J’ai rencontré Ramon* sur la route ce soir là. A une heure où le stop n’est plus conseillé, on s’est quand même arrêté.

Où vas-tu ?

– Chez moi à quelques kilomètres.

– Quelques kilomètres c’est long !

 

Ramon* travaille pour son patron depuis le début de la saison. Un ami français rencontré dans l’Est européen lui a trouvé une place dans une exploitation fruitière. Diplômé de plomberie, sa meilleure place auparavant était sur un chantier de 3 ans mené par un grand groupe industriel français à Chypres. Il ne coûtait pas bien cher à l’entreprise là-bas mais son salaire lui convenait, d’autant qu’il était logé et véhiculé. Ça compte. Le chantier terminé, de retour en Roumanie il se trouve un travail dans une petite société, rémunéré 300 euros par mois. Mais il veut trouver mieux pour soutenir sa famille avec qui il cohabite dans un petit appartement, son père à l’usine, et sa sœur serveuse dans une ville du sud-est de la Roumanie où il a grandi. Car là-bas « ça ne gagne rien »**.

Alors après avoir tenté sa chance en Italie sans succès, puis en Allemagne, où il regrette de ne pas avoir été accueilli comme il l’aurait souhaité, il a sauté sur l’occasion. Trois jours et trois nuits quand même, notre concitoyen a arpenté les routes de cinq pays pour arriver jusqu’en France : Roumanie, Bulgarie, République Serbe, Croatie, Italie… 400 euros le voyage, sans compter les frais administratifs. A son arrivée il prend un peu ses marques, hébergé chez son ami, puis rapidement vient le début de la saison avec la taille des abricotiers. Alors il se rend dans le charmant pays drômois. Mais à son arrivée, aucun hébergement n’a été prévu pour notre homme. C’est le plus souvent le cas pour le ramassage des abricots, où les tentes foisonnent dans tout le département pendant un bon mois minimum, mais là même à l’époque de la taille, il n’a ni véhicule ni caravane à disposition. Son employeur n’ayant mis aucun aménagement à disposition pour un hébergement en tente, il opte pour le camping du coin. Seulement, à 250 euros le mois, pour dormir sous une tente, le seul bénéfice de sanitaires ne pèse pas lourd et notre ami décide de mettre un terme à cette ponction d’un quart de son salaire, en s’installant aux abords de l’exploitation. En réalité pour le même prix, il aurait trouvé un petit appartement, mais sans adresse, pas de compte en banque, et sans compte en banque, pas de logement. On connaît la musique. D’autant que notre homme obtient l’accord de son patron qui n’y voit rien à redire, alors pourquoi le déranger outre mesure ? On s’inquiétera plus tard, pour l’instant « travail, travail, travail ».

Et puis les semaines sont passées, et voilà plusieurs mois que notre ami est toujours dans sa forêt. Pourtant son employeur lui a promis du travail toute l’année. Du mépris ? On a du mal à imaginer autre chose de la part d’un employeur qui ne pouvait pas ignorer ses conditions d’hébergement, tout comme de ses collègues de travail qui ne s’en sont jamais vraiment soucié… De la part des quelques dizaines de saisonniers aussi qui l’ont côtoyé pendant plusieurs semaines sans lui adresser la parole une seule fois. De l’incompréhension aussi sûrement.

Il a beaucoup marché dans les environs, des kilomètres, pour trouver une solution à son problème, sillonnant les bureaux d’aides sociales, et les mairies. A chaque fois le même résultat « ils refusent de parler anglais avec moi, et mon français n’est pas bon ». Alors on l’envoie au prochain bureau, et de bureau en bureau, notre homme se retrouve de plus en plus seul dans un désert d’exploitations arboricoles qui s’est étendu à perte de vue depuis des années. Il veut un toit, mais personne n’est capable de tendre l’oreille.

Le silence. La solitude, voilà ce qui rend le plus anxieux notre homme, le soir, une fois plongé dans sa forêt humide. Quand il arrive à la fin de ses journées de travail il ne traîne pas pour démarrer son feu. Il lui servira à cuisiner pendant plusieurs heures, mais aussi à s’éclairer puisqu’une bougie dure une demi-heure, et qu’aujourd’hui, ça coûte 3,50 euros. Une bouteille de gaz de camping, 4 euros pour 3 jours. Alors il pense. Il pense beaucoup. Aux moustiques qui infestent le camp, à sa douche froide du lendemain, et aux raisons qui le poussent à endurer tous ces sacrifices.

« Un roumain qui est venu ici m’a dit une fois : je ne dormirais jamais dans ces conditions pour travailler. Mais moi je préfère démarrer d’en bas, et grimper. Parce qu’il n’y a pas d’argent en Roumanie, et que sans argent, rien n’est possible ». «No money, ni honey ».

Il se demande pourquoi personne ne fait l’effort de lui parler. Il a parlé à deux personnes depuis trois mois. Même quand trente saisonniers envahissaient l’exploitation. Une seule personne lui a dit « tu ne devrais pas rester dans la forêt tout seul, ça n’est pas normal ».

Il veut louer un appartement, mais il se demande s’il doit partir si son patron n’accepte pas de lui fournir une adresse pour ouvrir un compte, ou lui faire un contrat permanent, car sans ça, difficile de convaincre une agence de location. Il a déjà essayé de lui en parler mais lui n’a pas réagi. Il n’arrive pas à comprendre pourquoi il le laisse comme ça alors qu’il lui a promis du travail toute l’année. Il souffle. « Tu connais le code pénal ? Je voudrais prendre un avocat pour avoir un logement. Je ne peux pas rester comme ça cet hiver. Et si je pars je ne reviendrais jamais en France. »

Puis il se reprend : « Sinon je reviendrai chaque année, année après année. Je ne sais pas … Je réfléchis trop tout seul ici. Ma tête va exploser… C’est confus. »

« A quoi bon gagner plus d’argent si c’est pour vivre comme ça ? Pourquoi me ferme-t-on toutes les portes ? »

Finalement en France, c’est l’endroit le plus dur qu’il ait connu pour travailler. « Après cinq mois ici, je pourrais écrire un livre. »

Qu’est-ce qui manque ? Quelqu’un avant tout. On s’est d’abord rendu dans une agence pour voir ce qu’ils proposaient, et ce qu’ils exigeaient comme démarches. Là les gens ne semblaient pas éprouver de grandes difficultés pour comprendre l’anglais, mais pour parler c’est un effort supplémentaire… J’explique la situation sans détail et tout le monde finit par se comprendre. Quelqu’un pour faire le lien bien sûr… car en définitive tout semble possible : une location sans CDI, pourquoi pas ? Avec un peu de bonne volonté, l’employeur pourra intervenir en sa faveur et rassurer l’agence. Mais sans personne, pas d’écoute possible.

Ramon est sidéré : « C’est la première fois qu’on m’écoute un peu », « Si tu n’avais pas été là, rien ne se serait passé comme ça. Comme d’habitude, ils m’auraient dit d’aller voir ailleurs ».

Puis j’ai dormi là-bas cette nuit. Un bon moyen pour s’imprégner. Un froid humide, des bâches pour couverture, et les moustiques, belle compagnie pour la nuit. Le matelas de Ramon est aussi fin qu’une mousse. Il a mal au dos, mais il ne sait pas s’il peut aller chez le docteur. Quand il pleut c’est encore pire, le camp s’inonde.

Quand les collègues de Ramon m’ont vu arriver avec lui le lendemain au petit matin, ça a été sourd. Quelques regards inquiets, beaucoup de stupeur. Plus tard dans la journée ce fut comme une sorte de rumeur qui d’un coup a mis tout le monde à genou. Le grain de sable a vite fait son chemin, et dans la foulée, collègues et employeur ont été pris d’une forte bouffée de chaleur humaine. Le jour même, tout le monde était à son écoute, et en quelques jours le coup était arrangé pour notre ami. Un appartement a été trouvé et Ramon peut maintenant se doucher à l’eau chaude et faire ces besoins dans des toilettes. Il dort au chaud et ne risquera plus l’inondation à la moindre pluie, ni même de trouver un sanglier dans son salon… Il ne sera plus obligé d’aller chercher de l’eau tous les matins au levé. Il va redevenir humain parmi les humains maintenant, même s’il reste du chemin pour apprendre la langue, et encore plus pour que son contrat devienne celui d’un permanent.

Une fois de plus c’est la double peine qui s’applique pour les travailleurs. A la précarité intrinsèque du travail saisonnier, et la dureté du travail agricole, s’ajoutent les difficultés pour communiquer et prendre connaissance de leurs droits pour les saisonniers migrants. Aussi, beaucoup de saisonniers français sont encore embauchés localement, et logent chez eux, tandis que d’autres encore s’accommodent de la saisonnalité en s’équipant de camions ou voitures aménagés. Des moyens qui sont rarement prévus par les saisonniers migrants.

Rappelons enfin que la loi prévoit que l’hébergement sous tente est possible pour des travailleurs recrutés pour une durée inférieure à un mois, ce qui nécessite une autorisation de l’inspection du travail et n’est possible que selon certaines conditions : installation de sanitaires sur le terrain ou à proximité, eau potable, lavabo, douche, toilettes, etc. Pour des raisons de propreté et de sécurité il doit aussi comprendre des poubelles, trousses de secours, extincteurs…

Notons par ailleurs que si l’hébergement saisonnier en agriculture peut parfois représenter un réel problème pour les employeurs, dont la complexité réside essentiellement dans la recherche de solutions communes, certains n’hésitent pas à se singulariser par leur manque d’humanité.

Suite au prochain numéro avec l’épineux problème de l’hébergement saisonnier vu du côté employeur…

 

 

* le prénom de Ramon a été changé pour lui garantir l’anonymat.

** traduit de l’anglais.