Avec les températures caniculaires qui ont gagné la Tunisie ces derniers jours, rien de tel qu’un petit bain pour se rafraîchir ! Malheureusement, je n’avais pas vu l’été arriver et plutôt que de boire des cocktails dans la piscine d’un hôtel à Hammamet, c’est dans le bassin minier que je suis allé tremper mes baskets.

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Redeyef

Sur Wikipedia en anglais, Redeyef c’est avant tout un terminus, celui de la ligne de train qui relie la ville minière à sa voisine, Metlaoui. Il faut dire qu’on arrive pas ici par hasard. Depuis Tunis, il m’a fallut douze heures en train puis en louage. Wikipedia n’a pas tout-à-fait tord. C’est bien un terminus, enfin c’était, puisque les trains n’arrivent plus jusque-là; plus depuis qu’un mouvement de grève occupe les voies de chemin de fer.

 

Mais Redeyef c’est aussi un point de départ, un terre de lutte(s) depuis bien longtemps. En mars 1937, déjà les habitants du bassin minier se révoltaient contre l’oppression coloniale. La philosophe Simone Weil s’indignait —à la suite de la révolte de Redeyef— du mépris du gouvernement du Front Populaire pour la lutte des travailleurs des colonies :

« Il y a huit mois que le Front populaire est au pouvoir, mais on n’a pas encore eu le temps de penser à eux. Quand des métallos de Billancourt sont en difficulté, Léon Blum reçoit une délégation ; il se dérange pour aller à l’Exposition parler aux gars du bâtiment ; quand il lui semble que les fonctionnaires grognent, il leur adresse un beau discours par radio tout exprès pour eux. Mais les millions de prolétaires des colonies, nous tous, nous les avions oubliés. […] Il n’y a rien de spectaculaire dans le drame de ces gens-là. Du moins jusqu’au dernier incident. Des fusillades, des massacres, voilà qui parle à l’imagination ; cela fait sensation, cela fait du bruit. Mais les larmes versées en silence, les désespoirs muets, les révoltes refoulées, la résignation, l’épuisement, la mort lente – qui donc songerait à se préoccuper de pareilles choses ?[1] »

Ils en on fait du bruit les prolétaires tunisiens, particulièrement ceux de Redeyef, et du bassin minier en général. Soixante-dix ans plus tard, en 2008. La révolte du bassin minier annonce la révolution à venir[2]. Plusieurs mois de manifestations durement réprimées par le Pouvoir. C’est toute la ville qui se mobilise (étudiants, lycéens, travailleurs, syndicalistes, mères de famille…) une fois encore pour résister.

ACAB

La police joue alors pleinement son rôle de représentante armée d’un pouvoir autoritaire à bout de souffle. Elle frappe, gaze, tire sans ménagement. Depuis, les tags évocateurs fleurissent sur les murs : « ACAB » (All Cops Are Bastards), « Nique la police »…  Une journaliste du Monde, de passage par ici en mars 2011 constatait :

« Il n’y avait pas d’ordinateur chez les flics de Redeyef. Aujourd’hui, il n’y a même plus de policiers. Dans les bureaux abandonnés, où la fumée a noirci les mosaïques, flotte encore une odeur âcre. Au-dessus du comptoir, quelqu’un a écrit : « Vous êtes partis, sales chiens[3]. » »

 

Quatre ans plus tard, je pose les pieds ici. Rien n’a changé. Il n’y a toujours pas de flics à Redeyef. Les commissariats incendiés à l’époque sont encore en travaux, et pendant ce temps, les rares voitures de police qui passent par là étonnent. On n’est plus habitué à les voir.

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A une vingtaine de kilomètres de là, par contre, ils sont bien présents. La petite oasis de Tamerza — site touristique bien connu pour ses cascades, ses palmiers et son image de carte postale — s’embrase à son tour, pour la première fois de son histoire. La raison ? C’est un peu obscure. Les explications divergent, et les discussions qui se multiplient autour des tasses de café ne font que rajouter à la confusion. Mais tout serait né de l’altercation entre des habitants du village et des policiers, abus de pouvoir pour les uns, manifestations téléguidées par les salafistes pour d’autres… Ma compréhension de ce qui se passe ici, autant que celle de la langue arabe ne permettent pas de trancher.

 

Fracture

Mais peut importe. Cet événement est avant tout le symptôme d’une fracture sociale et territoriale. Ici, il n’y a rien à l’horizon à part les montagnes brûlées par le soleil.

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A Redeyef, les services publics sont les grands absents. Outre la police, l’eau n’arrive plus non plus. La moitié de la ville, située sur une colline n’a plus accès à l’eau courante. La pompe qui propulsait le précieux liquide là-haut est en panne. Personne n’est venu la réparer. L’éclairage public a quelque chose de tragicomique. Une lampe allumée au début de la rue, une autre à la fin. Entre les deux, c’est la nuit noire…

 

Pourtant, ce petit bout de Tunisie fournit l’une des plus importantes sources de revenu du pays : le phosphate.  A Redeyef, on lave le phosphate dans une immense laverie. Sauf que cette laverie est à l’arrêt total depuis des semaines. Une grève bloque l’accès des trains à l’usine. Les grévistes se sont installés dans des tentes sur les rails.

Phosphate qui attend d'être lavé

Stock de phosphate non traité

 

Des millions de dollars qui s’entassent, formant des montagnes de cette poussière noire qui attend d’être lavée. La Compagnie Phosphate Gafsa (CPG), chargée de l’exploitation du phosphate emploi quelques milliers d’ouvriers, plutôt bien traités semble-t-il.

 مغسلة الفسفاط (Laverie de phosphate)

Entrée de la laverie de phosphate

 

Mais cela ne suffit pas. Les jeunes (et moins jeunes) diplômés qui attendent là, depuis longtemps de trouver enfin un travail ne bénéficient guère de cette manne. Alors ils se débrouillent. Certains se lancent dans la contrebande avec l’Algérie tout proche. D’autres ouvrent des cafés ou des restaurants, quand d’autres encore mettent un peu d’argent de côté en attendant le prochain « voyage » vers l’Europe…

Et puis il y a ceux qui ont un peu plus d’ambition pour ce territoire. Je rencontre cet homme d’une trentaine d’années, diplômé en design de la mode. Il travaillait à Sfax, avait une situation plutôt tranquille… Mais il ne voulait pas laisser sa ville dans cet état. Alors il est revenu, avec sa femme pour lancer une affaire. Il a racheté une usine de confection textile (installée là par un riche investisseur qui a quitté les lieux peu de temps après l’ouverture de l’usine, empochant au passage les subventions destinées au développement économique de la région) pour y faire travailler près de 600 ouvrières. Il voulait en faire une coopérative, que chacune des travailleuse soit propriétaire d’une part de l’entreprise. Il avait trouvé des clients, signé des contrats… Mais depuis 2013 (date de création officielle de l’entreprise) rien ne bouge. Les autorisations administratives n’arrivent pas. L’eau non plus. Il a demandé le raccordement mais n’a jamais eu de réponse… Alors il attend, un peu déprimé. Il erre dans son usine vide.  Il a dû barricader toutes les machines derrières des murs de parpaings pour éviter qu’elles ne soient volées comme l’ont été quasiment tous les câbles électriques.

En attendant, il prévoit une opération de nettoyage avec quelques « camarades », pour tenter de lutter contre la poussière noire du phosphate qui se répand partout. Entrepreneur Don Quichotte, il gagnera peut-être son combat contre la poussière, mais concernant celui contre le système, j’avoue être moins optimiste…
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Abandon

 

L’abandon, voilà ce que m’évoquent Redeyef et ses habitants. Le supermarché (le premier a avoir été ouvert en Tunisie) est fermé depuis la révolution. Personne n’a voulu le reprendre depuis qu’il a été dévalisé pendant les manifestations.

L’abandon aussi de ces jeunes qui ne trouvent de soutien nulle part. Ils ont le sentiment que les associations qui sont venues ici, discuter avec eux, en leur promettant de faire quelque chose les ont abandonnés ; qu’elles ont utiliser leur situation pour se faire bien voir à Tunis ou ailleurs, mais finalement rien ne change pour eux.

L’abandon de l’Etat. Il n’est pas tellement plus présent. Il tente d’acheter un peu de paix sociale en soudoyant quelques leaders politiques ou syndicaux locaux, mais n’investit visiblement plus rien ici. L’abandon semble son seul projet pour ce territoire.

 

Alors où va Redeyef ? Est-ce le terminus ? Pas si sûr. Redeyef, terre de révolte est prête à s’enflammer à nouveau. Tous me l’ont dit. A la prochaine manifestation, il y retourneront. Ils lutteront encore.

Parce que la Révolution qu’ils largement ont contribué à lancer, ils n’en voient pas vraiment les effets mais en ont largement payé le prix.

Pour l’instant, ils boivent leur café, en attendant le prochain soulèvement, au son de la sirène de la CPG, qui appelle les ouvriers à revenir de leur pause. En vain.

 

 


[1] Simone Weil, Le sang coule en Tunisie, mars 1937. Disponible en ligne

[2] Pour plus d’infos, quelques clics sur un moteur de recherche devrait vous en apprendre beaucoup. Pour vous mâcher le travail, voici quelques liens : sur France24 (pour les médias mainstream), sur un blog d’anthropologue pour plus de rigueur scientifique…

[3] http://www.lemonde.fr/week-end/article/2011/03/04/retour-a-redeyef-creuset-de-la-revolution-tunisienne_1488163_1477893.html