Logement d’abord en Grèce : un nouveau mythe grec ?

Deux philosophies coexistent aujourd’hui autour de l’aide au logement : d’une part l’escalier de la transition (ou Staircase of transition), majoritaire en Europe (notamment en Grèce et en France) mais très critiqué par les bénéficiaires, par les accompagnant·es issues des structures d’aide sociale et par les chercheur·ses ; et de l’autre, le Logement d’abord (ou Housing first), qui reste encore relativement peu déployé. Cet article a pour objectif de comprendre les différences fondamentales dans les notions d’escalier de la transition et de Logement d’abord, puis de regarder de plus près la situation grecque. Pour cela des dispositifs grecs de chacune de ces deux philosophies seront présentés puis comparés sur la base du travail de Nikos Kourachanis, professeur de politique sociale et de logement au Département de la politique sociale de l’Université Panteion d’Athènes. Cet article est une synthèse des informations recueillies, toutes les données proviennent des documents cités en Ressources, n’hésitez pas à aller creuser si besoin de compléments.

Escalier de la transition vs Logement d’abord : des philosophies opposées

L’escalier de la transition est la forme traditionnelle d’aide au logement dont la philosophie est que, pour accéder à un logement indépendant, la personne sans-abri doit être « prête ». La condition nécessaire pour cela est d’avoir préalablement résolu les problèmes qui ont conduit les personnes à se retrouver à la rue avec l’aide des services sociaux, dans l’idée d’éviter que ça ne se reproduise : problèmes d’addiction, de santé mentale, économiques, etc. L’idée défendue est qu’en se pliant aux différents niveaux d’exigence des structures d’hébergement temporaire on réussirait, par le respect des règles et l’autonomisation progressive, à vivre dans un logement permanent de façon indépendante. Plusieurs fortes critiques sont formulées à l’encontre de l’escalier de la transition : sa philosophie même s’appuie sur une approche paternaliste et méritocratique dans laquelle les institutions savent mieux que les personnes ce qui est bien pour elles et où aucune place n’est laissée à la capacité de choix des usager·ères. Ces dernier·ères doivent s’adapter aux règles strictes imposées et font l’objet d’un contrôle social rude.

Le Logement d’abord (ou Housing first) diffère de l’escalier de la transition car il a pour philosophie d’attribuer directement un logement stable aux personnes sans domicile sans que celles-ci aient à réunir un certain nombre de conditions préalables. L’idée de base est que le logement est la première étape pour entamer un parcours de réintégration : sans logement, impossible de régler ses problèmes de santé, d’addiction ou de trouver un emploi. Le logement ne serait pas la dernière marche de l’escalier, la récompense obtenue, mais la première, la condition nécessaire pour accéder à une vie bien vécue. De plus, dans la philosophie Housing First, le logement et l’accompagnement sont indépendants : l’accès au logement stable ne dépend pas de la capacité d’une personne à respecter des règles ou à régler ses problèmes de santé, d’addiction ou d’emploi. L’autonomie en matière de logement n’est pas l’aboutissement d’une « bonne conduite » vis-à-vis des mesures de réintégration, mais un droit humain universel. L’objectif ici est que la personne sans-abri puisse utiliser les services sociaux dont elle a besoin une fois le sentiment de sécurité acquis. Ainsi le logement ne peut, en théorie, être perdu et cela permet aux bénéficiaires de se projeter sur le long terme dans un environnement stable.

Housing First est né à New York avec le programme Pathways to Housing dont le public cible était les sans-abris vivants dans la rue et souffrant d’une maladie mentale. Fort de cet héritage, la philosophie Housing first défend un certain nombre d’approches issues des champs psychiatriques et médico-sociaux comme le « rétablissement en santé mentale »1 et la « réduction des risques »2. En Europe, les versions du Housing First ont été mises en œuvre de manières différentes, conduisant à des programmes dits « axés sur le logement » qui diffèrent eux aussi et qui reposent le plus souvent sur l’accès le plus immédiat possible à un logement pérenne, sur des interventions ciblées pour les ménages risquant de se retrouver sans abri et sur la fourniture d’aide personnalisée basées sur les besoins de chaque individu. Cela revient à fournir des appartements subventionnés combinés à des services d’accompagnement social ou à des actions d’insertion professionnelle qui peuvent concerner le maintien dans les lieux (aide à la gestion du bail), l’inclusion sociale, l’emploi, la santé, la gestion quotidienne des ressources, etc. Une autre caractéristique importante est que ces aides se veulent personnalisées, adaptées à l’individu : de fait elles sont pensées pour être construites sur une base « flottante » plutôt que dans un cadre institutionnel strict.

L’escalier de la transition est une illusion

En Grèce, les services de logement destinés aux sans-abris (et aux demandeur·ses d’asile)3 sont très limités. Ces derniers font partie du système d’assistance sociale, dans le giron du Ministère du Travail, de l’Assurance sociale et de la Solidarité sociale (ou du Ministère de l’Immigration et de l’Asile pour les demandeur·ses d’asile). Parmi eux, les services de logement s’apparentant à l’escalier de transition sont majoritaires bien que des formes de programmes de Logement d’abord aient été développés, en Grèce.

En réalité cependant, en dehors de leur caractère temporaire, ces dispositifs présentent peu de similitudes avec la philosophie de l’escalier de transition décrite plus tôt car ils ne s’insèrent pas dans une stratégie permettant de faire la transition vers un logement indépendant, qui est l’objectif affiché par l’escalier de la transition. A l’inverse, il s’agit en grande majorité de services isolés, conçus pour répondre aux besoins fondamentaux, tels que les abris de nuit pour les sans-abris ou les camps d’hébergement pour les demandeurs·ses d’asile :

  • Les abris de nuit sont des structures d’hébergement accessibles uniquement la nuit pour répondre aux besoins urgents de logement des personnes vivant dans la rue. Ils sont destinés aux sans-abris résidant légalement dans le pays, excluant donc une grande partie des réfugié·es. De plus, leurs capacités d’accueil sont limitées sans prise en compte de l’augmentation significative du nombre de sans-abris en Grèce les dix dernières années.
  • Du côté des demandeur·ses d’asile, l’article 18 de la loi asile du Parlement grec (ou loi 4540/2018) stipule que les besoins matériels doivent être satisfaits dans le cadre de l’accueil des demandeur·ses d’asile. La fourniture d’un logement y est inscrite comme obligation. Les camps fournissent un hébergement temporaire aux demandeur·ses d’asile et constituent leur principale forme de logement. D’après les chiffres du Ministère grec de l’Immigration et de l’Asile, en avril 2021, environ 42 000 demandeur·ses d’asile étaient hébergé·es dans des camps.

Ces services, portés en majorité par des organismes bénévoles et religieux, sont le résultat d’une gestion sociale d’urgence mise en place pendant la crise économique pour apporter une réponse immédiate à la pauvreté visible4, ils ne sont pas conçus pour apporter une solution de long terme au sans-abrisme. En réalité, donc, la philosophie de l’escalier de la transition n’est pas fidèlement appliquée en Grèce, puisque ces services n’aboutissent qu’à la reproduction du statut quo et n’offrent pas de conditions suffisantes pour garantir l’obtention d’un logement pérenne et la sortie définitive de la rue. L’escalier de la transition n’est qu’une illusion : l’escalier sans fin de Penrose.

L’escalier de Penrose, image tirée du film d’animation « Penrose » de Kris Stanton (CalArts 2018) sur les objets impossibles : https://www.films-pour-enfants.com/fiches-pedagogiques/penrose.html

Des expérimentations de Logement d’abord en Grèce

Pour tenter d’apporter une réponse plus structurée et de long terme au problème du sans-abrisme, naissent partout en Europe, des programmes s’inspirant de la philosophie Logement d’abord. En Grèce, il n’existe pratiquement aucun service de ce type, à deux exceptions près : il s’agit d’une part du programme « Logement et réintégration » pour les sans-abris et de l’autre du programme ESTIA pour les demandeur·ses d’asile. Ces deux programmes sont décrits ci-dessous.

1) Le programme « Logement et réintégration » pour les sans-abris

En septembre 2014, le programme national « Logement et réintégration » a été lancé par le ministère du travail, de l’assurance sociale et de la protection sociale. Il a été dessiné pour être mis en œuvre par les régions, les municipalités, les ONG et les organismes religieux qui se porteraient candidat·es. L’objectif du programme était de faire passer les résident·es des structures d’hébergement d’urgence et des foyers sociaux à des solutions de logement autonomes en s’appuyant sur deux piliers :

  • un pilier « Logement » : aide au logement sous la forme de subventions au loyer et de subventions pour les réparations du logement mais aussi couverture des besoins de base autrement dit les équipements du logement, l’électricité, les vêtements, la nourriture et le transport ;
  • un pilier « Réintégration » : aide à la réintégration sur le marché du travail par le biais de l’orientation professionnelle, du développement des compétences et de subventions à l’emploi.

Le programme avait un budget de 9,2 millions d’euros financé par l’Etat sur la période allant de juillet 2015 à février 2019 et visait 1 200 personnes sans domicile entrant dans les catégories suivantes :

  • les personnes et familles hébergées dans des foyers sociaux pour sans-abris et des refuges ou qui utilisent les services des centres de jour pour sans-abris ;
  • les familles et les personnes qui ont été enregistrées comme sans-abris par les services sociaux des municipalités ou des centres de protection sociale ;
  • les femmes qui sont hébergées dans des refuges pour femmes victimes de violence ;
  • les personnes d’au moins 18 ans qui sont hébergées dans des structures de protection de l’enfance et qui ne suivent pas d’études.

Les personnes à risque d’exclusion du logement ne faisaient initialement pas partie des bénéficiaires potentiel·es du programme, mais ont été ajoutées plus tard.

Plusieurs conditions étaient imposées parmi lesquelles :

  • Au moins 40 % des bénéficiaires devaient s’engager sur les deux piliers ;
  • L’aide au loyer ne pouvait excéder une période de 18 mois et l’aide à l’emploi une période de 12 mois ;
  • Le coût de l’action ne devait pas dépasser 11 000€ par bénéficiaire et 5 500€ pour celleux qui n’utiliseraient que le pilier Logement ;
  • Le programme est mis en œuvre exclusivement dans les municipalités du pays dont la population totale est supérieure à 100 000 habitant·es ;
  • Des quotas par secteurs étaient imposés pour le pilier réintégration : 30 % dans le secteur privé, 30 % dans la création d’entreprise ou le travail indépendant, 30 % dans le secteur agricole et 10 % via des bons de formation.

Plusieurs points positifs sont soulevés, autant par l’évaluation officielle du programme que par les chercheur·ses. Tout d’abord il s’agit de la première tentative d’intervention intégrée sur le sans-abrisme en Grèce qui fait rupture avec les politiques d’aide au logement des sans abris jusqu’ici fragmentées et de court-terme : non seulement le programme a priorisé le placement immédiat des bénéficiaires dans des appartements indépendants et non dans des logements de transition ou d’urgence, mais il a aussi permis de faire le lien entre logement et emploi. De plus, outre l’aide financière, le programme comprenait un certain nombre d’autres actions qui s’inspirent de la philosophie Logement d’abord, telles que la fourniture de services de soutien psychosocial, de services de soutien juridique ; qui n’intervenaient qu’après le placement immédiat en logement indépendant et non pas comme condition préalable à celui-ci. De plus le rôle de coordination polyvalent de l’autorité de gestion semble aussi être une nouveauté appréciée car l’État grec était resté jusque là très en retrait sur les politiques sociales de logement.

Cependant, de nombreuses critiques sont émises :

Premièrement, la Grèce ne disposant pas d’un registre national des personnes sans domicile, le programme n’a pas été élaboré sur la base des dimensions réelles du problème, mais en fonction du budget disponible, ce qui limite fortement son impact.

Deuxièmement, la nature à court terme de l’intervention a été un des principaux freins : non seulement le programme demandait que dans les trois mois au moins 40 % des bénéficiaires aient trouvé un emploi, mais de plus la subvention à l’emploi avait une durée maximale de douze mois, ce qui a empêché la réintégration effective des sans-abris sur le marché du travail. Lors d’un entretien mené par le chercheur grec Nikos Kourachanis, un membre de l’autorité de gestion du programme lui confirmera : « Il n’est pas possible pour un sans-abri de reprendre en quelques mois le rythme d’une vie indépendante, de trouver rapidement un emploi et, peu de temps après, d’être confronté au risque de se retrouver à nouveau sans-abri parce que la subvention pour le logement et l’emploi prendra fin. ». Comme l’analyse ensuite Nikos Kourachanis : « Cette situation contribue à la fragmentation accrue et à la nature transitoire des politiques sociales destinées aux sans-abris, les exposant à une situation continue de précarité sociale. Cette dimension rappelle le débat académique autour du « mécanisme d’abeyance« , un phénomène qui fait référence aux dispositions inadéquates et temporaires que les prestations sociales offrent aux sans-abris. Outre sa courte durée, le mécanisme d’abeyance découle de l’absence de cadre de transition pour les bénéficiaires après la fin du programme. La subvention pour les deux piliers cesse d’exister à la fin de l’action. Les bénéficiaires risquent donc directement de retourner à leur situation sociale antérieure. ».

Troisièmement, bien que le programme adopte une approche large quant aux bénéficiaires, il en excluait en réalité un grand nombre car les interventions étaient toutes les mêmes pour différentes catégorie de sans-abris (souffrant de problèmes économiques, psychologiques, de toxicomanie ou de handicap, etc.). Lors de la mise en œuvre du programme, les agences ont mis l’accent sur les actions qui constituaient une condition préalable à la réception des versements financiers du programme (c’est-à-dire les actions de recherche de logement et d’emploi) et ont négligé les domaines susceptibles d’offrir une approche plus personnalisée (accompagnement psychosocial, conseils en matière de gestion financière, conseils juridiques, etc.) ce qui a entraîné l’exclusion indirecte de nombreuses catégories de sans-abris.

Pire encore, les conditions relatives au pilier « Réinsertion par l’emploi » ont nettement favorisé la sélection de sans-abris présentant seulement des problèmes économiques. En effet, la condition préalable au versement de la deuxième tranche de financement aux agences était le placement d’au moins 40 % des bénéficiaires de chaque plan d’action dans des postes d’emploi. De telles conditions préalables ont poussé les agences à sélectionner les personnes sans domicile les plus facilement « employables ».

Quatrièmement, la condition imposant des quotas par secteurs dans le cadre du pilier réintégration a été difficile à appliquer. Bien que chaque organisme ait la possibilité de réaffecter 20 % des quotas prédéfinis en fonction des besoins réels, il était impossible de respecter cette condition tout en laissant le choix aux bénéficiaires de leur affectation.

Enfin, une dernière réserve concernait le risque que les agences aient eu un comportement clientéliste à l’égard de certains bénéficiaires : le choix des bénéficiaires et des lieux de résidence et de travail ayant été laissé presque entièrement aux mains des agences, la plupart ont donc choisi des bénéficiaires qui étaient déjà enregistré·es auprès d’elles.

2) Le programme ESTIA pour les demandeurs d’asile

Le programme « Relocation Scheme and Emergency Response » (ou « Programme d’hébergement et de réinstallation ») a été lancé en novembre 2015 sous la supervision du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR). Ce programme était financé par l’UE et visait à créer 20 000 places d’hébergements (sous forme d’appartements loués, de familles d’accueil ou d’hôtels) réservées aux demandeur·ses d’asile qui seraient relocalisé·es dans d’autres États membres de l’UE. Malgré cela, sur la totalité des demandes d’asile déposées en Grèce entre 2015 et 2018 auprès du Service d’asile, seul·es environ 18 % des demandeur·ses d’asile ont été hébergé·es dans des logements sociaux5, la première forme de logement pour les réfugié·es étant les camps d’hébergement situés dans les hotspots6.

Le 10 avril 2017, le ministre grec de la politique d’immigration a annoncé la volonté de renforcer l’offre de logement en appartements sociaux tout en fermant les camps. En juillet 2017, un nouveau programme a vu le jour, porté par la direction exécutive du HCR avec la coopération de l’État grec, des autorités locales et des ONG : il s’agit du programme « Emergency Support To Integration and Accommodation » (ESTIA) ou « Programme d’aide d’urgence à l’intégration et à l’hébergement ». Cette fois, le programme concerne toutes les catégories de demandeur·ses d’asile, pas seulement celleux susceptibles d’être accueilli·es dans d’autres pays membres de l’UE. Également financé par l’UE, l’objectif principal du programme ESTIA était de garantir un logement adéquat et un soutien social à ses bénéficiaires en les faisant passer des camps aux logements sociaux. En plus de subventionner le logement, le programme prévoyait une allocation en espèces pour l’achat de biens de première nécessité (nourriture, hygiène et transports), calculée de manière à correspondre au revenu minimum garanti pour les citoyen·nes grec·ques.

En janvier 2021, le programme est passé sous la responsabilité du ministère de l’immigration et de l’asile. Entre novembre 2015 et mars 2019, environ 58 000 personnes ont bénéficié des programmes d’hébergement susmentionnés et en avril 2021, le programme accueillait environ 21 000 demandeurs d’asile. La très grande majorité des hébergements était proposée à Athènes et concernait des appartements sociaux plutôt que des centres d’hébergements. Il s’agit du premier programme d’aide à l’hébergement des demandeur·ses d’asile inspiré de la philosophie Logement d’abord qui vient apporter une réponse digne en matière de logement. Néanmoins, seulement une partie des réfugié·es est concernée : les demandeur·ses d’asile. De plus, les services fournis dans le cadre de ce programme ne sont pas associés à un ensemble d’autres services d’aide (notamment de réinsertion) ce qui limite fortement sa capacité de transformation sur le long terme.

Une application incomplète de Logement d’abord en Grèce

En 2020, un groupe de chercheur·ses, O’Shaughnessy et al., a réalisé une étude de l’impact de différents services de logement sur les capacités et le bien-être des personnes exclues du logement dans huit pays européens : France, Irlande, Italie, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Espagne,
et Suède. Pour cela, iels se sont appuyé·es sur l’approche dite « des capacités » développée par Nussbaum (2011) qui considère les capacités comme un outil important pour l’étude comparative de la qualité de vie et pour la théorisation de la justice sociale fondamentale. Comme l’explique le chercheur Nikos Kourachanis « Nussbaum affirme qu’un ordre politique décent doit garantir à tous les citoyens un niveau minimum de dix capacités centrales : la vie, la santé corporelle, l’intégrité corporelle, l’affiliation, les autres espèces, le jeu, les sens, l’imagination et la pensée, les émotions, la raison pratique et le contrôle de l’environnement »7.

Il poursuit : « L’accès à des conditions de logement décentes est un paramètre important pour la réalisation de nombreuses capacités décrites par Nussbaum (2011). […] Une personne qui n’a pas accès à un logement n’est pas en mesure de satisfaire ses besoins en matière de santé et de bien-être. Elle ne peut pas non plus organiser son programme d’activités quotidiennes de manière régulière et stable. Elle n’est pas en mesure de travailler pour s’assurer un revenu décent. Enfin, elle ne peut pas développer d’interactions sociales, car elle est probablement victime de stigmatisation sociale et de marginalisation. L’accès au logement est donc une condition préalable au développement de toute autre action visant à promouvoir la liberté des personnes de développer leur potentiel de bien-être. »

Dans son article de 2022 « Housing as a base for welfare in Greece: the staircase of transition and Housing First schemes » (ou « Le logement comme base de l’aide sociale en Grèce : l’escalier de transition et leLogement d’abord »), Nikos Kourachanis va tenter de prolonger la recherche de O’Shaughnessy et al. à la Grèce, qui, comme il le soulève, est « un pays européen qui a reçu relativement peu d’attention dans les études sur le logement ».

Pour cela il réalise un examen comparatif entre des services de logement qui adoptent une approche similaire à l’escalier de la transition et des programmes qui s’inspirent de l’approche du Logement d’abord. Les services de logement en escalier qu’il choisit d’étudier sont un abri de nuit pour sans-abris situé à Athènes et un camp d’hébergement pour demandeur·ses d’asile situé en banlieue d’Athènes. Les services de type Logement d’abord qu’il sélectionne sont ceux qui ont été développés plus haut : le programme « Logement et réinsertion » pour les sans-abris et le programme ESTIA pour les demandeur·ses d’asile. Pour différentes raisons pratiques et méthodologiques (restrictions imposées par le covid, fracture numérique, barrière de la langue, etc), il décide, contrairement au travail d’O’Shaughnessy et al. qui s’appuyait sur des échanges directement avec les bénéficiaires des programmes, de prendre le point de vue des prestataires de services pour mener des entretiens qualitatifs.

Ces entretiens sont basés sur six critères d’analyse regroupés sous deux catégories. D’une part, les capacités de sécurité et d’autonomie : la capacité d’éviter une mort prématurée, la capacité de garantir des conditions matérielle adéquates et la possibilité de bénéficier d’un sentiment de sécurité. De l’autre, l’impact sur les relations et les conditions de vie des bénéficiaires : la capacité de développer des liens familiaux et amicaux, la capacité d’éviter la stigmatisation et les possibilités de revenus et projets d’avenir.

Dans tous ces domaines, l’article affirme que les services de Logement d’abord ont un impact plus important sur la liberté des bénéficiaires de développer leurs capacités par rapport aux services de transition en escalier. En effet, les services inspirés de l’approche Logement d’abord donnent non seulement la possibilité d’accéder à un hébergement stable, à des conditions financières et matérielles pour se nourrir, s’habiller, mais également tout un tas d’autres avantages en cascade comme le fait que sortir de la rue diminue le risque d’une mort prématurée, d’être victime de violences physiques ou psychologiques (racisme, vol, etc.), renforce la capacité des bénéficiaires à renouer avec leurs proches, à sortir de la stigmatisation et à accéder à l’emploi.

Cependant, certains paramètres des programmes de Logement d’abord, à ce jour, nuisent à la maximisation de leur efficacité sociale, en premier lieu le caractère à court terme, fragmentaire, et incomplet des versions grecques de Logement d’abord.

Premièrement, concernant la capacité à éviter une mort prématurée, un responsable politique au ministère du Travail et des Affaires sociales grec souligne : « La maison seule peut sauver des personnes qui, si elles vivaient dans la rue, auraient pu mourir de froid ou de chaleur, d’un vol ou d’un accident. Cependant, si une personne a des problèmes de santé, elle a également besoin d’une protection de la santé. Ce que le programme « Logement et réinsertion » n’offre pas. ». Ainsi, si les services Logement d’abord apportent plus de sécurité à ses bénéficiaires, le fait qu’ils ne soient pas associés à des politiques de santé empêche une protection maximale.

Deuxièmement, à propos de la capacité de garantir des conditions matérielle adéquates : si la possibilité d’accéder à un logement stable par les programmes inspirés de Logement d’abord est une avancée incontestable, la faible subvention au loyer offerte par les programmes conduit dans certains cas à la location de logement médiocres (dans des sous-sols, des bâtiments anciens, etc.) et vient éroder les apports de cette philosophie qui soutient le logement comme droit humain.

Troisièmement, concernant la possibilité de bénéficier d’un sentiment de sécurité, un responsable politique au ministère du Travail et des Affaires sociales soutient, lors d’un entretien avec Nikos Kourachanis : « Il est certain que le fait de rester à la maison protège mieux les bénéficiaires que le fait de rester dans un abri de nuit ou dans la rue. Néanmoins, les cas de violence domestique ne disparaissent pas complètement. Nous devons nous concentrer davantage sur les interventions dans des cas tels que la maltraitance des femmes, ce que le programme ne prévoit pas à ce jour.»

Quatrièmement, à propos des possibilités de revenus et projets d’avenir, si les programmes inspirés de l’approche Logement d’abord facilitent l’accès à l’emploi, notamment en fournissant un logement stable et en réduisant la stigmatisation, ils sont inefficaces à maintenir leur bénéficiaires dans leur emploi à l’issue du programme. Ainsi, une fois la durée maximale de subvention atteinte, les emplois ne sont pas conservés par les bénéficiaires du programme qui doivent alors recommencer le processus de recherche d’emploi et sont confrontés à un sentiment d’échec. Le programme ESTIA quant à lui ne comprend pas de politiques d’emploi.

Conclusion

Malgré l’efficacité significative de l’approche du Logement d’abord pour garantir la liberté des bénéficiaires de développer leurs capacités et les discours politiques soutenant cette approche, les services assimilés à la transition en escalier sont toujours dominants en Grèce, et plus largement dans les Etats-providence européens. Ainsi, la majorité des interventions sociales est encore destinée aux services d’urgence pour les sans-abris. Je conclue cet article sur une explication de Nikos Kourachanis : « La prévalence des services d’urgence pour les personnes sans domicile est une expression particulière de la politique sociale néolibérale. La philosophie générale exposée montre une préférence pour les politiques sociales qui se concentrent uniquement sur l’extrême pauvreté, ce qui implique une approche non inclusive et hautement managériale. La nouvelle philosophie de la politique sociale se concentre sur l’assistance auxiliaire aux pauvres dans leurs efforts pour satisfaire leurs besoins de base. Des programmes de réduction de la pauvreté à court terme sont mis en œuvre dans ce sens. Mais il s’agit d’actions qui n’aboutissent à rien d’autre qu’à reproduire la situation actuelle de dénuement social des plus démunis. L’engagement unidimensionnel dans le développement d’interventions ayant cette orientation enferme ces groupes dans la pauvreté et dans des conditions d’exclusion sociale, car il ne leur offre rien d’autre que le soutien de leur effort marginal de survie. »

Ressources :

Notes de bas de page :

1 Le rétablissement en santé mentale est une notion théorique et pratique issue du mouvement des usagers les « survivants de la psychiatrie », qui correspond à un mode de dégagement ou de sortie de la maladie mentale, ou du moins du statut de « malade mental » et, à ce titre, elle doit être distinguée de la notion de guérison, ou même de rémission, dès lors que ces notions caractérisent l’évolution de la maladie, alors que le rétablissement concerne le devenir de la personne. https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-du-centre-georges-canguilhem-2018-1-page-165.htm

2 La réduction des risques vise à stabiliser et à réduire les problèmes de santé mentale ainsi que de diminuer les effets négatifs de la consommation de drogues. Elle se fonde sur les droits humains et la justice et se concentre sur les changements positifs et le travail collectif sans jugement, sans obligation, sans discrimination et sans exiger l’abstinence comme condition pré-requise. https://hri.global/what-is-harm-reduction/la-reduction-des-risques-cest-quoi/

3 Des services d’aide au logement en Grèce n’ont, jusque là, été développés que pour ces deux groupes : les personnes sans domicile et les demandeur·ses d’asile. (Kourachanis, 2018).

4 Pour plus de détails voir le programme Social Structures for Immediate Response to Poverty (Structures sociales pour une réponse immédiate à la pauvreté), mis en œuvre en 2012 pour fournir un filet de sécurité contre l’exclusion sociale en offrant un accès universel aux services de base.

5 D’après l’UNCHR https://data.unhcr.org/en/situations/mediterranean?id=83#_ga=2.102948608.1253868411.1525017341-382494301.1525017341

6 Pour en savoir plus sur l’approche hotspot, voir Migreurop http://migreurop.org/article2979.html?lang_article=fr

7 Pour éviter un long détour, je ne rentre pas dans les détails mais se référer à Nussbaum, M. (2011). Creating capabilities: The human development approach. Harvard University Press.

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