6h du matin, les lumières de ma rue s’éteignent soudain, le jour se lève à Izmir. Je suis de permanence sur le numéro de téléphone d’urgence que les réfugiés appellent lorsqu’ils sont en détresse en mer en tentant de rejoindre les côtes européennes, partant du Maroc, de Libye ou de Turquie. Mes 6 amis m’accompagnent, 4 d’entre eux dorment dans les chambres et une nous suit par skype depuis la Grèce.

Nous venons avec mes coéquipiers de fermer un cas de bateau dont le moteur était en panne. Ils viennent d’être récupérés par les gardes-côtes turcs. Un sentiment d’amertume s’empare de moi. Cette nuit, le deal entre l’Union européenne et la Turquie est entré en vigueur. Tous les nouveaux arrivants en Grèce seront renvoyés en Turquie, qu’ils soient demandeurs d’asile ou non. L’Europe a dit que les demandes d’asile seraient considérées en vertu du droit international. Mais que signifie cette procédure si les demandeurs d’asile eux-mêmes seront désormais renvoyés en Turquie, qui n’applique la Convention de Genève relative aux réfugiés qu’aux demandeurs d’asile européens ? Des milliers de migrants s’entassent déjà dans des camps et des prisons fermées au regard citoyen.

Le monde se fracasse, les valeurs humaines s’effondrent. Je constate depuis 5 mois l’hypocrisie européenne et le marchandage de vies humaines. La société civile hurle face à la violence incompréhensible des politiques européennes qui oublient les valeurs qui l’ont fondée et l’acceptation tacite des violations des droits en Turquie toujours croissantes, et criantes. Une société civile ignorée.

15h aujourd’hui, je suis chez des amis qui vivent isolés dans la montagne. Je ne peux pas m’empêcher depuis hier de regarder les infos, entre deux étapes de construction de yourte. Se détacher d’Internet même pendant une journée signifie perdre beaucoup des négociations en cours et des graves décisions politiques prises.

Le deal est signé, la Turquie est considéré comme un pays sûr par la Grèce et l’Union européenne se félicite des mesures qui visent à ‘empêcher les gens de mourir en mer’. Elle ne comprend rien, elle ne comprend pas qu’en fermant la mer Egée se sont des routes plus dangereuses qui seront empruntées, ou des vies qui seront perdues en Turquie, faute d’accès aux droits et à des solutions d’installation durable. Malgré les mêmes erreurs commises par le passé en signant des accords innommables avec les pays dits tiers pour qu’ils se chargent de contrôler les frontières de l’Europe, au mépris des vies humaines et des guerres qui sévissent dans ces pays-là.

Il est 15h, ma coordinatrice m’appelle. Personne ne sera au bureau demain car le niveau d’alerte à la bombe est trop élevé dans les villes turques. Et aujourd’hui lundi, c’est Newroz, une grande fête célébrée principalement par les Kurdes. Elle a été interdite par le gouvernement turc mais des millions de personnes sont amenées à braver l’interdit et à célébrer l’arriver du printemps. Beaucoup craignent le pire, printemps ou pas.

Un pays sûr, vous avez dit ?

Mes amis angoissent pour leurs proches au sud-est de la Turquie, mais aujourd’hui, ceux qui ont simplement de la famille à Ankara et Istanbul s’inquiètent. Ma colocataire ne fait qu’en parler, s’excuse de faire des cauchemars relatifs aux attentats. Les nouvelles sont lues plus que jamais. Douze potentiels terroristes ont été arrêtés à Izmir aujourd’hui. Qu’ils soient de l’Etat islamique ou d’autres mouvements qualifiés de terroristes, on ne sait pas ; mais tout le monde est mis sous la bannière du même terrorisme et les frontières se brouillent et la population turque condamne tous les groupes au même titre, même lorsque ceux-ci utilisent la violence comme recours contre la violence d’un Etat turc qui creuse l’abysse entre des populations qui pourraient s’entendre si les intérêts politiques n’entraient pas dans le jeu.

Les vies ralentissent et la torpeur s’empare des habitants. Le trafic à Istanbul a chuté d’une unité de 100 à 4, m’annonce mon partenaire de permanence.

Mais l’Europe cautionne, la Turquie reste un pays sûr. Elle doit faire des « progrès »  en matière de droits de l’homme. Comme si elle était dans la bonne voie. Elle ne l’est pas. Les morts se multiplient contre les populations kurdes et la frontière reste fermée aux Syriens, depuis des mois maintenant, les autorités tirant à vue sur les réfugiés qui essaient de traverser. Et la frontière avec les populations iranienne, afghane et irakienne se ferme d’autant plus que tous les regards se portent vers l’accueil des Syriens, considéré comme prioritaire.

Pendant la permanence, on doit appeler les gardes-côtes par skype pour éviter que notre numéro turc s’affiche sur leurs écrans. Nous ne savons pas où se situent les frontières entre ce qui est considéré comme illégal et ce qui ne l’est pas. Notre initiative, qui vise à assurer le sauvetage de vies humaines, peut être considérée comme un encouragement à l’immigration dite illégale. Nous ne savons toujours pas, et nous ne le saurons qu’après quelques mois, ou peut-être jamais si nous préférons rester cacher. Quand les associations enregistrées comme aidant les réfugiés doivent constamment faire attention à ce qu’elles reportent et font, il vaut parfois mieux rester dans l’ombre pour continuer à agir.

Facebook ne marche pas correctement suite aux attentats, nous avons peur de ne pas recevoir les alertes via notre page. Nous avons peur qu’Internet saute et ne nous permette pas de recevoir les messages. Nous ne savons pas quoi attendre pour cette nuit de permanence particulière politiquement parlant.

Les mouvements contre les frontières s’établissent timidement en Turquie et nous ne savons toujours pas comment le gouvernement réagit face à eux, à nous, à notre activité militante, quand tout est fait pour ‘démanteler les réseaux de passeurs’ qui sont parfois juste des citoyens ordinaires gagnant leur vie d’une manière non conventionnelle, et quand ce sont ceux en bas de l’échelle, souvent des réfugiés eux-mêmes qui conduisent les bateaux, qui sont arrêtés et emprisonnés. C’est parfois plus facile ainsi de les renvoyer dans leur pays. Quid de ceux qui supportent les réfugiés par d’autres voies ?

Il est 7h, heure turque, je n’ai pas sommeil. Je suis en colère, j’ai les illustrations de mes anciens cours d’histoire en tête, des camps à l’esprit, des prisons pour citoyens ordinaires pourtant pire que les prisons officielles, des bateaux en détresse en mer, des vidéos des push-back et des crevaisons de bateaux pneumatiques, de personnes échouées sur les côtes, de barbelés aux frontières, de Merkel serrant la main d’un responsable turque, se félicitant de l’avancée sur la « crise des migrants ». Que se passera-t-il en mer maintenant ? Les gens vont-ils continuer à traverser ? Quid des opérations de sauvetage quand plus personne ne souhaite officiellement l’arrivée des personnes en mouvement vers la Grèce et quand tous les mécanismes sont mis en œuvre pour les renvoyer dans leur pays ?

C’est notre humanité qui est en crise.

Deux êtres, trop ordinaires face à ces géants politiques, devant leurs cartes et leurs téléphones, essaient d’éviter les violations de droits en mer et la mort de personnes qui n’ont pas d’autres choix que de risquer leur vie pour échapper à une vie sans futur. Des barrières s’érigent les unes sur les autres pour protéger soi-disant un système social européen que ses dirigeants s’amusent à détruire pour suivre un modèle capitaliste lui aussi sans futur. Jusqu’où l’incohérence ira-t-elle ?

 

Regard rivé sur les conséquences du deal et les attentats d'Istanbul pour cette deuxième nuit de permanence à Izmir.

Regard rivé sur les conséquences du deal et les attentats d’Istanbul pour cette deuxième nuit de permanence à Izmir.