La population agricole du Portugal est essentiellement familiale (à 80%). Pourtant, la mise en place de la nouvelle Politique Agricole Commune au Portugal lui est particulièrement défavorable et la situation des paysans dans ce pays est alarmante. Le Portugal continue de réserver ses subventions agricoles au latifundio et à l’agrobusinness. Ce modèle destructeur est à l’image de la bataille que livre le grand capital à la petite paysannerie du monde.

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Depuis sa création en 1957, la Politique Agricole Commune (PAC) de l’Union Européenne a connu plusieurs réformes (1992, 1999, 2003, 2007, 2013), destinées à corriger ses contradictions, l’adapter aux nouvelles contraintes internes et externes et à l’acheminer petit à petit vers ce que la Commission Européenne qualifie de « modèle européen d’agriculture amélioré »: une agriculture compétitive sur les marchés internationaux et non dépendante des subventions, respectueuse de l’environnement, créatrice d’emploi, génératrice de développement rural, équitable et efficiente en terme de budget.

Les difficiles négociations destinées à définir la PAC 2014-2020 ont été révélatrices des contradictions inhérentes à l’Union Européenne (UE) et sa PAC. En effet, au fil des réformes, la difficulté de mettre en œuvre une politique agricole juste et efficiente, pour des agriculteurs toujours plus nombreux (élargissements successifs de l’UE, les derniers en 2007 et 2013) mais avec un budget global revu à la baisse, n’a fait qu’augmenté. Pour cette dernière réforme, le cadre financier pluriannuel de la PAC a été réduit de 14,4% en termes réels… Par ailleurs, le modèle d’une politique commune pour une union de 27 membres caractérisée par des disparités de développement économique et social criantes semble chaque fois plus irréaliste, contre-productif, néfaste; c’est vrai pour l’euro, c’est vrai pour la PAC.

Ainsi, après deux ans de rudes négociations et l’impossibilité de couper la poire en 27, la Commission, le Conseil et le Parlement européens ont fini par (ne pas) s’accorder sur une PAC « à la carte ». En effet de nombreuse mesures existent qui visent à favoriser le « verdissement » (respect de l’environnement, pratiques agro-écologiques), la convergence entre agriculteurs aux niveaux communautaire, national et régional et le développement rural. Mais celles qui permettraient un changement radical vers plus de justice sociale et environnementale sont essentiellement optionnelles. De grandes possibilités donc, mais face à la pression des lobbies, du marché international (et de son avocat, l’OMC), des grands groupes de l’agro-alimentaire et de la grande distribution, ou tout simplement par conviction, peu d’États Membres (EM) ont été capables de prendre les mesures nécessaires, et les politiques agricoles nationales sont décevantes voire parfois alarmantes vis-à-vis de la sauvegarde du monde paysan, l’environnement et de tout ce qui les lie.

La réalité « familiale » de l’agriculture portugaise ignorée…

Au Portugal, où 80% des agriculteurs pratiquent une « agriculture familiale », 5 mesures sont particulièrement alarmantes.

Le Ministère de l’Agriculture et de la Mer portugais (MAM) a choisi de ne pas appliquer la mesure des Paiements Redistributifs. Cette mesure consiste à majorer les aides directes sur les « premiers hectares » de toutes les exploitations affiliées au Régime de Paiement Unique[1]. La limite est fixée aux trente premiers hectares, ou à la dimension moyenne nationale des exploitations agricoles, soit 13 hectares pour le Portugal. Cette mesure vise donc une meilleure distribution des aides de la PAC en favorisant les petites et moyennes exploitations.

En revanche, le MAM a choisi d’appliquer la mesure de Discipline Financière à toutes les exploitations sans distinction de taille. Cette mesure consite à limiter la valeur de l’ensemble des droits paiements unique d’une exploitation à une limite fixée au niveau national. Le MAM a choisi de ne pas appliquer la clause de sauvegarde visant à protéger les petits agriculteurs en n’appliquant cette réduction des aides qu’aux agriculteurs ayant perçu plus de 5000 € en 2013.

Enfin, le mécanisme de modulation obligatoire a été supprimé par le MAM. Ce mécanisme visait dans la PAC précédente un meilleur équilibre entre deux grands types d’instruments politiques de la PAC: les aides au revenu des agriculteurs et les mécanismes de marché d’un côté et les programmes de développement rural de l’autre. Il s’agisssait d’effectuer un transfert des fonds du « premier pillier » (les aides directes destinées au soutien à l’agriculture) vers les fonds du « second pillier » (aides destinées à encourager le développement rural). Il se traduisait concrètement par une réduction de 10% des paiements directs mais seulement aux agriculteurs percevant plus de 5000€ d’aides.

Selon le syndicat paysan Confédération Nationale de l’Agriculture (Confederação Nacional da Agricultura – CNA), la non application des paiements redistributifs, l’application de la discipline financière sans clause de sauvegarde aux petits agriculteurs et la suppression du mécanisme de modulation obligatoire se traduira clairement dans les prochaines années par une baisse des aides aux agriculteurs qui recevaient le moins pour garantir une augmentation des aides de ceux qui percevaient déjà le plus de subventions; ce qui « donne le ton de la stratégie qu’a le MAM, ou mieux, qu’il n’a pas pour l’agriculture de petite dimension »[2].

Un autre changement inquiétant et clairement méprisant au regard des (très) petits agriculteurs: la surface minimale requise (en hectares éligibles) pour bénéficier du Régime de Paiement Unique (ie. Percevoir une aide compensatoire au revenu sous forme de paiement direct) est passée de 0,30ha à 0,50ha. Selon les propres chiffres du Ministère plus de 6500 agriculteurs portugais qui avaient accès au RPU pourraient ainsi s’en voir refuser l’accès en 2015.

Enfin, concernant le Programme de Développement Rural (PDR) Continental (Portugal hors Açores et Madère) 2014-2020, le MAM a encore ignoré une opportunité de soutenir les petits agriculteurs en choisissant de créer un programme unique plutôt que de créer des sous-programmes thématiques.

Pour la mise en place de leur programme de développement rural 2014-2020 (PDR, second « pillier » de la PAC), les Etats Membres peuvent choisir de créer des « sous-programmes » thématiques permettant de cibler et d’appuyer dans une approche intégrée une population ou un domaine en particulier: jeunes agriculteurs, petites exploitations agricoles, zones montagneuses, circuits-courts, femmes en zones rurales, atténuation des altérations climatiques. La mise en place de ces sous-programmes se traduit notamment par une majoration des taux de soutien des mesures à appliquer. Par exemple, la création d’un sous-programme thématique pour les petites exploitations aurait permis une augmentation de 10% du taux de soutien aux investissements réalisés par les petites exploitations agricoles. Une telle mesure aurait été particulièrement adaptée, et même primordiale, dans un pays comme le Portugal où 80% des exploitations agricoles ont moins de 5 ha et où seulement 6% des agriculteurs ont eu accès à des mesures de soutien à l’investissement lors du PRODER (programme de développement rural portugais sur la période 2007-2013).

… Au profit des profiteurs

Mais si 80% des agriculteurs portugais en sont privés, à qui donc reviennent les subventions européennes? Au latifundio et à l’agro-business.

-Le latifundio: il s’agit des grands propriétaires terriens qui du XIX siècle à nos jours (avec une courte intervention pendant les 6 années de la Réforme Agraire de 1974) vivent de la rente de la terre, particulièrement dans la région de l’Alentejo (Sud du portugal). Beaucoup d’entre eux ne vivent même pas en milieu rural, et n’ont rien à voir avec des agriculteurs. Il est d’ailleurs courant d’entendre que « toutes les subventions de la PAC vont à Cascais » – Cacais, municipalité proche de Lisbonne connue pour ses plages de sable blanc et ses villas de luxe. La logique rentiste du latinfundio représente un triple problème: concentration de la terre, improductivité, captation des subvention agricoles. Ainsi, les aides directes et les aides de soutien au prix représentent entre 73 et 110% des revenus liquides totaux de 8% des exploitations agricoles qui dominent 51% de la Surface Agrcicole Utile (SAU) [3]. Ces terres sont destinées essentiellement à la production de céréales (chouchou des subventions de la PAC), à l’élevage extensif et aux pâturages. Les aides directes, découplés de la production, sont attribuées en fonction de la surface « cultivée ». Pour les percevoir, il suffit donc au propiétaire de faire passer le tracteur une fois par an sur ses champs. Pendant que les petits agriculteurs peinent à se nourrir, la PAC subventionne l’aristocratie des champs abandonnés…

-Les grands projet de l’agrobusiness: La vision de l’agriculteur moderne, qui a réussi, correspond à celui qui parvient à vendre ses produits le plus loin possible sur le marché européen voire international. C’est à cette vision que correspond le productivisme agricole. Il s’agit d’une production intensive, hyper-mécanisée capable de produire à bas coûts et en grande quantité. La compétitivité de ces produits sur le marché international s’appuie sur trois jockers: dumping fiscal, social et environnemental. Hors c’est sur ce type d’agriculture que le Portugal mise. Une étude de la CNA [4] montre que parmi 7 pays (Portugal, Italie, Espagne, France, Écosse et Hollande) le Portugal est le pays dont les investissements de la mesure de Modernisation des Exploitations Agricoles [4] ont été le plus dirigés vers des grands projets plutôt que vers des petits agriculteurs. D’une part, seulement 0,2% des agriculteurs ont bénéficié d’un appui (contre 19,6% en Belgique et une moyenne de 1,3% pour l’ensemble des 6 pays – pas de données disponibles pour l’Écosse). Par ailleurs, la valeur de l’aide moyenne perçue par bénéficiaire est trois fois plus élevée que la moyenne des 6 pays. De même, le volume de l’investissement par bénéficiaire est 4.5 fois plus élevé que la moyenne des 6 pays. Ainsi, au Portugal, la valeur moyenne des investissements par bénéficiaire (issu de la mesure de modernisation des exploitations agricoles en 2007 et 2013) s’élève à 591.360,97€, soit un demi million d’euros (pour une moyenne de 129.035,37€ pour les 6 pays). Et il faut rappeler qu’il s’agit  d’une moyenne, ce qui laisse à penser que certaines entreprises agricoles ont bénéficié d’une subvention de développement agricole pour des projets de près d’un million d’euros… Et on se doute bien qu’il ne s’agit pas de petits agriculteurs familiaux. Ces valeurs démontrent une concentration des subventions au développement rural pour un petit nombre de bénéficiaires avec des projets de grande dimension.

Emblème des méga-projets au Portugal: le barrage d’Alqueva. Situé sur le rio Guadiana, près de la frontière espagnole, la construction de ce barrage a donné naissance au plus grand lac artificiel d’Europe. Un des objectifs de ce projet est la viabilisation de près de 123 000 ha d’aires irriguées afin de favoriser « la diversification des cultures et le combat à la désertification »[6]. Ce projet a mobilisé entre 2007 et 2013 un investissement public de 339 millions d’euros et un investissement privé de 507 millions d’euros, soit 29% du total des investissements dans la région de l’Alentejo et 10% du Portugal (continental). Les investissements associés au barrage d’Alqueva dans le cadre du ProDer favorisent très largement les cultures intensives d’oliviers, céréales et oléoprotéagineux et vignes (vins et raisins de table). Les investissements dans ces trois cultures représentent respectivement 62%, 10% et 7% du total des investissements totaux liés au barrage d’Alqueva (c’est à dire les deux aspects du projet confondus: approvisionnement « domestique » en eau des populations et développement agricole)! Le projet de l’Alqueva est loin de favoriser la diversification et les petits agriculteurs. Au contraire, les investissements sont destinés majoritairement à la monoculture intensive (oliviers, céréales, vignes) s’étendant sur des milliers d’ha et dont le grand capital est souvent détenu par des groupes étrangers (notamment Espagne) et transnationaux. Par ailleurs, au cours de l’année 2013, plusieurs cas d’exploitation de travailleurs migrants (notamment roumains) dans les champs d’oliviers de l’Alentejo ont été relevés par la presse (voir article à venir). Ce qui en dit long sur le modèle agricole soutenu par le ProDer…

La réforme de la PAC de 2013, sa mise en place au Portugal, et l’état de l’agriculture portugaise en général sont à l’image de la contradiction qui existe entre deux voies d’organisation du système agricole et alimentaire mondial: « D’un côté, la concentration toujours plus forte des entreprises du secteur agro-alimentaire basées sur le capital-intensif. De l’autre, l’option multifonctionnelle, basée sur des systèmes décentralisés. En d’autres termes, la voie des exploitations de type familial et de leurs coopératives. »[7].

Pour s’imposer, la première voie dispose d’incroyables moyens financiers et de bureaux à Bruxelles et à Genève. La seconde, ainsi que les organisations (syndicales, associatives, politiques) et les personnes qui la défendent dispose tout juste d’une bonne huile de coude. Mais dans une Union Européenne où la moitié de la population vit en milieu rural et qui compte 12 millions d’agriculteurs essentiellement de type « familiaux » (sans parler du reste du monde); il faudra bien comprendre que seule la deuxième voie est capable de créer des emplois -et des emplois dignes, de la nourriture de qualité, de préserver l’environnement et les ressources, de maintenir un monde rural vivant.


[1]Régime de Paiement Unique (RPU) est issu de la réforme de la PAC de 2003 qui visait à découpler les subventions (aides) aux agriculteurs de la production et des prix. En guise d’aide compensatoire au revenu, l’agriculture perçoit chaque année un Droit de Paiement Unique (DPU) par hectare éligible, peu importe combien il produit ou qu’il ne produise pas, mais doit respecter des règles d’éco-conditionnalité. Dans plusieurs Etats Membres (dont la France et le Portugal), les DPU ont été calculés sur une base historique (montant des aides perçues les années précédentes divisé par le nombre d’hectares porteurs). Voir le site du Groupe PAC 2013.

[2] « Implementação da Reforma da PAC em Portugal. Novo PDR 2014-2020 e Apoios Directo », Voz da Terra n°69 Maio/Junho 2014. Publication trimestrielle de la Confederação Nacional da Agricultura (CNA)

[3] « Agricultura, terra e trabalho », Ricardo Vicente, Le Monde Diplomatique Edição Portuguesa, nº91, mai 2014

[4] Análise aos Programas de Desenvolvimento Rural de portugal, Itália, Espanha, França, Bélgica, Escócia e Holanda, na Optica da Pequena Agricultura, José Miguel Pacheco Gonçalves, CNA, Mars 2013

[5] Cette mesure s’inscrit dans le Programme de Développement Rural (PDR), second pilier de PAC.

[6] O Investimento PRODER no Alqueva, alguns indicadores, ProDeR (Programa de Desenvolvimento Rural (2007-2013), Ministerio da Agricultura e do Mar, Décembre 2013

[7] A Agricultura portuguesa na PAC. Balanço de duas décadas de integração 1986-2006, J.A. Santos Varela, Ed° Almedina, 2007

 

Autres sources:

site de la Direction Générale de l’Agriculture et du Développement Rural

site du Groupe PAC 2013

Eurostat, communiqué de presse du 30 mars 2012,

Commission Européenne, communiqué de presse du 26 juin 2013, « La politique agricole commune et l’agriculture en Europe »