En Belgique, dans le Limbourg l’une des plus grandes régions fruiticultrices d’Europe, environ 45 000 travailleur-ses saisonniers s’affairent chaque année pour le ramassage des fruits rouges, courgettes, tomates ou pour l’intense cueillette des pommes et des poires.

L’agriculture belge a emboité le pas de son voisin la Hollande en s’intensifiant et se spécialisant fortement ces quinze dernières années. La spécialisation dans certaines productions, la poire et la pomme, s’effectue grâce à « l’importation » de milliers de travailleurs venus des pays de l’Est majoritairement.

Une partie importante de ces migrants saisonniers ont été des petits paysans « jetés sur les routes de l’immigration par les politiques agricoles internationales productivistes et libre-échangistes » qui ont pour seul objectif la rentabilité de l’agriculture industrielle. Le saisonnier migrant est ici comme ailleurs, la dernière variable d’ajustement dans la guerre économique que se livrent les producteurs de fruits et légumes.

Le patronat et l’Etat belges se sont accordés pour réduire au maximum le coût du travail en fabriquant un statut d’ouvrier agricole idéal « à la pointe en Europe » statut que certains agriculteurs n’hésitent pas à qualifier « d’avant gardiste de la flexibilité ».

Cette flexibilisation du droit du travail a permis de légitimer, d’une part des pratiques de travail autrefois considérées comme indignes, banalisant cyniquement l’institutionnalisation de la grande précarité au travail. Et a permis, d’autres part, de justifier l’ absence quasi totale sur le terrain de la défense des travailleurs de la terre, des associations et syndicats belges, au nom d’un faible taux d’infraction à la législation du travail.

La Belgique influencée par les Pays Bas : précurseurs de l’agriculture productiviste en Europe.

La Belgique a connu une diminution structurelle du nombre d’exploitations agricoles traditionnelles, avec en corollaire une importante concentration des terres : de 1980 à 2010 le pays a perdu 63% de ses exploitations et la superficie moyenne par exploitation a plus que doublé.

La spécialisation régionale est toujours plus poussée divisant ainsi l’agriculture belge en plusieurs pôles de productions intensifs : la grande majorité des cultures intensives sont concentrées en Flandres, au Nord, autour d’Anvers pour l’horticulture maraichère sous serre, et à l’Est dans le Limbourg pour l’arboriculture fruitière. La part des vergers, de la culture de la fraise, de la floriculture et des cultures sous verre dans la superficie totale diminue régulièrement en Wallonie.

L’agriculture wallonne se caractérise par des productions de grandes cultures (céréales, plantes industrielles), des cultures fourragères et par des productions animales (essentiellement bovines) liées au sol.

La présence de travailleurs saisonniers étrangers est donc beaucoup plus élevée dans la production intensive flamande qu’en Wallonie où il est estimé que 3 000 à 4 000 des 45 000 travailleur-ses sont employé-e-s. La majorité de ces travailleur-ses, 23 000 selon Cédric Vallet, viennent d’Europe de l’Est dont 15 000 de Pologne.

Une flexibilité maximale pour les saisonniers : « un système unique en Europe ».

La volonté de protéger le secteur de la production horticole et d’assurer des prix les plus bas possibles aux consommateurs, priment sur toutes autres considérations : sous la puissante influence du Boerenbond, la plus importante organisation professionnelle flamande pour l’agriculture, le statut saisonnier s’est perfectionné. Ce statut est l’archétype de l’utilitarisme migratoire : il permet de disposer légalement de travailleurs aussi précaires que pourraient l’être des « sans-papiers », presque aucune garantie ne leur est offerte.

Pourquoi recourir à la main d’œuvre étrangère?

« Le seul belge qui a travaillé ces dix dernières années a tenu 15 jours », ou « à moins que les fraises poussent à 1 mètre du sol, vous ne trouverez pas de belge dans le ramassage », sont des réponses récurrentes d’employeurs belges lorsqu’on les questionne sur la quasi absence de nationaux dans leurs exploitations. Et pour cause, les conditions de rémunération, de travail, de santé et de sécurité des saisonniers sont peu reluisantes.

Dans le secteur horticole belge, il est possible de travailler jusqu’à onze heures par jour et 50 heures par semaine sans être payé en heure supplémentaire dans la limite de 65 jours par an et de 100 jours pour les chicons et les champignons.

Le salaire minimum est de 8,70 euros net de l’heure, mais selon les témoignages recueillis le minimum n’est pas la norme. En effet les salaires connaissent une grande variabilité puisqu’au travail payé à l’heure s’ajoute souvent une exigence de rentabilité. Une pratique courante consiste à déclarer un minimum d’heures travaillées et de payer les heures supplémentaires en espèce, faisant souvent un salaire moyen inférieur au minimum légal. La limite des 65 jours est aussi souvent dépassée et payée de la main à la main ou parfois pas payée du tout faisant un salaire moyen inférieur au minimum légal.

Le déshabillage de la sécurité sociale

De 1996 à 2002 les charges sociales ont significativement baissées.

En 2006 une régulation sur les cultures fruitières a introduit un régime spécial, diminuant drastiquement le poids des charges sociales sur le salaire, ce qui représente une baisse du coup du travail pour l’employeur. Le travailleur ne cotise pas à l’Office National de Sécurité Sociale, l’employeur paye un prix fixe par travailleur 7,13 euros par jour et par personne. Le travailleur est exclusivement couvert pendant les heures de travail et bien sur il n’y pas de cotisation retraite.

Les intermédiaires

La faiblesse des charges sociales explique que le recours aux entreprises de travailleurs détachés soit peu courant en Belgique. En effet un des avantages du recours à ce type d’agence est que les charges payés sont celles du pays de l’agence qui envoie. Cependant il existe un système, très utilisé par le seul -et donc principal – syndicat wallon pour l’horticulture, de listes de contacts.

Chaque travailleur paye une agence (entre 100 et 150 euros) dans son pays pour être mis sur cette liste mise à disposition des employeurs belges. Une partie des travailleurs rencontrés dans les champs de fraises de Wépion passent par ce type d’agence en Pologne. Un autre système informel consiste pour des intermédiaires à faire le lien entre employeurs salariés. Ces intermédiaires se chargent de recruter puis d’organiser le déplacement et le logement des salariés. Il est difficile de trouver des informations sur la contrepartie offerte pour ce genre de service mais une chose est sûre ils sont des acteurs importants.

Un contrat renouvelé au jour le jour

La déclaration journalière dans la base de données Dimona a été introduite en 2006 remplaçant le contrat écrit qui ne devient plus une obligation. Dimona est un système de déclaration électronique journalier rempli par l’employeur avant la prise d’activité du salarié. Le « contrat » puisque journalier, est donc renouvelé au jour le jour selon les besoins. La confiance et l’engagement qui se tissent entre l’employeur et le salarié deviennent les seules garanties d’une réembauche dont dispose le travailleur.

La question du logement

L’employeur n’est pas non plus légalement tenu de loger ses travailleurs-ses. S’il décide de le faire il doit respecter certaines normes sanitaires, strictes en Flandres et plus relatives en Wallonie où seules des « conditions descentes » sont exigées dont l’appréciation est laissée à l’inspection des lois sociales.

La réalité est cependant souvent loin de ressembler à la page du ministère du logement flamand concernant les normes pour les travailleurs saisonniers [1] : selon les employeurs le coût des mises aux normes est souvent faramineux. Mais comme en témoignent certains « il est préférable de loger les saisonniers, ils sont ainsi plus efficaces n’ayant pas à se soucier de leur logement, c’est un gain d’argent et en plus on les a sous la main ».

Les saisonniers sont logés moyennant quelques centaines d’euros, le plus fréquemment collectivement dans une dépendance de la ferme, ou dans une caravane qu’il n’est pas rare d’apercevoir aux abords des champs.

Même régime lowcast pour les chômeurs

Si la majorité des travailleur-ses sont sous le statut de saisonniers, une partie a aussi un statut particulier, tout aussi avantageux pour l’employeur. Il s’agit des travailleurs ALE (agence locale pour l’emploi). Ils sont les chômeurs belges -ou ayant une carte de résidence belge- de longue durée ou agés de plus de 46 ans aptes à travailler dans l’égrenage et la cueillette. Ils sont payés en plus de leur indemnisation chômage 4,10 euros net de l’heure et ont droit à 150 heures maximum par mois.

Le 3D job : dangereux, dégoutant, et dégradant du bureau international du travail (BIT)

L’incertitude, liée à l’absence de contrat et les barrières de la langue, rendent le travailleur souvent plus docile et extrêmement dépendant de son employeur. A cela s’ajoute l’impossibilité d’avoir une quelconque visibilité puisque les heures sont flexibles et changeantes à tout moment, en fonction de l’état de la récolte, de la maturité du fruit, de la demande ou de la météo. Selon les informations et instructions pour les ouvriers saisonniers distribués avec la carte cueillette, le travailleur est un « aidant » en cas de surcroit de travail et « lorsque les conditions le permettent (les conditions météorologiques notamment). » Le caractère temporaire est souligné à plusieurs reprises, ainsi il est bien précisé que « le formulaire occasionnel remplace les contrats journaliers ». Le travailleur saisonnier est considéré en Belgique comme un travailleur de seconde classe, pour une activité considérée comme ne pouvant être régulière et juste comme un complément de revenus. Dès lors il n’y pas de prise en compte de la pénibilité du travail sur du court ou long termes, ni dans le salaire ni dans le traitement des travailleurs.

Le travailleur rapporte bien plus à l’État qu’il ne lui coûte. A titre d’exemple le travailleur n’est couvert que pendant le travail, or l’exposition à des produits toxiques n’a souvent que des effets en différé, ce qui « empêche toute visibilité du caractère professionnel de la pathologie à venir, et donc de la responsabilité pénale de l’employeur, voire de l’administration ». [2]

Enfin difficile de glaner des informations sur les conditions de logement des travailleurs rencontrés, pour ceux rencontrés la promiscuité est de mise et aucun d’eux nous a permis de rentrer dans les corps de ferme mis à disposition pendant la saison. Le recours régulier à des intermédiaires sur place pour régler les questions de logement et de transport sont des facteurs importants de vulnérabilité, particulièrement pour les femmes.

En Belgique, la très faible présence de syndicats ou d’associations de défense du droit du travail en milieu rural ou investi sur le sujet, entrave la possibilité de mesurer l’étendu de l’exploitation des ces travailleurs-ses. Les abus peuvent avoir lieu, loin de yeux de la majorité de la population et de quiconque à même de pouvoir aider les travailleur-ses à faire valoir leurs droits.

Un faible taux (apparent) d’infractions.

Selon de nombreux acteurs du contrôle des lois sociales (associatifs, syndicats et exploitants) le travail au noir a baissé significativement depuis 2009. Les chiffres de l’inspection du travail montrent que les infractions constatés à la législation du travail, ont baissé significativement compte tenu des changement législatifs : baisse du coût du travail, expansion de l’UE et facilitations à l’embauche des non communautaires, déclaration électronique des travailleurs, augmentation des contrôle du travail et des sanctions.

Dans les faits et selon une étude de Dominique Boels sur le travail informel, les pratiques légales et illégales se mélangent. La non déclaration des travailleurs sur le fichier Dimona ou le dépassement de la limite des 65 jours sont des infractions courantes, une partie du salaire est alors payée en espèce à des taux bien inférieurs, faisant un total à l’heure bien en dessous du minimum légal. Les fiches de paye sont par exemple gonflées par rapport à ce qui est réellement perçu.

Les témoignages récoltés et la sensibilité du sujet agissant comme facteur de censure ne sauraient être représentatifs des pratiques courantes et rendent impossible une vision juste de la situation des travailleur-ses.

Cependant plusieurs cas de traites d’être humains ont été jugés ces dernières années en Belgique.

Les infractions que l’on ne saurait voir.

Bien que la loi ait diminué le coût du travail, des contournements sont fréquents selon beaucoup de témoignages. Des cas d’exploitation, de non paiement d’heures, de prostitution et de traite existent, l’absence d’acteur associatif ou syndical sur le terrain ne permet malheureusement pas d’avoir une visibilité sur la réalité de ce travail au gris et des abus qui en découlent.

La grande majorité des cas d’infractions sont réglés entre l’inspection du travail et l’exploitant. En effet lorsqu’une infraction est constatée par l’exploitant, elle est dans la plupart des cas réglée entre inspecteur et exploitant. Si bien il y a une corrélation entre l’augmentation des contrôles et la chute des infractions, il faut noter que la fréquence des contrôles est moindre hors saison, époque où se concentreraient les abus.

Ces taux n’illustrent donc pas l’étendu du phénomène mais suffisent à beaucoup pour considérer qu’il n’y a pas de réel problème dans l’agriculture belge. Ils se contentent de considérer que « la paye est de toutes façons nettement mieux que dans leur pays ».

Nombreux sont les acteurs qui vont même jusqu’à légitimer la précarité du statut de travailleur saisonnier : seul moyen de permettre à l’agriculture de survivre et d’être compétitive face à la concurrence féroce venant de Hollande et des pays du Sud.

Un secteur totalement occulté, conséquences pernicieuses d’une souplesse du droit du travail

Selon Kristien Colman, inspectrice des lois sociales du Limbourg, la souplesse offerte par le droit du travail, la lourdeur des amendes à la clé et l’impossibilité de se soustraire à un contrôle dissuaderait efficacement les exploitants de toutes illégalités. Elle rajoute également que la peur du travailleur mécontent et d’un turn-over trop important sont également des arguments en faveur du respect de la légalité. Ce constat a permis de justifier la très faible présence des inspecteurs et des policiers sur le terrain, l’aspect dissuasif ayant soit disant fait ses preuves.

Le secteur a été au fur et à mesure délaissé par les cellules de la police de traite d’êtres humains. Et selon son responsable, Wim Bontinck trop peu de cas sont signalés pour y consacrer du temps.

Le désintérêt porté à la problématique des travailleurs saisonniers concerne aussi les syndicats considérant que la plupart du secteur est formel. S’agissant en grande majorité de travailleurs étrangers il semblerait que les syndicats ne se mobilisent pas comme ils le feraient pour des travailleurs plus ancrés dans le territoire.

Il en est de même du côté des associations de défense des Droits humains rarement sur le terrain. Plusieurs associations spécialisées dans la lutte contre la traite des être humains dénombrent quelques cas, mais ces cas ne sont que ceux détectés par la police. La plupart des associations de soutien aux travailleurs immigrés et ou sans papiers ne sont pas présentes en milieu rural par manque de moyens ou n’y voient pas une « priorité ».

Le déshabillement de la sécurité sociale et la possibilité pour l’employeur de n’être lié par aucun contrat à ses travailleurs, a été en grande mesure permis par la cinquième puissance financière belge : lobby de l’agro-industriel du Boerenbond (BB).

Une importante force en faveur de la réduction à néant des normes protectrices des travailleurs

Le Boerenbond est un empire, souvent qualifié, par les rares petits paysans non adhérents à ce mouvement, comme la « cosa nostra » Belge, « la pieuvre ou la machine de guerre ». Né de l’alliance de propriétaires terriens, d’agriculteurs et d’ecclésiastiques à la fin du 17 ième, il bénéficie aujourd’hui d’assises importantes dans la toute la société belge : de l’Eglise, aux organisations sociales – son mouvement socioculturel regroupe 250.000 membres -, en passant par les syndicats, et l’establishment flamand. Le paysage syndical flamand est monolithiquement dominé par le BB. Ceci explique qu’il jouisse d’un quasi-monopole de la représentation agricole flamande dans les conseils consultatifs nationaux, régionaux et européens. Il a un pied dans des activités en amont et en aval du secteur agricole […] le Ministère de l’agriculture et les Ministres de l’Agriculture sont en cheville étroite et permanente avec le BB [3]. Il maitrise tous les maillons de la chaîne agro-alimentaire en Wallonie et en Flandres et à l’étranger et est également l’«actionnaire» de la première banque belge.

Dans les années 1970 le Boerendbond est à l’origine du système des pieks loden permettant aux femmes au foyer de travailler 25 jours par an. Selon Andrea Réa « plusieurs mesures sont prises afin de rendre cette main d’œuvre d’appoint attractive. Aucun minimum barémique n’est fixé pour cette main d’œuvre occasionnelle, l’Organisation Nationale de la Sécurité Sociale (ONSS) exempte ce type d’emploi de cotisations de travail »[4]. Ce système permet la mise à disposition d’une main d’œuvre importante qui est remplacée dans les années 80 par l’afflux important de demandeurs d’asile Sikhs, persécutés en Inde suite à l’assassinat de Gandhi.

En 1993, le Boerenbond rend possible de délivrer une carte de travail provisoire aux demandeurs d’asile en cours de procédure. Ensuite la carte cueillette est créée, donnant le droit au travailleur de travailler sous le statut de travailleur saisonnier et cette carte s’adapte à la prolongation de la saison permettant de travailler 65 jours par an.

Ce cadre permettait une relative sécurité puisque le contrat était bilingue avec « un comité d’encadrement avec présence des syndicats » et un contrat de travail d’une durée maximale de cinq mois et une obligation d’engagement effectif d’au moins trois mois. Aujourd’hui ce contrat n’existe plus comme nous l’avons vu.

La production intensive de nos fruits et légumes reste un des secteurs de la PAC les moins réglementés pour assurer une absence entrave à la sacro-sainte « liberté d’entreprendre » et maintenir les salaires toujours plus bas. « Le cynisme des politiques migratoires fait décidément bon ménage avec l’opportunisme des producteurs et la précarisation des travailleurs de la terre. »[5]

[1] http://www.vlaanderen.be/nl/bouwen-wonen-en-energie/wonen/kwaliteitsnormen-voor-de-huisvesting-van-seizoenarbeiders

[2] http://www.gisti.org/spip.php?article1286

[3] http://archives.lesoir.be/le-boerenbond-veille-sur-la-terre-flamande-dossier-un-p_t-19990618-Z0GXDU.html

[4]

[5] http://www.gisti.org/spip.php?article1286