Quelques réflexions le long de la rive sud du détroit de Gibraltar

Il y a un peu moins d’un mois, je me suis rendu pour la première fois à Tanger et à Ceuta dans le cadre de ma mission, afin de rencontrer des acteur·rice·s associatif·ve·s et des chercheur·euse·s qui travaillent sur les enfants marocain·e·s en mobilité.

Pour ce nouvel article, j’aimerais revenir sur mon itinéraire le long de la rive méridionale du détroit de Gibraltar afin de partager quelques-unes de mes impressions, interrogations et tenter de répondre à ces questions, aussi naïves que complexes : qu’est ce qui rend ce territoire si singulier et pourquoi est-ce qu’il est souvent érigé comme un lieu symbolique des migrations.

Première étape : le détroit

Au croisement des histoires

Il règne sur les rives de Gibraltar une atmosphère unique par nature. Le détroit appartient à ces endroits où les éléments naturels sont tellement impressionnants qu’il s’en émane quelque chose de mystique. Celles et ceux qui me connaissent savent que je m’émerveille facilement, mais, je vous l’assure, on joue ici dans la catégorie des grands : l’océan Atlantique et la mer Méditerranée, en se rencontrant séparent l’Europe et l’Afrique (ou inversement, question de point de vue). Tout ce spectacle se déroule sur une seule scène, devant nos yeux.

Au détour d’un virage sur la route côtière ou au coin d’une rue tangéroise, on semble pouvoir toucher du bout des doigts l’Andalousie. L’ambivalence créée par la distance et la proximité des deux rives est assez perturbante et se ressent d’innombrables façons. La ville de Tanger est par exemple différente des autres villes marocaines : on y sent une forte influence espagnole dans la construction de la ville, l’architecture, mais aussi dans les habitudes qu’ont ses habitants. Aussi, tout le long du détroit, le paysage est méditerranéen, la mer est calme et cristalline. Ce décor partage bien plus de points communs avec la côte andalouse qu’avec celle de Rabat, où les vagues de l’Atlantique se cassent bruyamment contre les rochers.

De gauche à droite : les tombeaux phéniciens de la ville de Tanger offrent une vue dégagée sur la côte andalouse (1), une rue de Tanger qui s’apparente presque à un centre-ville espagnol (2), un bateau de croisière mouille dans le porte de Tanger Ville avec la ville de Tarifa en arrière plan, depuis la place Faro (3).
©Léo

Une autre chose qui retient tout de suite mon attention, c’est à quel point le poids de l’histoire est lourd, simplement en observant le paysage. Et cela n’a rien d’étonnant : depuis la nuit des temps, ce territoire fascine, interroge, suscite les convoitises. Au temps de la Grèce antique, le détroit est le théâtre d’exploits mythologiques : c’est ici-même que se dresseraient les colonnes d’Hercules entre le rocher de Gibraltar, côté européen et le Djebel Mussa, côté marocain. Chez les romains, Gibraltar est la frontière du monde civilisé, de Mare Nostrum (l’expression latine qui signifie « notre mer » inspirera d’ailleurs le nom d’une opération militaro-humanitaire mise en place par l’Italie entre novembre 2013 et octobre 2014 en Méditerranée centrale à la suite du drame de Lampedusa). Au fil des siècles, le caractère éminemment stratégique du détroit attire une myriade de peuples venant de tous horizons : les phéniciens, les carthaginois, les vandales, les wisigoths…

L’histoire de Gibraltar est aussi bien sûr celle des convoitises et des conquêtes stratégiques. C’est d’ailleurs Tariq ibn Ziyad, musulman d’origine amazigh, qui donnera son nom au rocher de Gibraltar (Djebel Tariq), puis au détroit à la suite de sa conquête de l’Andalousie en 711. Les confettis des deux côtés du détroit témoignent encore aujourd’hui de cet héritage : du côté espagnol, le rocher de Gibraltar est administré par les Britanniques et du côté marocain, la pointe orientale du détroit, Ceuta, est sous contrôle espagnol. Dans le rapport conjoint « Ceuta & Melilla, centres de tri à ciel ouvert aux portes de l’Afrique » [1], le GADEM (Groupe antiraciste de défense des étranger·e·s et des migrant·e·s), Migreurop, la Cimade et l’APDHA (Asociación Pro Derechos Humanos de Andalucía) reviennent sur les raisons historiques de la domination espagnole sur Ceuta et Melilla et sur la position adoptée par le Maroc sur « Sebta » et « Meliliya ».

L’histoire de Gibraltar par sa simple géographie, laisse transparaître une histoire marquée par les conquêtes, la colonisation et la mobilité humaine. Si le détroit constitue aujourd’hui à un obstacle, il a cependant longtemps matérialisé un pont entre les deux continents.

Deuxième étape : Tanger

Les imaginaires liés au détroit

Une fois laissé derrière moi ce moment d’ébahissement, je pars à la découverte de la ville blanche accompagné de mes deux collègues qui la connaissent très bien. Assez rapidement, je suis rattrapé par la réalité, dans ses rues, la mendicité est bien plus visible qu’à Rabat et au fil des rencontres avec les associations, je comprends toute la mesure de l’importance qu’a la migration dans cette ville carrefour.

Incontestablement, autour de Gibraltar gravite un autre imaginaire bien plus dramatique : celui des dangers liés à la migration et aux entraves à la mobilité. Dans son rapport rendu public fin 2022, le collectif espagnol Caminando Fronteras révèle qu’entre 2018 et 2022, 532 personnes ont péri sur la route du détroit et 47 autres en tentant de rejoindre les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla [2]. Ces drames sont tristement réguliers, le passage étant extrêmement périlleux. Régulièrement, les vents et les courants marins poussent les frêles embarcations de fortune vers les eaux tumultueuses de l’Atlantique alors qu’elles essayent de se frayer un passage entre les porte-conteneurs qui sillonnent cette route commerciale très fréquentée. Aux dangers naturels du bras de mer, s’ajoute la présence des garde-côtes déployés par l’Union européenne qui met encore davantage en péril la vie des personnes migrantes. Dans un article d’InfoMigrants paru en janvier 2023, Abdel un marocain interviewé à Briançon se confie sur son parcours « entre le Maroc et l’Espagne, il y a beaucoup trop de bateaux des garde-côtes. Avec la marine, personne ne passe cette frontière. Si tu arrives à passer la marine marocaine…Tu trouves la marine espagnole. Et ils te renvoient au Maroc » [3].

Gibraltar s’est tristement imposé comment un symbole de la migration vers l’Europe, notamment sous son aspect le plus macabre. D’abord en raison de la proximité unique entre les deux côtes qui met en évidence toute l’artificialité des politiques migratoires européennes et ensuite parce qu’il s’agit effectivement d’une route très empruntée depuis des décennies, particulièrement depuis 1986, année durant laquelle l’Espagne intègre la Communauté économique européenne, ce qui rend obligatoire la détention d’un visa pour les citoyen·nne·s marocain·e·s (et plus généralement aux ressortissant·e·s africain·e·s). Le détroit de Gibraltar, puisqu’il est un espace frontalier, est « une construction territoriale qui met de la distance dans la proximité » [4].

Dans son article « Le détroit de Gibraltar, les limites d’un espace modèle de la lutte européenne contre les migrations irrégulières », Guillaume Le Boedec emprunte le concept de « laboratoire » à Migreurop [5] et l’applique au détroit : « [Gibraltar est un] véritable laboratoire de l’externalisation de la politique migratoire européenne et de la coopération maghrébine ». Plus loin dans le même article il utilise le concept de frontièrisation (bordering en anglais) : « le détroit de Gibraltar s’est imposé comme l’espace modèle de la « frontièrisation » de l’espace Schengen, mais aussi le symbole de son inefficacité » [6]. Cette notion émerge dans les années 1990, en opposition à l’idée que la mondialisation construirait un « monde sans frontières ». La frontière n’est pas seulement une « discontinuité territoriale, à fonction de marquage politique » [7] mais elle est une construction (territoriale mais aussi et surtout sociale, politique et discursive) dont il convient d’analyser le processus.

Le symbole est si fort qu’il a su s’imposer par-delà la sphère militante et politique. Dans son article « Le détroit de Gibraltar, lieu d’une mise en scène des migrations », Claudine Lécrivain s’interroge sur les représentations du détroit dans l’imaginaire collectif, notamment à travers la littérature. Elle analyse des œuvres d’écrivain·e·s qui relatent les traversées de personnes migrantes : « ces récits mettent à jour des représentations assez prévisibles, car les textes, ancrés dans les réalités socio-historiques, développent de part et d’autre l’antagonisme des deux sociétés : le Maroc ou d’autres territoires africains présentés systématiquement en tant qu’enfer sans horizon vital et social, et l’Espagne/l’Europe comme paradigme de prospérité, abondance et liberté, Eldorado difficile d’accès depuis la convention de Schengen (appliquée à partir de 1995) [6]. Gibraltar est perçue comme la représentation d’un point de bascule vers une Europe rêvée et fantasmée, dont le portrait semble pourtant éloigné de la réalité.

Le détroit de Gibraltar, puisqu’il est le théâtre d’enjeux contemporains complexes à la croisée de deux continent aux histoires entrelacées, s’est imposé comme un puissant symbole de la politique européenne meurtrière de non-accueil et d’une prétendue limite entre deux mondes.

Troisième étape : Ceuta

L’incarnation de l’Europe inaccessible

J’ai ensuite poursuivi ma mission en me rendant à Ceuta, situé à un peu plus d’une heure de Tanger en voiture. Après avoir franchi le dernier col sur les flancs du Djebel Mussa, la ville autonome espagnole se dessine en contre-bas. En premier, c’est sa géographie particulière qui m’interpelle, c’est donc ça Ceuta ? Une minuscule péninsule surmontée d’un fort qui s’enfonce seulement de quelques kilomètres dans la mer. J’ai du mal à croire que l’Union européenne est juste là. En me rapprochant, je vois pour la première fois les fameuses barrières dont j’ai tant entendu parler. Plus je m’approche du poste frontière en voiture, plus la présence des forces de l’ordre marocaine est importante. Elles sont postées comme des sentinelles sur les côtés de la route et scrutent le moindre passage.

Vue de la ville de Ceuta depuis le côté marocain.
©Léo

Après avoir payé mon taxi, je me présente à la douane pour passer de l’autre côté. Grâce à mon passeport français, en à peine 10 minutes, j’ai passé la douane marocaine et la douane espagnole, un record !  En traversant, je pense au dernier article que j’ai écrit sur ce blog (disponible ici) et à l’asymétrie de cette frontière. Avant 2020 et la fermeture inopinée des frontières liée à la pandémie, les citoyen·ne·s marocain·e·s de la région environnante de Tétouan avaient le droit de se rendre à Ceuta durant la journée sans avoir de visa pour y travailler. Depuis, presque trois ans se sont écoulés et l’Espagne n’a toujours pas remis en vigueur cette mesure. Aujourd’hui, si un·e citoyen·ne marocain·e veut se rendre dans l’enclave, ielle doit obligatoirement être muni·e d’un visa Schengen, l’écrasante majorité de la population est donc privée de se rendre à Ceuta. J’en ai été témoin, lors de mon retour, la plupart des personnes marocaines qui traversaient la frontière avec moi avaient la double nationalité maroco-espagnole et présentaient aux autorités leur passeport européen. La réduction drastique du nombre de passages quotidiens atteste cette évolution :  avant la pandémie, le nombre de passages quotidiens était d’environ 30 000 quand il n’est plus que d’environ 3 000 aujourd’hui, selon les chiffres officiels du gouvernement de Ceuta et de la délégation gouvernementale [9].

En plus de cette récente impossibilité pour les résidents de la région de se rendre dans l’enclave, cela fait des années que l’accès au poste de douane est rendu infaisable pour certain·e·s ressortissant·e·s étranger·e·s, en particulier les personnes noires, et ce même pour demander l’asile. Toujours dans le rapport conjoint rapport « Ceuta & Melilla, centre de tri à ciel ouvert aux portes de l’Afrique », les quatre associations affirment par exemple qu’à Melilla : « pour une personne noire en quête de protection , les seuls moyens terrestres de passer dans l’enclave sont le franchissement de la barrière ou bien le passage caché dans une voiture, le dernier étant très coûteux » [10].

Depuis l’érection des premières barrières dans les années 1990, les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla sont devenues des pionnières de la politique de non-accueil des personnes migrantes, à l’avant-garde de cette Europe qui refuse le passage à certaines catégories de personnes quand il est rendu si facile pour d’autres.

Entre la douane marocaine et la douane espagnole.
©Léo

Plus tard dans la journée, lors de mon rendez-vous avec l’association Elín, Paula qui me reçoit m’explique très concrètement en quoi Ceuta est le théâtre de la privation de circulation. La frontière n’a jamais été autant contrôlée et militarisée qu’aujourd’hui, elle est dotée d’un arsenal ultra-coûteux dont la dernière trouvaille est un système de reconnaissance faciale.

Nous échangeons aussi sur un sujet d’actualité qui fait couler beaucoup d’encre en Espagne depuis quelques mois et qui démontre encore une énième fois que l’enclave est un haut-lieu des violations des droits humains.  En mai 2021, Madrid avait permis à Brahim Ghali, chef indépendantiste du front Polisario de se faire soigner sur son territoire. En réaction, Rabat avait interrompu pendant quelques heures le contrôle frontalier à Ceuta, ce qui avait permis à près de 10 000 personnes, dont un nombre important de mineur·e·s, d’accéder au territoire espagnol. Quelques mois plus tard, en août 2021, plusieurs dizaines d’entre elleux (le chiffre de 55 est souvent mis en avant dans la presse) ont été renvoyé·e·s au Maroc, sans avoir pu manifester leur consentement et sans avoir recours à une protection, ce qui est en tous points contraire aux engagements internationaux de l’Espagne en matière de protection de l’enfance.

Récemment, le 22 décembre 2022, Salvadora Mateos, ex-vice-présidente de la ville de Ceuta et Mabel Deu, ex-représentante du gouvernement dans la ville ont toutes les deux été condamnées, après un procès très médiatisé. Elles sont désormais privées d’occuper toutes fonctions électives ou gouvernementales pendant 12 ans, de se présenter à des élections et ont perdu les « honneurs associés [à leurs fonctions] » [11]. Les représentes politiques affirment que ces expulsions ont été opérées sur la base de l’accord de 2007 entre l’Espagne et le Maroc relatif à « la coopération dans le domaine de la prévention de l’émigration clandestine des mineur·e·s non accompagné·e·s, de leur protection et de leur retour concerté » [12]. Or, ce dernier exige pourtant un « strict respect » de la législation espagnole, des normes et principes du droit international et des dispositions de la Convention relative aux droits de l’enfant. Puisqu’il bafoue le droit internationale auquel il est lui-même soumis, cet accord n’est dans les faits que très rarement utilisé.

La ville de Ceuta et son isthme vus depuis les remparts du fort du Monte Hacho. Au delà des dernière maisons, c’est le territoire marocain (photo du haut). Encore plus qu’à Tanger, l’Espagne continentale semble toute proche, le rocher de Gibraltar et la ville d’Algésiras sont au bout de la rue (photo en bas à gauche).
©Léo

L’enclave de Ceuta elle est aussi le symbole des violation des droits des personnes migrantes, notamment parce qu’il s’agit de l’unique frontière terrestre entre l’Union européenne et l’Afrique avec sa jumelle, l’enclave de Melilla. Les grands titres d’actualité qui la secouent affichent aux grand jour les failles de la politique de voisinage et de la coopération avec des Etats-tiers, ici avec le Maroc.

Quatrième étape : Tanger Med

Le détroit, un espace de la reconfiguration des migrations

Sur mon itinéraire pour Ceuta, à l’aller comme au retour, j’ai emprunté les voies rapides qui surplombent le port de Tanger Med. Le complexe industrialo-portuaire est un mastodonte. Il fait plus de 8 kilomètres de long et est doté de 10 ports différents qui ont une capacité de traitement de plus de 9 millions de conteneurs. Il abrite quelques 1 100 entreprises qui génèrent 95000 emplois. Plus de 100 destinations ouvrent le port sur la planète entière, en Afrique, en Europe mais aussi en Asie et en Amérique [13]. Même s’il est relativement récent, puisqu’il n’a été inauguré qu’en 2007, Tanger Med a déjà su devancer le port d’Algésiras en Espagne en 2020 pour devenir le port le plus important de toute la Méditerranée. Il s’est aussi vite imposé comme l’un des plus grands ports d’Afrique, avant Port-Saïd en Egypte et Durban en Afrique du Sud.

Le port de Tanger Med vu depuis son extrémité orientale, sur la route entre Tanger et Ceuta. On en aperçoit ici qu’une petite partie.
©Léo

Le géant a complètement modifié l’économie de la région alentours. En témoigne l’importante partie des employé·e·s qui sont originaires des régions intérieures du pays [14] ou encore la présence d’usines et d’entreprises étrangères à proximité du port, comme Renault.  L’essor de ce port a contribué à vider le port de Tanger Ville du ballet des semi-remorques. Les activités de ce dernier ne se limitent plus aujourd’hui qu’aux croisières, à la plaisance et aux quelques ferrys à destination de Tarifa.

Cette recomposition de lespace a contribué à la modification des routes migratoires. Pour les candidat·e·s à l’immigration, notamment les jeunes marocain·e·s, le développement du port de

Tanger Med marque « louverture dun lieu de passage vers lEurope » [15]. Malgré le système de surveillance extrêmement sophistiqué du port, qui « indique la préoccupation des autorités portuaires à l’égard des questions migratoires, et plus particulièrement sous leurs formes clandestines […] des jeunes ont dompté une partie de la mécanique du géant portuaire pour parvenir à embarquer vers le continent européen » [16]. La croissance du port de Tanger Med n’a pas complètement supprimé les tentatives de passage depuis celui de Tanger Ville : « au regard de l’absence de possibilités de passage, il semblerait que lintrusion de mineurs dans le port soit tolérée certains jours » [17]. Elles seraient simplement plus invisibilisées, puisque beaucoup moins importantes.

Ce « jeu d’ouverture et de fermeture de la frontière » [18] est symptomatique des espaces frontaliers, notamment ceux de l’Union européenne. Depuis les années 1990, la route du détroit de Gibraltar n’a pas cessé d’évoluer, des itinéraires terrestres jusqu’aux traversées sur des embarcations de fortunes ou encore à bord de navires commerciaux ou touristiques. Ces restructurations obligent les personnes migrantes à s’adapter en permanence aux nouvelles mesures sécuritaires. Aujourd’hui, la route du détroit de Gibraltar est tellement hermétique que des jeunes marocain·e·s n’hésitent pas se lancer dans des périples longs et risqués.

Lors d’un séminaire au Conseil de la Communauté Marocaine à l’Etranger (CCME) auquel j’ai participé le 21 décembre 2022, le sociologue franco-marocain Mustafa El Miri revenait sur les nouveaux itinéraires empruntés par les jeunes marocain·e·s. Aussi surprenant que cela puisse paraître, la première étape est d’abord la Turquie, puisque les ressortissant·e·s marocain·e·s n’ont pas besoin de visa pour y séjourner temporairement. La l’itinéraire rejoint ensuite la célèbre route des Balkans en traversant toutes ces frontières réputés infernales : Serbie, Bosnie, Croatie… L’arrivée en Europe de l’Ouest se fait généralement par la France via la frontière franco-italienne, notamment par la route des Alpes, soit par Vintimille ou plus récemment par Briançon avant de finalement arriver en Espagne. A cause des entraves à la mobilité, ces personnes, souvent jeunes, sont contraintes de traverser l’Europe entière, alors que l’Espagne n’est à vol d’oiseau qu’à 14 kilomètres de leur pays de départ. Je vous invite vivement à lire cet article sorti il y a quelques jours qui revient avec plus de précisions sur des parcours d’exilé·e·s marocain·e·s (disponible ici). Suite à cette conférence, Mustafa El Miri a accordé un entretien au journal marocain Yabiladi où il revient sur les profils de ces jeunes et déconstruit un grand nombre d’idées reçues (disponible ici). Selon lui, « la seule différence entre eux [les mineur·e·s marocain·e·s en mobilité] et les jeunes d’autres contrées [des pays « sanctuarisés »] est que les premiers sont empêchés dans leurs mouvements transnationaux et que les seconds peuvent circuler en toute légalité » [19].

Comme d’autres endroits aux portes de l’Europe tel que Lesbos, Malte ou Lampedusa, le détroit de Gibraltar et les territoires qu’il englobe se sont tristement imposés comme des symboles des politiques migratoires violentes, injustes et mortifères. Mais le territoire, et c’est ce qui le rend particulièrement représentatif des migrations contemporaines, démontre aussi l’adaptation dont les personnes migrantes font preuve face à ces mêmes politiques.

Comprendre les complexités de la situation du détroit de Gibraltar, c’est comprendre une partie de celles qui traversent l’Union européenne et sa périphérie. En cela, le détroit est un outil de compréhension qui permet de déconstruire le phénomène migratoire qui est pollué par un discours médiatique et politique étouffant, anxiogène et déraisonné.

J’espère avoir réussi à travers cet article, à apporter quelques premières pistes de réponses aux questions qui m’ont suivi le long de ma première mission hors de Rabat !


[1] « Ceuta & Melilla, centres de tri à ciel ouvert aux portes de l’Afrique », rapport conjoint GADEM, Migreurop, Cimade, APDHA, décembre 2015. Disponible en ligne ici.
[2] « Victimes de la nécrofrontière 2018-2022, pour la mémoire et la
justice
», rapport Caminando Fronteras, décembre 2022. Disponible en ligne ici.
[3] « Après « le voyage de la mort », les terrasses de Briançon offrent du répit aux exilés », Maïa Courtois pour InfoMigrants, 3 février 2023. Disponible en ligne ici.

[4] « La question du continu et du discontinu à l’épreuve de la dimension technique des sociétés », Christiane Arbaret-Schulz, Continu et discontinu dans l’espace géographique, Presses Universitaires François Rabelais, pp. 409-416, 2008. Disponible en ligne ici.
[5] Tiré du rapport « Guerre au migrants, le livre noir de Ceuta et Melilla », Migreurop, 2006. Disponible en ligne ici.
[6] « Le détroit de Gibraltar, les limites d’un espace modèle de la lutte européenne contre les migrations irrégulières », Guillaume Le Boedec, 2007. Disponible en ligne ici.

[7] Définition tiré de l’ouvrage « Fronts et frontières. Un tour du monde géopolitique », Michel Foucher, 1988.
[8] « Le détroit de Gibraltar, lieu d’une mise en scène des migrations », Claudine Lécrivain, Revue de littérature comparée, 2014. Disponible en ligne ici.

[9] « España endurece las fronteras de Ceuta y Melilla en pleno acercamiento a Marruecos », Mario Saavedra pour El periódico de España, 30 janvier 2023. Disponible en ligne ici.
[10] « Ceuta & Melilla, centres de tri à ciel ouvert aux portes de l’Afrique », rapport conjoint GADEM, Migreurop, Cimade, APDHA, décembre 2015. Disponible en ligne ici.
[11] « La Fiscalía pide 12 años de inhabilitación para la exdelegada del Gobierno y la vicepresidenta de Ceuta por la devolución de 55 menores marroquíes », Maria Martin pour El Pais, le 22 décembre 2022. Disponible en ligne ici.
[12] « Acuerdo entre el Reino de España y el Reino de Marruecos sobre la cooperación en el ámbito de la prevención de la emigración ilegal de menores no acompañados, su protección y su retorno concertado », Bulletin officiel de l’Etat espagnol, 6 mars 2007. Disponible en ligne ici.

[13] Tous les chiffres proviennent du site officiel de Tanger Med, disponible ici.
[14] « Tanger à la croisée de nouvelles recompositions territoriales et de mobilités transnationales », Zoubir Chattou, 2011. Disponible en ligne ici.
[15] « Tanger et les harraga : les mutations d’un espace frontalier », Sarah Przybyl, Youssef Ben Tayeb, 2013. Disponible en ligne ici.
[16] Ibid.
[17] Ibid.

[18] Ibid.
[19] « La seule différence entre un jeune marocain et un autre européen est la liberté de circulation », Guita Zine pour Yabilaadi, le 27 décembre 2022. Disponible en ligne ici.

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