Des noms sur des listes de disparus, des listes oubliées, transmises à des activistes de manière éparse, sans logique, un coup de fil ou deux comme suivi, on n’oublie pas mais on ne peut rien. Le principe du système n’est pas à rejeter. Rejetons-en un mais construisons des systèmes utiles.

Des disparus

Une base de données pour rechercher de disparus. Ce n’est pas les empreintes des voyageurs arrivant à des frontières qu’il faut relever : ce sont celles des corps et des familles cherchant leurs proches et préférant un corps à du silence. Allez, c’est pas compliqué, on met tout ça dans une base de données et on voit vite si c’est en voulant atteindre les frontières que ces proches-là ont péri.

Derniers mots des survivants à l’Alarmphone jusqu’à ce que leurs vies soient mises entre les mains des gardes-côtes, parfois grecs, parfois turcs et quand ceux-ci ne veulent ou ne veulent pas intervenir, et bien c’est à la mer que leurs vies sont confiées.

Il semblerait que l’on prenne des gens pour des cons. Emmurer et armer les frontières et, dans le même temps, « augmenter les opérations de secours ». On tue aux frontières en ne mettant pas en place de voies légales et sûres à l’immigration. Mais on dissimule les dégâts de ces politiques derrière de l’humanitaire, derrière des mots qui cachent la volonté première des politiques. Sauver n’est pas la priorité puisque ce sont ces politiques qui poussent à prendre des risques. Intercepter, en revanche, est un outil maître des politiques migratoires européennes.

L’équation est morbide, exponentiellement morbide. Quand opérations de secours augmente de un, c’est que les activités de Frontex augmentent de 2. Cela fait 2 morts en plus et 1 secouru en plus, parfois ramené du côté turc de la frontière, 1 secouru qui mourra peut-être donc l’autre fois, puisque s’il traverse, c’est qu’il n’a pas d’autre choix, et recommencera donc, malgré le traumatisme de la première tentative.

Et puisque c’est peut-être ce que l’on cherche, des morts à la frontières… CQFD.

Deux Syriens sur le départ, prenant un thé avec un commerçant dans l’artère principale du quartier de Basmane, attendant les taxis qui les emmèneront sur la côte et après, « Yunanistan » (Grèce)

Des cons

Les gens ne partent pas mourir en mer. Ils savent ce qu’ils risquent et partent quand même avec cet espoir qui existe tout de même. Comme ce père de 7 enfants, de 1 mois à 9 ans, tous engloutis par la mer avec leur mère un soir de mauvais temps. Je n’aime pas les gossips comme tendance médiatique, mais l’histoire d’une famille reste gravée dans une conscience, qui s’active en conséquence. Tandis que les nombres demeurent toujours à une distance certaine des sentiments, quoi que l’on fasse.

Ce sont des rapports quotidiens de volontaires de l’Alarmphone qui s’épuisent à la tâche contre tout un système qui envoie volontairement les gens sur des barbelés et des vagues mafieuses.

Des négociations avec la Turquie pour construire des murs, encore. Des murs mouvants et maritimes, des murs qui n’empêcheront rien. Plus de gens mourront, mais à petit feu, on n’en saura rien.

Et puis qu’est la mort, quand on lutte pendant 5 ans pour faire vivre sa famille sans avoir le droit de travailler, sans qu’aucun système d’accueil durable ne soit construit car les « invités » doivent être amenés à rentrer « chez eux ». Mais les tout-petits Syriens aujourd’hui en Turquie ne connaîtront pas ce pays dont ils entendront parler comme de leur pays d’ « origine », peut-être toute leur vie, peut-être jusqu’au retour, retour qui aura peu de sens pour eux et qu’on forcera sûrement.

On utilise le concept du pays d’origine pour justifier leur non inclusion dans la société et le rejet.

Comme ces camps de réfugiés que l’on croit éternels, éternels dans leur caractère temporaire, et qui expulsent un jour, dans le cadre de politiques de « retour », des gens dans leur pays où ils deviennent à nouveau des étrangers et doivent tout reconstruire.

Des propos européens

Les négociations entre l’Union européenne et la Turquie, j’y étais. Un représentant des relations publiques de la Commission européenne disant que c’est moins cher de régler la question en Turquie pour l’Union européenne, que de la régler dans ses propres murs. Il suffirait peut-être qu’ils tombent, ces murs. Mais non : autant faire que les gens soient bien en Turquie et ne veuillent pas partir. En Turquie c’est plus facile, la question n’est qu’économique, tandis qu’en Europe, c’est politique.

Mais dis, comment tu les achètes, toi, les droits des gens, seule condition pour qu’ils vivent mieux ?

Il y en a eu d’autres, des propos égoïstes et hypocrites.

Par exemple : Mais s’ils vivent bien en Europe, ils ne voudront pas rentrer chez eux. C’est explicite : laissons les gens malheureux, sans droits, pour qu’ils aient suffisamment envie de rentrer chez eux. Perçons l’abcès : les droits de l’homme, ça ne marche que pour ses propres citoyens. Ces droits de l’homme tant vantés, demeurent en réalité des droits nationaux qui ne s’appliquent que pour les nationaux, dans les faits comme dans la tête des gens qui en bénéficient.

Une table ronde avec tous les représentants des ambassades des pays européens et les activistes. A la fin de la plaidoirie des ONG, le porte-parole de l’Union européenne prend la parole : Désolé, mais ce n’est vraiment pas en considérant les droits de l’homme que l’on peut régler la question des réfugiés.

Explicite, encore.

L’humanitaire contre le politique

Des activistes grecs avec lesquels aucun contact n’est possible pour mener des actions, car la situation les dépasse ils n’ont pas le temps, ils en ont assez des interviews.

Des associations et des initiatives à Izmir qui poussent comme des champignons pour distribuer des soins et des habits, du charbon et des cahiers.

Des grosses ONG internationales avec de l’argent et croyant savoir ce qu’il se passe, qui agissent en réduisant à néant les efforts des initiatives locales et piétinant leur analyse sur le long terme, petites entités qui se battent pour survivre dans un contexte de non-droit et qui appellent au secours depuis des années, pas pour elles mais pour les réfugiés.

Ces grands ONG qui complotent avec l’ennemi pour être plus fort, parce que l’humanitaire et les vies « à nue » comptent plus que les significations de ces vies et de ce que les personnes inclues dans ces corps « sauvés » veulent en faire. Ennemis, l’Etat turc, l’Union européenne, qui nourrissent par leurs politiques la souffrance de ceux qui, par hypocrisie, on dit quand même vouloir sauver.

Il existe à Izmir deux ou trois associations politisées qui le crèvent, cet abcès qui contient les raisons véritables de la crise actuelle. Mais qui sont englouties à leur tour dans un travail monstrueux qui appelle d’autres priorités plus visibles, mais non politiques. « Humanitaire ». Mais que signifie donner un cahier et un stylo quand les enfants ne comprennent pas un mot de ce que la maîtresse raconte ? Un sac de charbon quand un travail pourrait assurer du chauffage pour tout l’hiver ? Que signifient des opérations de secours en mer par des gardes-côtes que les naufragés ont cherché à tout prix à éviter, car ce sont les mêmes qui interceptent les voyageurs ?

Les activistes sont fatigués. Ils continuent à documenter et dénoncer parce que personne ne prend le relais même après l’épuisement moral d’une telle tâche, et que même en prenant le relais, on ne bâtira pas à nous seuls un système efficace de protection. Il ne faut pas abandonner et continuer à espérer qu’on sera plus nombreux.

 

Des vies coûtent plus cher que d’autres. Des bombardés à Paris en une nuit, on en tire des actions immédiates. Mais les Européens ne voient pas qu’ils tuent à la frontière, en n’agissant pas contre leurs politiques qui envoient les gens au naufrage.

Ou bien, l’explication est : cette tuerie est volontaire. Cette tuerie serait donc volontaire

 

La Turquie a fermé ses frontières avec la Syrie, les gens meurent en masse sous les armes et n’ont plus de sortie possible. Et on ne sait pas, on ferme les yeux. On loue, encore, la Turquie pour sa politique d’accueil alors que plus personne n’est bienvenu.

 

Dans les rues de Basmane, mardi soir. Trois Camerounais commandent un kebab.

« Tu viens d’où ? Me demandent-ils.

Je suis Française.

– … Ah… Tu sais, on ne les aime plus, les Français. Pourquoi vous faites tout ça ?

– … »

 

C’est cette même haine que nous attirons qui appuie sur la gâchette.

Témoignage pictural d'une victime de commando grec. Les assaillants parlaient anglais avec un accent grec, les gens ont survécu grâce aux bouées noires vendues partout dans les rues de Basmane. Les gardes-côtes regardaient, au loin, les gens dans l'eau, pendant 3 heures.

Témoignage pictural d’une victime de commando grec. Les assaillants parlaient anglais avec un accent grec, les gens ont survécu grâce aux bouées noires vendues partout dans les rues de Basmane. Les gardes-côtes regardaient, au loin, les gens dans l’eau, pendant 3 heures.

Dernière image, celle d’un rêve, la nuit dernière, celle d’une Europe en guerre qui m’a conduite à cette brève. De files de bateaux de personnes blanches arrivant sur les côtes libyennes, fuyant une guerre intestine et oui, sur le territoire européen. La suite n’est pas belle, l’accueil qui nous est fait est celui que l’on devrait attendre après ce que l’on est en train de causer.

L’histoire devra-t-elle ainsi se renverser pour que nous comprenions ce que nous cautionnons aujourd’hui ?