Souvent, le dimanche à Berlin, il fait beau. Même lorsqu’en hiver, le vent de l’est mordille les oreilles, généralement, le ciel est bleu. Si vous ne vous êtes pas perdus dans les nuits sans fin de la capitale allemande, suivez mon conseil et allez donc vous balader le long de la Bernauer Straße. Tous les Allemands connaissent cette rue. En 1961, lorsque la frontière séparant l’Est de l’Ouest devint physique, les bâtiments de la rue se trouvaient à l’Est et le trottoir qui les longeait, à l’Ouest. Les fenêtres furent murées et les images des familles se jetant du 3ème étage pour fuir sont devenues célèbres. Finalement, on rasa les bâtiments, dont une église, pour construire deux murs, séparés par un No-Man‘s-Land. Aujourd’hui, quelques touristes se promènent dans ce qui est devenu le mémorial du Mur. On apprend que Chris Gueffroy aurait 46 ans aujourd’hui, mais il est mort à 20 ans, en fuyant. On marche sur des plaques en métal symbolisant les « boyaux » qui permirent à quelques-uns de fuir. En remontant la Bernauer Straße on sort du mémorial sans s’en rendre compte. Deux bandes de pavés défilent sous nos pieds, elles seules symbolisent ce que fut le Mur dans le reste de la ville. Les percussions et les rires finissent de détourner notre attention. Des punks, des jeunes et quelques chiens remplacent les touristes. Entre deux murs de briques rouges défoncés s’ouvre une étendue sur la gauche. C’est le Mauerpark, le parc du Mur, un parc à la berlinoise : la boue gelée craque sous les chaussures, il s’agit plutôt d’une friche. C’est l’un de ces grands espaces qui furent libérés par la chute du Mur en 1989. Tous les dimanches, quand il fait beau, le terrain vague prend des airs de festival. On y boit des bières pas chères et on y joue de la musique. Dans le Flohmarkt (marché aux puces) qui longe l’espace, on se bouscule pour trouver falafels et vélos volés. De l’autre côté, un amphithéâtre de pierres couvert de graffitis devient le décor d’un karaoké géant. Le ciel est large au-dessus des visages et au loin la Fernsehturm brille au soleil.

La Fernsehturm depuis la Bernauer Straße

La Fernsehturm depuis la Bernauer Straße

Alors c’est ça l’explication ? Berlin s’assoit sur son Histoire, lourde, sur la honte d’un mur qui en partant aurait laissé deux petites bandes de pavés et place à la joie de vivre ! L’hypothèse est séduisante. Plus concrètement, les tourments de l’Histoire, en plus de laisser ces vides béants, ont fait de Berlin une ville populaire, « pauvre » si on la compare à d’autres grandes villes allemandes telles que Hambourg, Munich ou Stuttgart. Avec 11% de chômage, Berlin est l’un des Länder dont le taux est le plus élevé. Au-delà du chiffre, c’est une vieille dame avec un cabas qui sillonne le Mauerpark et s’approche pour vous demander votre bouteille presque vide, celle-ci vaut 8 centimes si on la rapporte au supermarché. La vieille dame ne vient pas nécessairement d’une lointaine banlieue, il est fort possible qu’elle vive à quelques rues d’ici, dans l’un de ces Plattenbauten construits en RDA. Ici les fractures sociales sont largement moins spectaculaires qu’à Paris ou à Londres. Il est encore possible d’être pauvre dans le centre de Berlin, la ville n’est pas (encore ?) devenue un ghetto pour riches. C’est ce qui la rend si vivante. Ainsi, d’autres, moins pauvres, ont la chance de pouvoir y vivoter assez confortablement, avec cette insouciance qui a déserté le centre d’autres capitales européennes.

Le hic, mon hic, c’est que je suis venu grossir les rangs d’une armée gentrificatrice. Les jeunesses du monde entier viennent y dépenser l’argent de papa maman pour profiter de la douceur et de l’énergie d’une capitale populaire et branchée, « arm aber sexy ». D’autres, moins jeunes généralement, ont flairé un potentiel de retour sur investissement alléchant dans cette ville qui évolue à toute allure. Avez-vous remarqué les larges fenêtres des lofts récemment construits aux abords de la Bernauer Straße ? Le quartier de Prenzlauer Berg, où elle se trouve, fut l’un des premiers à se gentrifier. Ses Altbauten délabrés ont été les premiers à être occupés dans les années 90. Il suffisait souvent de forcer la porte pour s’y installer. Les bars, clubs, squats, ateliers, souvent les quatre à la fois, y pullulaient alors. Progressivement les façades ont été repeintes et les appartements assainis. Ces espaces se sont normalisés jusqu’à devenir des magasins de vêtements bio pour bébé, des cabinets d’architectes ou des galeries d’art. Parallèlement, les quartiers de Kreuzberg, Friedrichshain, et Neukölln ont pris le même chemin. Il paraitrait que le quartier à venir serait Wedding, un quartier encore populaire avec une importante communauté turque. Justement, j’y habite et comble du bonheur un supermarché bio vient de pousser en face de chez moi, remplaçant un supermarché turc. Praktisch..! Mea culpa ?

On peut néanmoins rester optimiste. Certes la ville est à la mode et les prix augmentent, mais dans une moindre mesure, surtout si l’on compare la situation aux boums qu’ont connus Paris, Londres ou New-York. La gentrification traine parfois même franchement les pieds. Ceci s’explique par le fait que Berlin n’est ni une capitale économique, ni une capitale financière, Munich, Frankfort, Stuttgart, Hambourg se partagent les titres. Capitale politique ? Oui, mais. Un certain nombre d’institutions continuent d’être représentées à Bonn et les Allemands restent réticents à l’idée de voir siéger toutes les institutions fédérales dans celle qui aurait pu devenir « Germania ». Capitale culturelle, très certainement, mais l’espoir réside dans le fait que cela ne suffira pas à vendre l’âme de la ville. L’augmentation restera limitée tant que les étudiants seront contraints de quitter Berlin pour devenir trader, ou de devenir barman pour pouvoir y rester.

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Enfin, le plus réjouissant c’est qu’une forte prise de conscience s’est opérée et l’évolution de la ville a pris une dimension très fortement politique, la résistance est là ! Par ce beau dimanche, nous aurions pu également nous balader sur le Tempelhofer Feld, ici aussi l’Histoire est encore fraîche. L’ancien aéroport, construit par les nazis, était celui du pont aérien qui eut lieu lors du Blocus de Berlin. Pendant une année il permit d’approvisionner la partie Ouest de la ville en charbon, nourriture, médicaments, essence. L’aéroport n’est plus en service et il est ouvert au public. Sous les roulettes des skateboards et des rollers s’effacent lentement les inscriptions qui guidaient les pilotes. On y fait voler des cerfs-volants et quand les longues soirées d’été reviendront on y sentira la fumée des barbecues. L’herbe sauvage s’étend à perte de vue, on est pourtant bien au centre de la ville. Un projet urbanistique a été proposé. Plutôt light : 4 700 logements, une grande bibliothèque, une école, des équipements sportifs et cela uniquement aux périphéries de l’espace, les pistes devaient être laissées intactes. Néanmoins, une initiative citoyenne, « 100% Tempelhofer Feld », s’est organisée pour barrer la route à ce projet largement soutenu par le maire social-démocrate Klaus Wowereit. Cette initiative a réuni les 185 000 signatures nécessaires pour la demande d’un référendum. Le 25 mai dernier, à l’occasion des élections européennes, 65% des Berlinois ont également pu dire NEIN au projet de réaménagement de Tempelhof. Les habitants ont compris que l’on cherche à grignoter leurs espaces de liberté en les privatisant progressivement. Le Mauerpark est également menacé par un projet immobilier, l’association « Freunde des Mauerparks » (les amis du parc du Mur) a déjà recolté 39 000 signatures contre celui-ci. D’autres espaces ont même été regagnés : en 2011 les Berlinois ont pu revenir sur la privatisation de l’approvisionnement en eau par référendum.

L’avidité et le petit intérêt ne font pas le poids contre la prise de conscience politique ! Faisons en sorte qu’à Berlin comme ailleurs se multiplient résistances, expériences et alternatives.