C’étaient les 7, 8 et 9 mai derniers à Tunis puis dans un hôtel à Bizerte. Une quarantaine de personnes venues de Tunisie, d’Algérie, de France et d’ailleurs étaient réunies pour le premier Forum Méditerranéen Contre le Gaz de Schiste et le Fracking.

 

Depuis la terrasse de l’hôtel, l’eau est calme et vaste, mais pourtant il semble qu’une guerre est en cours.

Holy Field Holy War

Le premier jour du forum, nous regardons un film : Holy Field Holy War, de Lech Kowalski. On est plongé dans la Pologne rurale qui assiste – et participe, pour quelques-uns – à l’arrivée des fermes usines, la prolifération des engrais, l’odeur pestilentielle des épandages… puis viennent des camions d’un autre genre, des camions qui font vibrer le sol jusqu’à fissurer les murs des maisons. Puis les forages… C’est Chevron qui s’installe. Lors d’une réunion publique dans un village de la région installé au-dessus de réserves de gaz de schiste, le représentant de l’entreprise américaine ne se départit pas de son sourire, la main sur la télécommande qui active le passage aux diapositives suivantes, censées rassurer la population, leur expliquer (en anglais) que oui, Chevron met tout en œuvre pour protéger l’environnement, à chaque étape de la procédure. Le powerpoint est plein d’images de nature sauvage et de ciel bleu, on entendrait presque des oiseaux chanter.

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C’est ce genre d’image qui parsèment le powerpoint. Celle-ci est extraite du site internet de Chevron

Sauf que le camion vibreur est passé trop près des maisons, plus près que ce qui est inscrit dans la réglementation. Alors les habitants s’indignent. Comment faire confiance ? Le représentant de Chevron aimerait passer à la diapositive suivante, pour que tout se passe comme il l’a planifié. Mais les habitants ne sont plus attentifs. Ils savent qu’ils sont en train de se faire avoir. Ils s’indignent. Ils se rebellent.

Lech Kowalski est là dans la salle où nous regardons le film, pour en discuter, ainsi que la productrice. Quelqu’un dit qu’il aurait aimé un rythme plus rapide, qui fasse mieux « passer le message ». D’autres répondent qu’ils ont aimé le film tel qu’il est, cette immersion presque contemplative dans la vie des agriculteurs polonais, qui met en parallèle l’agriculture intensive et l’industrie du gaz de schiste, deux versants de l’extractivisme.

 

Le gaz de schiste – la vision des stratèges

Sabria Barka, de l’association Eco-conscience, nous dévoile les angoisses des autorités. La consommation d’énergie a beaucoup augmenté en Tunisie, ce qui met le pays dans une situation délicate de déficit énergétique. Avec ses ressources, la Tunisie ne satisfait que la moitié de sa consommation en gaz, le reste provient d’Algérie. Elle produit du pétrole de bonne qualité (on dit qu’il est « sweet » car il est relativement pur) qu’elle exporte, et à la place elle importe du pétrole sale, plein d’impuretés, en plus grandes quantités. Ce déséquilibre s’aggrave au fil du temps. Le gouvernement mise alors sur la diversification des sources d’énergie : les énergies renouvelables, notamment solaires, et les énergies « non conventionnelles », c’est-à-dire le gaz de schiste.

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En arrière-plan, Sabria Barka, de l’association Eco-conscience

Cela tombe « bien » : les entreprises multinationales regardent la Tunisie avec beaucoup d’intérêt. L’essor du gaz de schiste s’essoufle aux Etats-Unis et les compagnies de forage cherchent à explorer (et exploiter) d’autres territoires. En Europe, les entreprises des hydrocarbures se sont cassé les dents sur le gaz de schiste, face à l’hostilité des populations et à des réglementations un peu trop rigides. Plus au Sud, les lois sont plus « caoutchouteuses »… Et ainsi le secteur prétrogazier est le premier secteur d’investissement étranger en Tunisie.

Hocine Malti, ancien responsable de la Sonatrach, fermement opposé au gaz de schiste, prend la parole. Les autorités Algériennes, malgré (à cause de ?) leurs grandes réserves de pétrole et de gaz, se font elles-aussi du souci. La demande intérieure croît et il devient difficile d’honorer les contrats à l’étranger, sur lesquels est basée l’économie nationale. Heureusement, l’Algérie peut compter sur « l’aide » des Etats-Unis et de l’Union Européenne. Thomas Murphy, « expert indépendant », financé par un groupement de 300 entreprises actives dans l’exploitation du gaz de schiste, est venu de Pennsylvanie prodiguer des conseils aux cadres algériens de la Sonatrach sur la manière de faire accepter le gaz de schiste à la population. Le gouvernement américain a également tenu à dire aux Algériens qu’il pourrait mettre à leur disposition l’expertise et l’appui technologique américains. De même, l’Union Européenne s’est montrée intéressée pour acheter le gaz de schiste algérien et l’entreprise française Total a déjà commencé à forer du gaz « non conventionnel » sur le sol saharien.

Par contre, le ministre algérien de l’énergie a mis en garde la population contre la « main de l’étranger » : ces opposants manipulés par des pressions extérieures pour nuire au pays en s’opposant à l’exploitation du gaz de schiste national.[1] Mais les habitants d’In Salah n’ont pas été sensibles à la cause patriotique, eux qui ne voient pas la couleur des bénéfices de l’exploitation des hydrocarbures. Ils se sont organisés en groupes de citoyens dans les villages de la région, malgré la difficulté liée à la distance qui sépare les villages, et au peu de moyens de communication. Ils ont résisté malgré la répression du régime de Bouteflika.

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Manifestation dans la région d’In Salah

Des stratèges toujours carnassiers

Ce n’est pas la première fois que la population du Sahara algérien sert de cobaye aux grandes puissances. Dans les années 60, déjà, l’armée française était allée y faire ses essais nucléaires. Dix-sept explosions aériennes et souterraines dont, à l’époque, on n’a presque rien su, dont on ne saura pas tout, mais qui ont laissé des traces dans les mémoires, dans les roches, dans l’eau des sources, et dans les cellules cancéreuses.

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L’opération Gerboise rouge du 27 décembre 1960 à Reggane en Algérie française: un essai nucléaire atmosphérique

Toi, mon ogre
Bois le pétrole
Bois l’huile fossile
Bois le gaz
Mange l’uranium
les os de mes ancêtres
Et pars
rôte
pète
vomis
sur ta figure
Le front de ta face
n’aura pas même
l’envol
des vautours
[en funérailles]

Hawad (extrait de Houles des horizons, traduit de la tamajaght)

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Une toile de Hawad [2]

Est-ce que la mémoire nous joue des tours ?

 

Sur le champ de bataille

Le gaz de schiste n’est pas aussi facile d’accès que le gaz « conventionnel » : il est emprisonné à grande profondeur (2-3 km) dans une roche mère compacte et imperméable. Pour l’en extraire, il faut fissurer la roche avec la technique de fracturation hydraulique (ou fracking), qui consiste à injecter sous haute pression de l’eau à laquelle on ajoute du sable et des produits chimiques (qui composent moins de 1% du liquide de fracturation selon les exploitants).

explication

La « recette » des produits chimiques est tenue secrète par les industriels. Il est extrêmement compliqué d’avoir accès à la liste des additifs chimiques, qui, selon eux, ne sont pas dangereux car on les trouve dans des produits d’usage courant comme des « couches bébés » [3]. Mais aux Etats-Unis, par exemple, on trouve nombre de composés toxiques voire cancérigènes dans les additifs utilisés dans le fluide de fracturation, qui servent par exemple de biocides (pour limiter la prolifération de bactéries dans le gaz) ou de lubrifiants.[4] A la fin de l’opération, une grande partie du liquide reste sous terre. L’autre remonte à la surface et on ne sait pas comment la traiter. Il y a des risques d’infiltration et de pollution des nappes d’eau souterraines.

Contrairement au gaz dit « conventionnel », pour lequel la durée d’exploitation d’un puits est de l’ordre de plusieurs dizaines d’années (40 à 50 ans), celle d’un forage de gaz de schiste est bien plus courte, un ou deux ans, après quoi le rendement chute. Ensuite, il faut forer quelques centaines de mètres ou quelques kilomètres plus loin. Cela donne un paysage « mité » : un paysage de puits fantômes et de voies d’accès désertées. [5]

paysage minéUn paysage mité par l’exploitation du gaz de schiste

 

Des territoires minés

Dans la salle de l’hôtel de Bizerte où nous sommes rassemblés, les témoignages se succèdent sur les expériences de fracturation hydraulique sur le sol tunisien :

gaz de schiste carte

Sami Aoun, comme tous les habitants de la région de Tataouine, vit entouré de compagnies pétrolières. C’est en 2008 qu’a eu lieu la première opération de fracturation hydraulique dans la région. D’autres expériences ont suivi. Des camions viennent puiser l’eau des sources naturelles où les nomades venaient s’abreuver. Ces camions appartiennent à la société sfaxienne Ecoservices, sous-traitant de l’industrie pétrolière. Personne ne comptabilise les quantités d’eau prélevées. En outre, la plupart des forages de la région se trouvent à l’intérieur de la zone militaire, inaccessible sans autorisation.

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Sami Aoun montre la carte des forages dans la région de Tataouine

Messaoud et Belgacem, deux ouvriers des forages d’El Faouar sont venus parler de leur mouvement de grève. El Faouar est situé dans le Sud-Ouest de la Tunisie, à quelques kilomètres du site d’El Franig, là où l’entrepris Perenco s’est vantée d’avoir réalisé avec succès une opération de fracturation hydraulique. Ils nous alertent d’une augmentation flagrante des cancers dans la région, et de la salinité de l’eau, toujours plus importante, ce qui nuit à la culture des palmiers dattiers.

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Messaoud, de la région d’El Faouar

A Kairouan, suite aux activités de l’entreprise Dualex, 625 maisons ont été fissurées, nous dit Radhouène Fatnassi, de la section locale du FTDES. Dualex a proposé des dédommagements ridicules. Certains témoignent d’une recrudescence des maladies dans la région et d’oliviers de plus en plus mal-en-point. En 2013, des mouvements de la société civile ont mené des actions pour sensibiliser la population aux dangers du gaz de schiste. Malheureusement, ils n’ont pas pu compter sur l’appui de l’UGTT, le syndicat hégémonique national. D’ailleurs le secrétaire national de l’organisation, Anouar Ben Gaddour, a appelé à l’exploitation du gaz de schiste du sud tunisien en juin dernier. [6]

Anouar, Anouar, dans quel camp es-tu ? Tu souhaites le développement de ton pays, et pour cela tu souhaites aussi qu’il lui soit plus facile de contracter des emprunts auprès des institutions internationales. Tu acceptes une sorte de chantage. Mais quel genre de développement est-ce que ça produit, ces emprunts, ce chantage, ou bien l’exploitation de ces réserves de gaz, bien cachées, bien tranquilles dans leur roche mère ? Dans chaque processus de destruction créatrice, on espère le salut, on imagine la prospérité, et ce qui est devenu obsolète doit mourir en silence. On parle toujours de création d’emploi, mais on oublie d’énumérer les emplois détruits. On croit que l’or va couler à flot mais ce sont les sources d’eau qui se tarissent. Anouar, Anouar, soit tu es un idiot, soit tu es un traître.

 

La culture du secret (défense)

Ou peut-être que toi, Anouar, comme beaucoup d’autres, tu es tout simplement mal informé. Parce que sur l’exploration et l’exploitation du gaz de schiste en Tunisie, sur l’activité des multinationales, sur les quantités d’eau, de pétrole et de gaz qu’elles prélèvent dans le sol, il est très difficile d’accéder à l’information. De plus, la société civile n’est pas toujours armée en « expertise » pour bien comprendre ce qui se trame et s’opposer aux discours techniques-langues de bois des grands défenseurs d’un gaz de schiste à leurs dires miraculeux.

Dans le projet de loi relatif au droit d’accès à l’information qui devrait être prochainement adopté, les contrats publics ne sont même pas soumis au droit à l’information, ce qui limite grandement la possibilité de débattre des questions publiques de manière réellement démocratique. [7]

La récente polémique autour de la campagne « Winou el Petrole ? » (« Où est le pétrole ? ») lancée sur internet a pour objet l’opacité qui plombe le sécteur pétro-gazier en Tunisie. Même si beaucoup de ceux qui s’y impliquent ont les yeux qui brillent à l’idée que le sous-sol tunisien regorge de richesses cachées (et ne remettent pas en cause, a priori, l’impératif d’extraction de ces richesses), cette campagne montre que les Tunisiens réclament plus de transparence dans le secteur.

 

L’accaparement de l’eau

La vue depuis l’hôtel de Bizerte : une étendue bleue, que le soleil surplombe ; au loin les navires (et une pensée pour les cadavres qui parsèment les fonds méditerranéens, dont les itinéraires avaient peut-être commencé dans un de ces territoires minés par les multinationales extractives) ; la plage, qui s’érode… Un rappel du changement climatique en cours, qui lèche la plage, grignote le sable, doucement, année après année. Le gaz de schiste a un rôle à jouer dans cette histoire, extrait du sol pour gonfler l’atmosphère.

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Depuis la terrasse de l’hôtel de Bizerte, on voit l’érosion de la côte

Mais le plus grave pour les Tunisiens dans la fracturation hydraulique, c’est la voracité en eau de la technique, dans des régions déjà arides. Alors que le changement climatique amplifie cette tendance à la sécheresse, et que le niveau d’eau des nappes souterraines diminue, les compagnies gazières viennent y puiser les énormes quantités d’eau nécessaires à chaque opération de forage sans même payer pour cela. En outre, elles risquent fortement de polluer les réserves d’eau restantes. Appeler à l’exploitation du gaz de schiste dans le Sud tunisien, c’est accepter que l’eau ne soit plus disponible pour les besoins des populations, des agriculteurs et des bergers de ces régions ; c’est nier un droit essentiel de tout être humain ; c’est un acte criminel.

 


[1] http://www.algerieinfos-saoudi.com/2015/03/l-exploitation-du-gaz-de-schiste-en-algerie-et-la-main-de-l-etranger.html

[2] http://www.editions-amara.info/

[3] http://www.algerie-focus.com/blog/2014/06/video-pour-minimiser-le-danger-du-gaz-de-schiste-sellal-parle-de-couches-bebe/

Alors il faudrait sans doute enquêter sur les produits chimiques présents dans les couches…

[4] http://abonnes.lemonde.fr/planete/article/2011/04/19/des-produits-cancerigenes-utilises-pour-l-extraction-de-gaz-de-schiste-aux-etats-unis_1509800_3244.html

[5] voir

[6] http://www.investir-en-tunisie.net/index.php?option=com_content&view=article&id=27234

[7] http://openmena.net/fr/la-necessite-de-la-publication-des-contracts-publics

Voir la page facebook du Forum Méditerranéen Contre le Gaz de Schiste et le Fracking (FMCGSF) : https://www.facebook.com/fmcgsf?fref=ts