L’évolution et le développement des « squats » et des « agences anti-squat » inscrivent une opposition qui interroge. Ce n’est évidemment pas dénué de sens politique. D’un côté, la pratique du squat est devenue illégale depuis 2010 aux Pays-Bas. Cette loi permet aux propriétaires qui le décident, de déposer une plainte pour permettre leur fermeture. De l’autre « les anti-squat ». Ces lieux sont apparus dans les années 90, avant la loi qui interdisait les premiers, mais le développement de ces agences qui proposent des contrats temporaires met en lumière une évolution dans l’idéologie d’une société. Alors qu’on rend la pratique du squat illégale, on autorise, on s’associe avec des agences, des sociétés qui rendent « le droit à un logement décent et stable » une chance. Pire, lorsqu’une société autorise, voire encourage ces agences anti-squat à s’implanter et se développer, on met en danger certains droits humains.

Je ne m’étendrai pas plus sur la question du squat dans la mesure où je crois que l’acte de squatter revêt des dimensions multiples.

En revanche, j’avais, en postulant pour cette mission, assumé l’idée que signer un contrat anti-squat était nécessairement le résultat d’une contrainte, financière, temporelle, qui pousse à accepter un logement lorsque certaines étapes de la vie vous contraignent à « choisir » vite, dans un contexte de cherté et de pénurie de logement, même s’il fallait pour cela, faire une croix sur certaines de ses libertés. Alors j’avais imaginé qu’une attente trop longue sur une liste de logement social, un divorce par exemple constituaient les raisons potentielles résignant les individus à signer ces satanés contrats. Et j’avais aussi mis sur le compte de la pression exercée par l’agence anti-squat et la léthargie des pouvoirs publics à prendre parti sur ces questions, la raison principale pour laquelle l’habitant resterait dans une position béante, paralysante, incapable de se révolter contre un tel fonctionnement.

En effet, pourquoi choisir de vivre dans un logement géré par de telles sociétés, alors même qu’à la signature du contrat, vous savez que vous pouvez être expulsé sous 1 mois, sans garantie de relogement, que vous n’avez pas le droit de parler au propriétaire, que vous subirez des inspections mensuelles ou bi-mensuelles (et ce même quand vous n’êtes pas dans la maison), que vous devez mentionner chaque fois que vous vous absentez plus de trois jours. Cette liste d’interdictions et de lignes de conduites n’est pas exhaustive. Mais ce sont certainement celles qui me choquent le plus. Les agences anti-squattent se félicitent à la fois de proposer des logements temporaires parce qu’ils répondraient parfaitement, selon elles, à des individus, souvent jeunes, qui seraient mobiles, ou flexibles. Mais dans le même temps, elle les contraint plus ou moins à adopter une ligne de conduite dite responsable, et à les assigner à résidence, quand ça les arrange.

Force est de constater que mon jugement était trop simpliste.

Il y a là de multiples profils et des situations multiples qui poussant les gens à avoir recours à des agences anti-squats pour être logés. Les plaintes enregistrées par l’association sont au nombre de 244 à l’heure actuelle. Mais combien y’a-t-il de personnes vivant en situation d’anti-squat? Impossible à répertorier. Des dizaines de milliers probablement. Le nombre d’agences anti-squat aux Pays-Bas est lui-même très difficile à comptabiliser. J’en enregistre pas moins 15 types différents, avec Camelot qui enregistre le quart des plaintes environ. Mais il y en a d’autres. Qui sont ces gens ? Quelle est cette majorité silencieuse ? Lutte-t-elle ? Combien agissent ? Combien en ont envie ? Combien s’en sentent la force ? Pour quelles raisons ? Et comment -lorsque c’est le cas-?

Je ne peux pas répondre pour ceux qui n’ont pas déposé de plainte ou posé de questions au BPW concernant leurs droits.

Et pour ceux qui s’interrogent, se plaignent des conditions dans lesquels ils vivent, il existe également une variété de situations. Je suis en train de les éplucher. J’en perds la tête. Beaucoup posent des questions sur leurs droits. Des gens dépités, informés, révoltés. Mais il y a certaines de leurs questions qui m’interrogent. Leurs questions sont souvent naïves, timides : « Est-ce que les contrôleurs ont le droit de venir lorsque je ne suis pas là ? » « Quels sont mes droits ? » « Qu’est-ce que je risque si je fume dans mon appartement ? », « Puis-je rester dans cet appartement même si mon contrat est fini (car j’aime cet espace) ? ».

Ces questions sont parfois désespérantes pour les membres de l’association qui les reçoivent. Il y a des gens qui, comme beaucoup d’entre nous, sans en être conscients, ont été poussés à obéir, ou plus exactement à ne pas se révolter contre des aberrations qui deviennent normes et qui nous poussent parfois à nous résigner. Alors, même si ces plaintes résonnent comme des appels au secours peu enthousiasmants, je m’étais dit que si ces gens avaient écrit à l’association, c’est qu’ils sont prêts à se battre, en cherchant du soutien collectif.

Et bien là aussi, mon jugement était inexact. Non, il y en a qui écrivent, posent des questions sur leurs droits et disparaissent. Il y en a d’autres qui écrivent seulement lorsque leur situation est au plus mal, et qui ne préviennent pas de leur changement de situation, m’a-t-on dit. J’ai voulu faire des entretiens pour comprendre.

Mon premier entretien m’a abasourdi. J’ai eu envie de partir. C’était un couple. Il était bavard. Elle moins. Il était squatteur avant. Ils étaient mécontents de leur situation, parce que l’agence se comportait comme la « mafia ». Il se gargarisait en me détaillant le genre de visites qu’il avait reçu et le comportement militaire que le contrôleur avait eu à leur égard. Le problème n’est pas l’argent. Il pourrait acheter une maison disait-il, ou en louer une car il était en instance de divorce. Ils avaient décidé de vivre dans cette maison, parce qu’elle était magnifique et que ce genre de biens ne se trouvait pas sur le marché ordinaire. Et ils espéraient profondément que leur vieille et charmante voisine resterait en vie longtemps car lorsqu’elle mourrait, la maison serait détruite. Ils se disaient mobiles, « gypsies modernes », même si elle semblait souffrir de l’instabilité que procurait ce type de logement et de la pression que posait sur eux le contrôleur. Ils ont même acheté un chalet au cas où ils se feraient expulsés. Ils ne se voient pas se battre, mais ils veulent rester vivre ici. Seraient-ils prêts à partir si l’agence leur demandait de partir dans 1 mois? « Certainement, c’est écrit dans le contrat ».

Je ne veux en aucun cas avoir le genre de réaction culpabilisante que les agences anti-squat peuvent avoir en affirmant que les résidents ont délibérément signé ces contrats en toute connaissance de cause et qu’ils ne peuvent donc pas se plaindre, ni réclamer des droits. Et je ne veux encore moins faire de ce témoignage, un portrait moyen des personnes qui ont fait appel aux agences anti-squats. Mais, il est vrai que j’étais nerveuse et secouée en repartant.

Évidemment chacun a une responsabilité individuelle pour commencer à lutter. Mais, beaucoup de gens estiment certainement que leur situation pourrait être pire. Un logement temporaire vaut mieux que la rue. Étant donné que l’État se désengage petit à petit de ses prérogatives, les gens se sentent de plus en plus démunis face à un système qui ne les protège plus. Mais peut-on rester à établir ce constat sans bouger? Faut-il occuper, squatter, créer des coopératives ? Lutter en somme. Mais lutter nécessite souvent de se sentir soutenu, d’appartenir à quelque chose, un groupe. Cette lutte n’est pas linéaire dans le temps ou l’espace, il en existe plusieurs formes.

Aux Pays-Bas, la tâche dans laquelle s’est engagée le Bond Precaire Woonvormen est incroyablement frustrante. En effet, les types de contrats qui émergent sont tellement divers qu’ils parviennent à diviser les gens. D’ailleurs, on ne parle pas d’expulsions au sens strict, mais de fin de contrats, faisant difficilement lever les foules. Officiellement il n’y a que 6000 expulsions par an, mais il existe aussi une multiplication des contrats temporaires, rendent l’accès à un logement décent, stable incroyablement difficile. Et quand en plus les autorités locales, les agences anti-squat et même les organismes fournissant du logement social soutiennent un discours qui vise à mettre en avant la responsabilité individuelle de chacun, culpabilisant du même coup ceux qui ont recours à ces contrats, alors on peut s’attendre à voir des têtes baissées. Dans des sociétés dont les gouvernements se sont désengagés, ce discours fonctionne, et raisonne dans la tête des gens qui se sentent sinon coupables, impuissants, résignés, seuls face à leurs problèmes que personnes ne prend au sérieux.

Et puis, il y a aussi la « polder culture », dont on m’a souvent parlé, qui consiste à vouloir régler les choses en harmonie, autour d’un café, même si la situation nécessiterait plutôt d’agir. Les occupations et les actions directes menées par le Bond Precaire Woonvormen et les mal-logés sont rares pour être soulignées. Alors quand elles s’organisent, il y a de quoi reprendre son souffle pour continuer.

Voilà pourquoi l’action commencée et suivie par les habitants du quartier Kolenkit à Amsterdam fait terriblement de bien et donne au combat collectif un sens encore plus grand.

C’est ce dont je parlerai dans le prochain article.