affichant des symboles nazis.

La mairie de Kiev envisage de renommer le boulevard « Moscou » en boulevard « Bandera ». Stephan Bandera est un des initiateurs du nationalisme ukrainien et leader des troupes ukrainiennes combattant auprès des Allemands contre les Soviétiques pendant la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, il n’est pas choquant de se dire « bandériste ».

Ces tendances se mêlent aux tendances plus modérées de défense de l’Ukraine et sèment la confusion. C’est notamment cette composante ultranationaliste qui a servi de base aux détracteurs de la Révolution de Maïdan pour discréditer les fondements populaires et authentiques de cette Révolution et défendre la théorie d’une Révolution fasciste, menée par des groupes paramilitaires d’extrême-droite fanatiques. Cette vision efface en grande partie la participation et l’implication sincère et durable d’autres groupes dans cette Révolution. Cependant, même ces derniers soulignent l’importance des groupes ultranationalistes dans la Révolution, certains allant jusqu’à dire que sans leur présence et leur persévérance lors de l’hiver 2013/2014, la Révolution n’aurait pas eu lieu. Leur rôle à la fois dans les manifestations puis dans la guerre, au travers de leurs bataillons de volontaires, a participé de la conquête d’une partie de l’opinion. Leur radicalité et leur violence sont parfois perçues comme la seule réponse possible à la guerre mais, lors des élections, les électeurs ne se tournent pas massivement vers leurs représentants (1,8% pour Secteur droit et 4,7% pour Svoboda aux élections législatives de 2014).

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Pour tenter de comprendre ces phénomènes, je me mets à la place des citoyens de ce pays et des personnes contraintes de quitter leur ville, leur maison, leur famille et amis dans l’est et en Crimée. Je côtoie ces personnes tous les jours et observe leur visage se fermer lorsqu’elles évoquent le lieu où elles habitaient auparavant, où elles ont construit leur vie et où il leur est pour le moment impossible de retourner.

Mais qu’en sera t-il à plus long terme ? Revient-on si facilement de la banalisation des groupes d’extrême-droite ? De la fusion dans les esprits de la nation ukrainienne et de l’ultra-nationalisme paramilitaire ?

Les citoyens ukrainiens restés critiques vis-à-vis de ces phénomènes et n’adhérant pas à la normalisation du nationalisme et du militarisme existent cependant et pourraient permettre à l’Ukraine de trouver une autre voie vers la paix.