Et la société civile se réveille.

_România, trezeşte-te*

Je sais pas si vous avez entendu, mais il y a eu de grosses grosses manifestations en Roumanie. Les journaux parlaient des « plus grosses manifestations depuis la chute du communisme ». Moi, ça faisait quelques jours que je voyais passer sur Facebook des messages effarés et révoltés de potes roumains et je comprenais pas ce qui se passait.

En fait, le gouvernement roumain a fait passer dans la nuit du 31 janvier au 1er février, avec la discrétion maximale dont il est capable, un décret d’urgence allégeant considérablement les sanctions en matière de corruption. Quand je demande à un ami, il me dit que pour lui c’est « équivalent à gracier tous les grands corrompus et à légaliser le vol à hauteur de 200 000 lei » (soit 44 000€). En fait, oui, on peut le dire comme ça. Ce décret dépénalise diverses infractions en matière de corruption et rend notamment les abus de pouvoir passibles de peine de prison seulement quand ils sont supérieurs à 44 000€.


Alors mercredi 1 février, les gens sont massivement sortis dans la rue. Plus de 200 000 personnes à Bucarest, mais aussi dans d’autres villes du pays (Cluj-Napoca, Sibiu, Timişoara). Et c’est frappant de voir que ce sont massivement les jeunes qui sont dans la rue. Qui crient leur colère. Qui expriment leur désaccord. Qui veulent changer leur pays. Qui veulent changer les règles. Ici, le hashtag largement utilisé est celui de #tineriada. Tineri = les jeunes. Vous comprenez l’idée.

Au-delà de l’indécence d’une telle loi clairement pensée pour blanchir certains politiques – dont notamment le chef du Parti Social-démocrate (PSD), Liviu Dragnea, actuellement en procès dans une affaire d’emplois fictifs (ça fait écho, n’est-ce pas?) – il faut, selon moi, pour mieux comprendre la colère qui gronde dans l’îlot latin de l’Est de l’Europe, revenir un peu plus d’un an en arrière, à la fin 2015.

Le drame du Colectiv

Le 30 octobre 2015, le club « Colectiv » à Bucarest prenait feu lors d’un concert de rock. L’incendie a fait au total 64 morts et presque 200 blessés. Le feu était parti d’artifices présents dans la salle de concert, au sous-sol, prévus pour le concert. Les mesures de sécurité n’étaient pas respectées, le patron aurait refusé d’installer le matériel ignifuge adéquat jugé trop cher. Les autorisations délivrées par la mairie limitaient le nombre personne reçues à 80 personnes assises. Or, le 30 octobre, c’est plus de 300 personnes qui étaient présentes dans le club. Aussi, une seule issue de secours existait, ne permettant pas à ces 300 personnes d’être évacuées rapidement. Très vite, une enquête est ouverte par le parquet roumain, et les patrons du club sont accusés de non-respect des mesures de sécurité au travail (entre autres). Le maire de l’arrondissement est quant à lui accusé d’avoir commis des abus de pouvoir et d’avoir reçu des « intérêts non justifiés ». La corruption s’invite donc au débat.

Le choc du Colectiv a été retentissant dans le pays. La jeunesse est descendue dans la rue. Avec un slogan « corupţia ucide » : la corruption tue. Le hashtag #colectiv est resté très présent comme manière de conserver la mémoire de l’événement et des victimes. Avec ce décret d’urgence, les réminiscences sont douloureuses. Comment peut-on autoriser une forme de « petite corruption » ? N’a-t-on pas retenu la leçon du Colectiv ?

Capture d’écran du 3 février 2017 des tweets avec le #colectiv

Ces tweets montrent que le lien est fait par la population entre les événements du Colectiv et cette insurrection contre un décret immoral. La mémoire du Colectiv est également entretenue dans les manifestations, cette continuité légitimant et appuyant les revendications :

Un article paru sur le site vice roumain intitulé « Un an après Colectiv, nous n’avons pas réussi à appuyer sur reset ni même à réduire les petites corruptions qui nous tuent » trace très bien le lien entre l’événement du Colectiv et la révolte grondant aujourd’hui suite au décret d’urgence :

« Un ministre et un maire d’arrondissement ont été démis de leurs fonctions. Mais pour la première fois, des manifestations massives dans tout le pays n’ont pas été dirigées vers un homme ou un parti politique, mais contre un concept : la corruption.

C’était ça, on aurait dit, la grande leçon du « moment Colectiv » : la corruption tue pour de vrai, elle construit un cercle vicieux qui conduit, inévitablement, vers une tragédie. Mais la corruption a de multiples formes. La première, c’est celle que tu vois de près chaque jour, à la télévision, dans les journaux ou dans ton fil d’actualité : des politiciens gangrenés ayant volé des millions d’euro.

La corruption qui est ressortie après le Colectiv a pourtant été celle qu’on connaît, mais dont personne ne parle. La corruption quotidienne, la petite attention. « Allez, on règle ça d’une manière ou d’une autre, chef » – « Donne un truc toi aussi, et c’est bon ». La corruption personnelle. À laquelle j’ai contribué, avec tout le monde, tout le long de ma vie, plusieurs fois, sans qu’on s’en rende compte. »

Alors, autoriser d’une quelconque manière ces petites corruptions quotidiennes, c’est condamner à mort le futur de la société civile roumaine. Le sociologue Mircea Kivu écrivait le 30 octobre 2016 que selon lui, « la société civile roumaine était devenue consciente de son pouvoir ». Il ne restait plus qu’à voir ce qu’elle allait en faire, de ce pouvoir. Et comme le 1er novembre 2015, le 1er février 2017, les rues roumaines étaient pleines.

Revenons sur le si contesté décret qui a déclenché ces mobilisations massives. Au final, trois jours après sa publication et la grosse manif’ du 1er février, le gouvernement fait machine arrière et abroge le fameux décret. Un nouveau projet de loi sera toutefois rédigé, mais cette fois soumis au parlement (où le gouvernement à la majorité).

La poursuite de la mobilisation

Et pourtant, malgré l’abrogation du décret, on observe un maintien de la mobilisation et des manifestations dans les rues des villes roumaines, voire même une recrudescence de la contestation sociale.

Andrei, un ami roumain très impliqué dans la lutte qui se joue actuellement en Roumanie, m’explique :

« Ici, la rue a un gros problème avec la manière dont le Gouvernement a essayé de faire passer ce décret d’urgence, sans réelle consultation de la société civile et après avoir promis qu’ils n’agiraient pas de cette manière. Aussi, déjà avant, il y avait des manifestations dans le pays parce qu’il y avait des rumeurs que le Gouvernement essaierait de faire passer une loi pour libérer tous les politiciens les plus corrompus. À Bucarest, il y avait entre 60 et 80 000 personnes.

Pourtant, ils l’ont quand même passé dans une réunion de gouvernement qui n’avait même pas ce sujet à l’ordre du jour.

Aussi, c’est tout l’attitude vis-à-vis des gens, toute la désinformation propagée sur leurs chaînes de médias consacrées, le refus de communiquer avec la société civile qui a mené à de plus en plus de tensions et à une perte de confiance des gens envers le gouvernement et le parti politique ayant gagné les élections. »

Ce qu’on voit donc se profiler ici, ce sont des enjeux plus globaux. Au-delà d’une lutte contre la corruption, fléau infectant tous les canaux de la vie en Roumanie, c’est une lutte pour une démocratie socialement plus juste qui se joue.

à suivre …

 

* Roumanie, réveille toi. Fait référence à l’hymne national roumain, s’intitulant « Deşteaptă-te, române ! » soit éveille-toi, Roumain !

Pour aller plus loin :

de Cristian Mungiu (prix de la mise en scène à Cannes 2016) traitant de la corruption à travers l’histoire d’un père médecin de campagne, prêt à tout pour sa fille.

Le live facebook de la manif du 1er février

Un site (en roumain) pour un « guide du manifestant »

L’article du Monde sur la poursuite des manifestations

Un article en roumain sur l’évolution de la mobilisation