DSC04623 (4)Soyons honnêtes, la lutte collective ne résonne pas souvent aux Pays-Bas lorsqu’il s’agit de défendre son droit au logement. Alors, le combat collectif des habitants du quartier Kolenkitbuurt contre leur propre expulsion est pour moi une exception qui m’a aussi permis de m’interroger sur la notion de lutte.

Le Kolenkitbuurt, situé à l’ouest de la ville est un quartier construit entre 1949 et 1953, qui accueille principalement des populations à bas revenus où la part des logements sociaux est élevée. C’est un quartier majoritairement résidentiel, bien relié par les transports au reste de la ville. Sur l’avenue principale, se dresse une église, des centres culturels, des bureaux d’où sortent des costards-cravates, des magasins spécialisés et des épiceries de quartier dont le mélange des produits révèlent la mixité culturelle de ses habitants. En s’enfonçant dans une rue adjacente, il y a une mosquée à proximité de laquelle se rassemblent régulièrement quelques vieux, un patchwork d’immeubles récents et plus vieux, et quelques péniches transformées en cafés. Sur internet, j’ai été surprise de voir que le Kolenkitbuurt avait une renommée nationale. Connu pour être l’un des pires quartiers des Pays-Bas, la toile se partage entre les articles sur la situation catastrophique du quartier, « taux de criminalité élevé », « chômage », et les articles concernant les « projets de rénovation » et « le rôle des artistes dans l’amélioration du quartier ».

Il s’agirait donc d’un quartier en plein changement. Pour les gens de passage, ces changements sont annoncés sur un panneau décrivant le nouveau projet urbain Koel Kit qui s’élève dans l’avenue principale. Mais dans ce cas et pour les habitants du quartier, ce panneau remet en cause leur propre installation dans le quartier.

Ce panneau annonce la rénovation puis la vente en 2017, de 4 blocs de logements gérés par Rochdale, un organisme gérant des logements sociaux pour laisser place à 154 logements, dont les loyers, plus élevés, devront être absorbés par les habitants, s’ils veulent rester. Et pour ceux dont les contrats sont temporaires, ils devront faire place à de nouveaux arrivants. A l’heure actuelle, seuls 10 habitants ont reçu des lettres d’expulsion dont les dates diffèrent, mais il s’agit d’une centaine de personnes, ayant signé 5 types de contrats temporaires, qui devront quitter les lieux d’ici à fin mai 2016 lorsque le processus sera enclenché.

Alors, fin novembre dernier, j’ai accompagné Abel, membre du BPW dans le quartier pour discuter de la situation avec trois des habitants, qui avaient contacté le BPW et qui souhaitaient faire quelque chose. Ils avaient créé un groupe Facebook, mais la situation exigeait plus, Jerry en était convaincu. Aux cours des deux premières réunions, les habitants étaient moins de dix. Et puis, sous l’impulsion de l’association, il a été décidé d’organiser une action visible le 5 janvier, date d’expulsion officielle d’une habitante, qui a été suivie par une vingtaine d’habitants. Le tout était bien organisé. J. avait préparé le thé et fabriqué les pancartes, R. avait repris et traduit le logo de la PAH pour le coller sur les pancartes. A. avait imaginé l’action. Nous étions partis occuper le bureau de Rochdale.

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Pancarte préparée par une habitante : « Wij zijn de Kolenkit, weg met Koel Kit » (« Nous sommes Kolenkit, nous ne voulons pas de Koel Kit »)

L’accueil fut hollandais. Il manquait seulement cette fameuse tasse de café dont on m’avait parlé. C’est avec un diplomatique « Bienvenue chez Rochdale, quelqu’un va vous recevoir » que nous avons été cordialement reçu dans le hall de l’agence, alors que 20 habitants entonnaient des « Wij gaan niet wijken voor de rijken » (Nous ne partirons pas pour les riches) ou encore « Stop Huisuitzettingen » (Stop aux évictions). Trois revendications étaient portées dans le même temps par les membres du BPW:

    1. Stop à la vente des 154 logements sociaux par le biais du projet Koel Kit et préservation des logements sociaux
    2. Création de contrats permanents
    3. Relogement après expulsion

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Après 30 minutes de discussion au cours desquelles les responsables de Rochdale expliquaient qu’ils ne « pouvaient rien faire », qu’ils « appliquaient les directives », nous sommes repartis.

En observant les visages et les expressions des habitants, j’avais presque le sentiment qu’ils avaient obtenu quelques espoirs de relogement et qu’ils avaient même gagné le « droit de rester ». Si certains étaient songeurs, d’autres riaient, tout en se repassant la scène au cours de laquelle ils avaient fait face à ceux qui leur demandait de partir, ceux dont la mission initiale était de renforcer l’action publique face aux intérêts privés, ceux qui devaient fournir des logements abordables aux autres, et ceux qui pourtant avaient refusé plusieurs fois de parler à ces autres, qui avaient signé des contrats temporaires, et qui « n’avaient donc pas de raison de manifester puisqu’ils avaient signé en connaissance de cause ».

Et pourtant, c’étaient bien ces autres qui venaient de s’élever (parfois pour la première fois), de protester, d’occuper, de parler, parce qu’ils ne voulaient pas partir, parce que c’était chez eux.

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Si l’issue est incertaine, cette action a eu un écho national. Plusieurs médias ont repris le sujet, les politiques en parlent, quelques habitants ont été invités sur une radio et des organismes de logements sociaux plus modestes soutiennent aujourd’hui le mouvement. Les habitants partagent leurs doutes, ou s’informent de l’évolution de la situation sur les réseaux sociaux. La lutte n’est pas finie. Ils ont pris contact avec un avocat. Une banderole, et des posters vont être accrochés aux fenêtres. La première famille menacée d’expulsion verra son cas étudié au tribunal au cours de la semaine prochaine.

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Rassemblement des habitants autour de la banderole du BPW: « Vivre temporairement, durée incertaine. Stop à la flexibilisation de nos contrats »

Pour le BPW, l’enjeu est d’organiser les mouvements à leur base et la tâche est souvent compliquée. J’essaie d’en saisir certaines causes. Le manque de croyance dans le collectif et la croyance dans le pragmatisme représenté par l’État. On m’a dit que cette croyance en l’État et en ses lois, ses règles était très ancrée. Cet État pour qui l’on a voté et qui de ce fait nous représenterait, mais qui nous prive, ou nous dissuade d’organiser nos problèmes de manière collective, lorsqu’on ne lui demande pas la permission. Ainsi, on laisse aux puissants, aux savants ce qui devrait certainement être notre lutte. Il y a aussi l’injonction temporelle, j’en suis certaine. Celle qui donne l’impression de devoir faire face à tous les événements tout de suite, sans donner de priorité. Celle qui du coup vous pousse à vous concentrer sur aujourd’hui, puisque demain est incertain, inconsistant. Celle qui vous pousse à éviter la question demain, pour la prendre dans la figure après-demain. Et puis, il y a les évènements imprévus, les complications de la vie quotidienne qui parfois, lorsqu’ils vous submergent, vous rendent moins aptes à vous battre. Mais Je n’ai pas toutes les réponses.

Alors pourquoi cette lutte collective fonctionne dans le cas présent ? D’abord parce que le mouvement est été initié par les habitants eux-mêmes. Certainement, parce que cette lutte a été relayée, suivie, par une organisation, qui a appuyé la démarche entreprise, en suggérant, en poussant parfois à d’autres actions, mais en laissant toujours les habitants décider. Le fait que ce groupe rassemble des gens qui partagent le même souci immédiat, et qui habitent les uns à côté des autres. Le fait que le groupe se soit développé chaque semaine, et se renouvelle, sans qu’aucune des figures présentes ne soit indispensable. L’effet boostant de l’écho médiatique. Alors, tout ça contribue à se sentir moins isolés, plus légitime pour se battre, en oubliant un peu le sentiment de honte vécu lorsqu’on se fait expulser et qui permet peut-être de remettre en question l’argument de la « responsabilité individuelle ». Sans oublier le fait que beaucoup ont déjà beaucoup perdu et qu’ils se retrouvent au pied du mur.

Khadija et sa fille, qui devaient quitter leur logement le 5 janvier se retrouvent sans solution de relogement aujourd’hui.

John, qui a une sciatique l’empêchant de travailler depuis 3 ans et qui se demande s’il ne sera pas obligé de retourner au Surinam, quitté il y a 8 ans.

Jerry, qui a initié le mouvement. Investi dans le quartier comme éducateur il s’était retiré par parce que cet investissement pouvait lui porter préjudice professionnellement. Licencié pour d’autres raisons, il s’est raccroché au mouvement.

…Et tous les autres.

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Je ne connais pas l’issue de la lutte, et ce n’est pas à moi de décider si elle doit continuer. Ce qui est sûr c’est qu’elle en vaut le coup. L’anxiété, les problèmes de santé sont un mal commun dans le groupe. Rien de tout cela ne s’améliorera tout pendant qu’ils n’obtiendront pas satisfaction. Mais beaucoup s’accordent à dire que le poids ressenti dans cette bataille pour conserver leur logement est beaucoup moins pesant lorsqu’il est partagé et organisé  que lorsqu’il est subi individuellement.

Un problème n’existe pas si l’on n’en parle pas. Aujourd’hui les habitants se chargent d’évoquer le leur, leur expulsion, sans passer par ceux qui les ont ignorés. Cette lutte est la leur, ils défendent leur maison.

Cependant, j’espère qu’elle résonnera plus largement.