Le détachement de main d’œuvre fait partie des diverses formes d’embauche proposées aux agriculteurs depuis un certain temps et qui fait de plus en plus d’émules, cependant discrets. On a pu remarquer qu’il était apprécié notamment par les producteurs de gros volumes en culture spécialisée, mais aussi pour faire face à une urgence, en cas d’aléa climatique ou de souci d’organisation, les facilités et garanties qu’il propose attire de plus petits producteurs. Plus facile à mobiliser que les groupes familiaux expatriés du sud de l’Europe ou de l’Est, plus flexible et moins lourds à démarcher que les contrats saisonniers des marocains et tunisiens, les détachés des entreprises de travail temporaire et prestataires de services sont les nouveaux travailleurs d’une agriculture qui continue sa dynamique de concentration et de spécialisation, dont les revenus décroissent toujours, et qui a du mal à attirer les nouvelles générations. Quelques éclairages sur l’évolution des pratiques et la construction réglementaire du dispositif.

Du contrat saisonnier à la prestation de service internationale

Dans un numéro d’Etudes rurales publié en 2008 intitulé « Les migrants dans l’agriculture : vers une crise de la main d’œuvre ? » auquel contribuaient chercheurs et volontaires du programme Agricultures et Migrations porté par la Confédération paysanne, Alain Morice, chercheur au CNRS évoquait le « modèle français » de migration de travail dans l’agriculture, symbolisé par les saisonniers marocains et tunisiens, recrutés par le biais l’Office des migrations internationales. Il en résumait l’économie générale : l’essentiel des emplois saisonniers dans les vergers et les serres légumières était pourvu par des saisonniers dont le recrutement par contingents négociés entre Etat et employeurs, le plus souvent en production intensive, est relayé par des antennes de recrutement officielles installées dans les pays ayant conclus des accords de main d’œuvre, anciennement la Pologne, et encore aujourd’hui le Maroc et la Tunisie.

Malgré le développement de trafics de contrats saisonniers, vendus à prix d’or, et les fortes mobilisations de saisonniers dans les années 2005 qui voulaient en finir avec le statut d’asservissement et de privation de liberté du travailleur saisonnier, ces formes d’embauche ont perduré, y compris en Rhône-Alpes. Elles impliquent l’obligation pour le travailleur de maintenir sa résidence dans son pays d’origine, et de fait sont appréciées pour la relation d’étroite dépendance qu’elle crée entre le travailleur migrant et l’employeur, seul apte à renouveler le droit au séjour du travailleur.

Ainsi s’exprimait un employeur de la région :

«  Ce sont des gens fidèles et qui travaillent dur. Ils ne rechignent pas à la tâche car ils travaillent six mois pour tenir toute l’année. »

Aussi souvent, les travailleurs sont logés directement chez l’employeur, ce qui permet de les avoir « toujours sous la main. ».

Cependant, depuis les évènements revendicatifs des années 2005-2009 et la réforme du titre de séjour « saisonnier », désormais renouvelable sur trois ans, et sans obligation stricte de conserver le même employeur, ces contrats sont supplantés par le développent des entreprises de prestation de service et l’intérim internationales. Les chiffres parlent d’eux-mêmes au niveau national, et en Rhône-Alpes le phénomène est bien réel. Ainsi le nombre d’admis au séjour ressortissants de pays tiers, classés dans la catégorie « saisonnier ou temporaire » par la Statistique publique est passé de 7014 en 2008 à 1506 en 2012. En 2004, il était de 14 500. En miroir, le nombre de salariés détachés dans le secteur de l’agriculture est passé de 761 en 2004 à 7636 en 2011, auquel s’ajoute une partie des 32 725 travailleurs intérimaires, comptabilisés à part mais qui interviennent dans le secteur également. Ces chiffres doivent être doublés si l’on en croit la règle arithmétique appliquée par le Ministère du Travail pour comptabiliser les salariés détachés, largement sous-déclarés au regard de la banalisation des fraudes, ce qui nous ramène pratiquement à une substitution de l’un par l’autre.

Justifié par le concept de « circulation migratoire » en vogue dans la sphère européenne, les programmes de migrations économiques organisés sont encouragés, et même parfois subventionnés. Restreignant strictement le droit au séjour à la satisfaction des besoins économiques, ils sont conçus comme des outils permettant à tous les acteurs de tirer le meilleur parti des migrations. Comment cela se passe-t-il sur le terrain ?

Flexibilité + Baisse du coût du travail = Compétitivité

Etablies à l’étranger, les entreprises de prestations de service et de travail temporaire recrutent et détachent des travailleurs dans tous les secteurs, sur commande. Le fonctionnement est le même que pour une entreprise nationale, à la différence près que les travailleurs traversent les frontières intra-communautaires pour venir travailler là où le marché les capte, mais sans pouvoir circuler librement. Ces entreprises sont donc en capacité de fournir en quantité voulue, de façon très réactive et sur la base d’un coût global dont la somme est reversée directement par l’employeur à l’entreprise basée dans le pays d’origine.

Un employeur de la région s’exprimait ainsi :

« Les équatoriens c’est une entreprise d’intérim espagnole qui les envoie. Une entreprise très bien : quand on en a besoin on les prend, quand on en a plus besoin, c’est fini : ils repartent. Et s’il y’en a un qui ne va pas, autant vous dire qu’il repart tout de suite »

Jusque 2013, aucune loi n’obligeait les clients à vérifier les conditions d’hébergement ni même les conditions de rémunération des travailleurs détachés, entièrement à la responsabilité de l’entreprise prestataire. Les abus se sont largement répandus, et leurs témoignages ont été relayés par plusieurs médias. Le plus souvent, les employés sont logés, parfois directement sur le lieu de l’exploitation comme on a pu le constater dans une très grande exploitation du département de la Drôme. Les informations que l’on a pu échanger alors avec les jeunes recrutés à Bucarest pour travailler plusieurs mois au ramassage des fruits étaient concises : « On travaille 9 à 10 heures par jour. On a des pauses et des weekends. On est payé 8 ou 9 euros de l’heure, dans notre pays. » Ils se déplacent également au gré des saisons, sur divers exploitations, parfois appartenant au même employeur, ou sur d’autres lieux de travail. Ainsi pouvait-on les trouver il y a un an de ça dans les Landes pour les asperges, puis à Marseille pour les nectarines, et enfin à Grenoble pour le tabac. Le plus souvent recrutés pour une durée bien définie, notons néanmoins que la période limite fixée par les textes européens pour la durée du détachement est de deux ans. Ainsi, dans le Rhône, certains commencent à évoquer les possibilités de conclure un contrat de prestation « totale » avec des sociétés pour la conduite du vignoble de bout en bout. Souvent opéré dans des conditions parfaitement intensives pour les travailleurs, les abus concernant les durées maximales de travail autorisées, ou les durées minimale de repos, ainsi que le paiement des heures supplémentaires et autres sont monnaie courante. Récemment, un employeur constatait avoir payé bien deçà du niveau du SMIC et pensait que c’était légal. En effet, le différentiel de charges patronales, qui peut atteindre jusqu’à 30% entre un travailleur polonais détaché et un travail français résident peut déstabiliser jusqu’à en oublier les limites autorisées.

Malgré les débordements importants qui ont pu être constatés ces dernières années, atteignant parfois même l’intégrité des personnes, logées dans des conditions inacceptables, sous-payées, le dispositif a bénéficié d’une réglementation favorable à son expansion, qui explose véritablement au moment où la crise financière de 2008 éclate.

 

Quels droits pour les travailleurs détachés ?

 

Conçu pour répondre à un besoin de travailleurs spécialisés pour une tâche complexe, ou pour faire face à une surcharge de travail, le travailleur détaché s’est « démocratisé », toujours privé des droits que n’importe quel citoyen lambda serait en mesure de revendiquer sur le territoire où il établit son lieu de vie et son lieu de travail. Sans texte précis pour encadrer le droit applicable aux travailleurs détachés jusque 1996, il faudra se fier à la Jurisprudence de la Cour de Justice européenne pour savoir que la réglementation reconnaît aux Etats d’accueil la possibilité d’imposer des minimas salariaux légaux ou conventionnels aux entreprises qui détachent leurs travailleurs. Mais à une affaire en 1990, mettant en cause le sous-traitant d’un grand groupe industriel français, la Commission présente un texte pour préciser le droit, la Directive 96/71. Le texte établit un « noyau dur » de normes devant être respectées par les entreprises selon la législation du pays d’accueil pour garantir protection à minima des travailleurs. En France pour la rémunération, c’est le SMIC net et les minimas conventionnels qui doivent s’appliquer. Pour l’affiliation au régime de sécurité sociale, c’est le principe du pays d’envoi qui perdure, mais néanmoins, la directive accorde aux Etats la liberté d’imposer des conditions qui peuvent aller au-delà du « noyau dur », et ce pour « garantir l’ordre public ». Mais cette résolution sera de courte durée, puisqu’à partir de 2008 la Cour de Justice va trancher quasi systématiquement en faveur de la libre prestation dans un certain nombre de litiges, opposant parfois les Etats à la Commission européenne elle-même, rejetant procédures de contrôle, délais pour la délivrance d’attestation d’affiliation à la sécurité sociale, durée minimale d’emploi…indexation des salaires sur le coût de la vie, demandée par l’Allemagne, où les conventions collectives ne garantissent pas le salaire minimum. La notion d’ « ordre public » est remise en cause.

Malgré la multiplication des fraudes, au moyen de montages sociétaires complexes (entreprises « coquilles vides ») ou simplement facilité par les difficultés colossales rencontrée par les inspections du travail pour se coordonner efficacement au niveau européen, une législation plus contraignante à l’endroit des entreprises va longuement se faire attendre. En 2012 la Commission propose une  Directive d’exécution relative à l’application de la directive sur le travail détaché. Elle oppose deux camps : l’un mené par la France et la vieille Europe en faveur d’une plus grande liberté des Etats pour améliorer le contrôle des entreprises qui détachent leurs travailleurs et responsabiliser les clients de la prestation, et l’autre, mené par le Royaume-Uni, allié à de nombreux pays de l’Est, beaucoup plus inquiets de remettre en cause la libre prestation de service et donc moins regardant sur les cas pourtant avérés de violations des droits qui ont été engendrées (travail illégal, non déclaration des accidents, abus de vulnérabilité par des conditions de travail incompatibles avec la dignité humaine, esclavage moderne, trafic d’êtres humains). C’est finalement le vote de la Pologne qui a tranché. Mais les pays ayant voté contre sont exonérés de la responsabilité conjointe, et la Commission conserve un droit de regard sur les contrôles effectués par les Etats, à la lumière des buts poursuivis dans le cadre de la construction du marché intérieur.

La France a anticipé la Directive en votant une loi nationale « contre la concurrence sociale déloyale », qui oblige les prestataires à désigner un représentant sur le territoire national, contraint les clients à vérifier les conditions d’hébergement et de travail des salariés détachés et les rendant responsables « solidaires » pour le non-paiement des salaires minimums et conventionnels. Les syndicats obtiennent le droit d’intenter d’une action en justice sans l’accord du salarié détaché, mais sous réserve de son désaccord. Une avancée qui n’aura pas une grande incidence pour des syndicats qui demeurent largement confrontés aux difficultés de communiquer et mobiliser des salariés présents sur l’entreprise pour une courte durée, parlant rarement le français, gagnant parfois 3 à 4 fois plus que dans leur pays d’origine. C’est à peu près la même problématique qui se pose pour les inspections, pour qui les obstacles aux contrôles s’accumulent en plus des réductions d’effectifs, ce malgré les mesures mis en place pour tenter de fluidifier les procédures de coopération, et l’existence depuis 2011 d’une plateforme « euro-détachement », destinée à la formation et la mise en réseau d’inspecteurs du travail, avec un accent mis sur le secteur agricole et le bâtiment.

 

Quelles réponses contre les sirènes du libéralisme ? 

 

Le principe des charges versées dans le pays d’origine n’a pas non plus bougé d’un iota, ce que dénonçait la CGT au moment du vote de la loi. Tout comme le président du MEDEF qui appelle à faire baisser le coût du travail pour limiter l’attractivité  du détachement, la FNSEA et la Fédération nationale des producteurs de fruits en appelaient dans une communication au Ministre de l’agriculture en juillet dernier à la réduction des normes sociales en environnementales pour faire face à la concurrence européenne. Bien souvent ces modes de recrutements sont recherchés dans le pour satisfaire aux exigences de production intensifiée et spécialisée, en culture fruitière notamment, qui peut connaître des pics d’activité pour les travaux pénibles de ramassage des fruits, la multiplication des variétés et des lieux d’implantation des exploitations agricoles parfois même pouvant permettre un échelonnement des maturités sur quatre mois. Collant parfaitement aux besoins de main d’œuvre sur un marché extrêmement concurrentiel et sans soutien à la production, ces systèmes vont à rebours d’une agriculture diversifiée, respectueuse des droits des travailleurs, du partage de la terre et promouvant la souveraineté alimentaire en deçà de toute autre principe. Ils entretiennent un modèle de spécialisation et de concentration qui ruine les terres et brise le lien social, marchant tête baissé dans la logique de compétitivité. Le combat n’est donc pas achevé au niveau global pour reconnaître à l’agriculture une fonction alimentaire qui dépasserait tout autre critère de rentabilité.

Au niveau plus local, l’agriculture à défendre, c’est une agriculture qui crée de l’emploi, de façon stable et durable. Dans l’Hérault, suite à une opération de contrôle menée par le Comité départemental anti-fraude (CODAF) le 23 juillet dernier qui ciblait une entreprise de travail temporaire espagnole, un journal local mettait en miroir la baisse des offres de travaux saisonniers agricoles en proportion plus importante que la régression des activités agricoles, et le succès grandissant de ces nouvelles formes d’emploi. Il soulignait par ailleurs l’action concertée de la Direccte et du Pôle emploi avec la profession agricole, Chambre d’agriculture et Arefa, pour améliorer la réponse aux besoins en main d’œuvre sur le département, développer l’aide à la formation, ainsi que les groupements d’employeurs dans le but de faire évoluer l’emploi agricole vers des durées plus longues, et donc des emplois plus attractifs.  Un dispositif qui est à mettre en lumière avec l’action d’associations telles que AIDER sur le département de la Drôme, qui facilite la création de groupement d’employeurs, et qui pourrait inspirer d’autres actions concertées avec les pouvoirs publics dans lesquelles les organisations paysannes auraient toute leur place pour défendre une agriculture créatrice d’emploi.

Pour les travailleurs détachés aussi, le rêve est devenu celui de pouvoir s’installer dans un pays qu’ils ne connaissent qu’au travers de travaux forcenés, mais dans lequel ils perçoivent les perspectives possibles d’un avenir pour eux et leur famille.