Cadences intenables, logements insalubres, salaires bas voire inexistant, violences physiques… sont quelque unes parmi les nombreuses atteintes aux droits humains vécues par des centaines de milliers de travailleurs migrants dans l’agriculture.

La destruction généralisée de la paysannerie participe à la création et au maintien d’une main d’œuvre appauvrie. Beaucoup d’anciens paysans se trouvent dans l’obligation de migrer, temporairement ou non, afin d’être embauchés dans les champs d’Europe de l’Ouest ou d’Amérique du Nord. Le modèle agricole industriel qui y est promu s’en nourrit donc doublement ; en imposant une hégémonie sur les productions agricoles et en utilisant les migrants comme variable d’ajustement pour faire baisser les prix de production. Un système soutenu politiquement et institutionnellement et qui s’autoalimente au prix de la misère.

Depuis près de 10 ans, les volontaires du programme «Agriculture paysanne et travailleurs saisonniers migrants » ont mis en lumière le prix humain du système agricole au service de l’agro-industrie.

Vers les chemins de la migration.

Julia s’est rendue en Pologne durant l’hiver 2010-2011, là-bas elle a visité des villages, parlé avec leurs habitants. A propos d’Holowianki elle a écrit un article dans lequel le manteau de neige sur la campagne semble faire écho à la situation figée de la vie sociale[1]. A Holowianki il n’y a plus de travail, des routes en mauvais état, plus de salle communale où se réunir et de nombreux foyers d’où les jeunes ont émigré…

Les coopératives d’achat de l’ère communiste n’existent plus, elles sont remplacées par des entreprises privées. Beaucoup de petits exploitants se trouvent coincés entre la concurrence sur les prix des marchés mondiaux et la bureaucratie polonaise, rigide et souvent inadaptée aux contraintes agricoles. Pour les paysans d’Holowianki les aides de la PAC constituent un revenu de survie, ce qui leur est régulièrement reproché, ils devraient investir plus, produire plus, mais avec toujours moins garanties concernant les prix de vente.

Une situation similaire a été observée en Roumanie par Sylvie[2]. Dans les campagnes du Nord-Est, la crise qui touche les paysans depuis deux décennies force un grand nombre à louer leurs terres à de gros exploitants étrangers. Ceux qui subsistent ne parviennent plus à maintenir des prix de vente plus bas que ceux des supermarchés et perdent donc leur clientèle.

Les paysans roumains et les polonais vont alors ramasser dans les pays de l’Ouest les produits de leurs concurrents directs. Concurrents qui peuvent maintenir des prix plus bas que n’importe quel fermier roumain en sous-payant la main d’œuvre saisonnière. Les saisonniers migrants ont conscience de travailler pour le bien de ceux qui les conduisent à la faillite, ils savent bien que leurs droits de travailleurs ne sont pas respectés et leurs salaires dérisoires, mais les revenus gagnés pendant les saisons en Espagne ou en France sont devenus vitaux. Année après année le cortège continue, les villages se vident pendant quelques mois et de plus en plus de paysans doivent laisser leurs terres.

Des travailleurs sous pression : un des rouages d’un système bien huilé.

L’intérêt d’écraser la paysannerie, l’Etat d’Israël semble très bien l’avoir saisi. Les terres cultivées ou les pâturages des Palestiniens sont progressivement confisqués, légalement ou non, de façon directe ou détournée. Cela permet, d’une part, de détruire les pratiques et traditions paysannes, qui forgent une grande partie de la culture palestinienne et constituait la source de revenu principale d’une majorité de foyers. D’autre part la population palestinienne rendue captive est une opportunité d’écoulement pour les produits israéliens. Ouessale, qui a effectué une mission entre 2013 et 2014 décrit avec beaucoup de détails ces processus[3], à la fois idéologiques, stratégiques et économiques, qui mènent à l’appauvrissement, voire à l’asservissement de populations entières. Les anciens paysans palestiniens vont donc vendre coûte que coûte leur force de travail dans les colonies israéliennes. Comme l’agriculture industrielle développée dans les colonies a un fort besoin en main d’œuvre, et que beaucoup de patrons ne veulent pas embaucher de Palestiniens, des travailleurs étrangers, notamment Thaïlandais sont littéralement importés[4]. Les permis de travail sont accordés aux employeurs ce qui rend les travailleurs captifs ; si ils n’ont plus de contrat avec l’entreprise leur séjour devient illégal. Le fait d’avoir deux populations différentes, suffisamment appauvries et précaires pour accepter des conditions de travail proche de l’esclavage, permet de les mettre en concurrence et de les garder dans une position de soumission. Les abus sont donc possibles en toute tranquillité…

Sélectionner pour mieux dominer.

Le fait de faire de rendre disponible une main d’œuvre plus importante que le nombre d’emploi et d’y corréler des politiques migratoires très strictes, trouve une de ses expression les plus violentes en Israël, mais cet Etat n’en a pas l’apanage. Les volontaires ont rapporté les mêmes schémas en Europe Occidentale, comme en France et en Espagne. Et, si ce système bien rodé de pressions ne suffit pas, une sélection des travailleurs peut offrir une garantie supplémentaire. Comme à Huelva où, comme le raconte Sylvie, les employeurs embauchent presque exclusivement des femmes pour la récolte des fraises[5]. Si les clichés genrés vont bon train pour justifier cela (elles sont plus douces, plus délicates avec les fruits), il s’agit surtout de s’assurer un retour au pays dès la saison finie des nombreuses mères de familles. Les femmes ne peuvent en effet pas amener leurs enfants et seront en théorie moins à même de chercher un séjour définitif. Une autre méthode, encore plus insidieuse, peut-être moins consciente de la part des employeurs, consiste en une ethnicisation des travailleurs qui se voient confiés des tâches correspondant à de supposés déterminismes culturels. Ainsi en Italie, dans le Piémont, Marie a observé un fort recours à des travailleurs Indiens dans les élevages de vaches laitières, tandis que les Chinois travaillent à la mine ou dans les rizières[6]. Les chefs d’exploitations se disent que, comme les vaches sont sacrées en Inde, les Indiens s’en occuperont mieux que d’autres. L’assignation à des tâches en fonction d’une appartenance ethnique (réelle ou supposée) plutôt qu’en fonction de compétences concrètes, rend encore plus minces les possibilités pour les migrants de sortir du système de domination. Leurs aptitudes et inaptitudes professionnelles ne sont pas prises en compte et leur histoire personnelle résumée à une appartenance à un groupe, souvent fantasmé. C’est une manière comme une autre de nier l’individualité, la capacité d’expression et donc, d’une certaine façon, de revendication : « tu es Indien, tu t’occupes des vaches, point. ». Marie a pu rencontrer un de ces hommes, Signh, et durant l’entretien, une intervention inopinée de son patron a confirmé cet état de fait. Le patron de Signh ne l’appelle pas Signh mais « Carlos » car c’est plus facile à prononcer, parle de lui à la troisième personne et comme étant « son indien ».

Sighn est payé 1300, est embauché à l’année et dispose d’un logement où il vit avec sa famille. Cela n’a pas toujours été le cas, il a connu des temps bien plus durs, mais a échappé au pire, contrairement à Dario.

Dario est Roumain, Zoé l’a rencontré en 2014, dans le Sud du Portugal[7]. Victime d’un réseau de traite des êtres humains il pensait partir travailler dans les oliveraies pour un salaire de 30 euros par jour, mais s’est retrouvé à devoir rembourser des dettes pour un logement dans une maison en ruine, de la nourriture et de l’eau rationnés…. « L’entreprise » de prestation de service qui l’a recruté lui a facturé le moindre service à des taux totalement fantaisistes par rapport à leur valeur réelle, Dario est parvenu à s’échapper mais beaucoup restent pris au piège des dettes qui s’accumulent et des menaces qui planent. Les trafics de ce type sont nombreux dans l’agriculture européenne, les contrôles sont difficiles à mener et les migrants isolés, spatialement mais aussi socialement.

Résistances : paysans et saisonniers acteurs de leurs territoires.

L’existence de telles atteintes aux droits humains et les atteintes systématiques aux droits du travail sont inhérentes au système agro-industriel. Les saisonniers migrants le sont à cause de la destruction de la paysannerie, des économies et société locales. Destruction provoquées par l’agro-industrie qui peut alors bénéficier de cette main d’œuvre peut chère, déracinée et corvéable. C’est contre cette destruction, pour défendre un droit au revenu pour tous, paysans et ouvriers agricoles, que le programme « agriculture paysanne et travailleurs migrants saisonniers a été monté » par des organisations membres de La Via Campesina.

Les volontaires ont pu rencontrer de nombreux acteurs de luttes locales. Qui pratiquent des formes de résistance diverses. A Rosarno ce sont les travailleurs migrants eux-mêmes qui se réunissent tous les dimanches avec des militants calabrais pour l’assemblée Africalbria[8]. Là ils discutent des problèmes immédiats, des solutions possibles, organisent des actions (comme une grève de trois semaines en 2010) et surtout posent les jalons d’une lutte plus globale contre l’exploitation. A leurs côté EquoSud réunis paysans, saisonniers migrants et militants pour défendre un droit aux revenus pour tous. Ils implantent des circuits courts pour la vente des agrumes et s’organisent en réseau national.

En Pologne Ewa et Peter font vivre la ferme biologique Ziarno et mettent en place une Université Populaire une fois par an. Ils cherchent à donner une alternative concrète au chômage, à la pauvreté et à l’absence de vie culturelle qui frappent leur village[9].

Les exemples sont nombreux et les articles écrits par les volontaires s’en font l’écho. Le programme « Agriculture et travailleurs saisonniers migrants » cherche à faire des ponts entre ces résistances locales, afin de constituer un réseau international de solidarité et de lutte. Et si les politiques Européennes ne semblent pas être sur la voie du changement, de nombreux paysans et saisonniers proposent déjà des alternatives.

[1] « Le futur incertain de la campagne polonaise. » http://www.agricultures-migrations.org/le-futur-incertain-de-la-campagne-polonaise/

[2] « Exploités mais résignés, rencontres de paysans et de travailleurs saisonniers moldaves », http://www.agricultures-migrations.org/exploites-mais-resignes-rencontres-de-paysans-et-travailleurs-saisonniers-moldaves/

[3] « En Palestine il n’y a pas que les figues qui sont de barbarie », http://www.agricultures-migrations.org/en-palestine-il-ny-a-pas-que-les-figues-qui-sont-de-barbarie/

[4] « Trafic de Thaïlandais au service de la colonisation israélienne », http://www.agricultures-migrations.org/trafic-de-thailandais-au-service-de-la-colonisation-israelienne/

[5] « Un autre maillon dans la chaîne de l’industrie agro-alimentaire en Europe », http://www.agricultures-migrations.org/un-autre-maillon-dans-la-chaine-de-lindustrie-agro-alimentaire-en-europe/

[6] « Une nouvelle population dans la campagne piémontaise », http://www.agricultures-migrations.org/une-nouvelle-population-dans-la-campagne-piemontaise/

[7] « Nous sommes au XXIème siècle, nous disons que nous sommes européens, mais certains d’entre nous sont des esclaves », http://www.agricultures-migrations.org/nous-sommes-au-xxieme-siecle-nous-disons-que-nous-sommes-europeens-mais-certains-dentre-nous-sont-des-esclaves/

[8] « Un dimanche à Rosarno », http://www.agricultures-migrations.org/un-dimanche-a-rosarno/

[9] « Ziarno : une façon différente de penser la campagne », http://www.agricultures-migrations.org/ziarno-une-facon-differente-de-penser-la-campagne/