Visas : la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres ?
Tous les humains n’habitent pas le monde de la même façon
La liberté de circulation, liberté fondamentale pourtant garantie par l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme [1], n’est en réalité qu’une liberté relative. Alors que certaines personnes jouissent d’une très forte capacité de mouvement grâce au privilège que leur confère leur passeport, d’autres sont condamnées à se heurter à des obstacles administratifs parfois infranchissables. Ces entraves à la mobilité sont mises en œuvre par le moyen des visas, instruments centraux des politiques migratoires contemporaines. En témoigne la difficulté qu’ont les personnes dites – selon certaines terminologies officielles – « à risque migratoire »[2] à obtenir le précieux document de voyage.
© Olivier Clochard pour Migreurop
Vous pouvez cliquer ici pour consulter la note complète de Migreurop « Les visas, inélaglités et mobilités à géométrie variable » et pour visualiser cette carte en meilleure qualité (page 3).
Alors qu’il érige en axe fondamental la libre-circulation des personnes en son sein, l’espace Schengen est un acteur de « l’amplification et la sophistication du contrôle sur la mobilité de certaines catégories de personnes » (Serge Weber, 2009). Ses visas « constituent en réalité une instance de contrôle frontalier et migratoire à distance » (Migreurop, 2019). De telles politiques inégalitaires et restrictives ne sont pas sans conséquences : « l’obligation de détenir un visa […] est ainsi la principale cause de l’hécatombe qui s’abat sur celles et ceux qui tentent de mettre en œuvre leur droit à émigrer » (Migreurop, 2019).
Cette mainmise sur l’instrument des visas peut être utilisée par les États en position de force comme un levier leur permettant de conditionner la libre-circulation d’autrui à une coopération jouant en leur avantage, notamment sur les questions migratoires. Dans cette logique, en février 2021, la Commission de l’Union européenne (UE) annonçait vouloir renforcer la coopération en matière de retour et de réadmission (Commission européenne, 2021). Cette annonce confirmait la volonté du Conseil européen qui recommandait en 2018 de « mobiliser les moyens d’incitation nécessaires en faisant appel à l’ensemble des politiques, instruments et outils pertinents de l’UE, y compris la politique des visas » (Conseil européen, 2018). Cette volonté politique est en partie incarnée par le règlement du code des visas Schengen révisé de 2019 qui impose à la Commission « d’évaluer régulièrement, au moins une fois par an, la coopération des pays tiers en matière de réadmission » (Commission européenne, 2021) et qui définit, d’une part des mesures d’encouragement pour atteindre ces objectifs comme la réduction du prix du visa, du délai de la demande ou bien l’extension de la durée de validité et d’autre par des mesures punitives allant jusqu’à la suspension des demandes.
La mise en application française
Le 28 septembre 2021, le gouvernement français d’Emmanuel Macron a pris la décision de réduire de 50% la délivrance de visas pour les citoyen·ne·s marocain·e·s et algérien·ne·s et de 30% pour les tunisien·ne·s. Il invoquait le manque de coopération des gouvernements maghrébins quant à la réadmission sur leurs territoires des ressortissant·e·s s’étant vus délivrer une Obligation de Quitter le Territoire Français (OQTF). Béatrice Hibou chercheuse au CNRS et spécialiste du Maroc qualifiait la mesure de « choquante et électoraliste » (Le Parisien, 2021) dans le contexte de la campagne présidentielle déraisonnablement polarisée autour des questions migratoires. En atteste, de manière officieuse, la réaction d’Éric Zemmour, qui s’était alors félicité d’être un « inspirateur de la politique d’Emmanuel Macron » (Éric Zemmour sur YouTube, 2021).
Gabriel Attal soutenait pourtant que cette décision devait être détachée de la course à la présidentielle. D’après lui, des négociations diplomatiques seraient en cours à cet égard depuis 2018 « il y a eu un dialogue, ensuite il y a eu des menaces ; aujourd’hui, on met cette menace à exécution » (Gabriel Attal sur Europe 1, 2021). En 2019 déjà, Edouard Philipe, alors Premier ministre, présentait « 20 décisions pour améliorer la politique d’immigration d’asile et d’intégration » (à consulter ici) parmi lesquelles figurait la volonté de « mettre les questions migratoires au cœur de notre action diplomatique » et de « renforcer le pilotage stratégique de la politique des visas et établir un lien avec les autres volets de la politique migratoire, notamment la réadmission ».
La mesure est par ailleurs particulièrement sévère puisqu’elle prend comme référence les statistiques de 2020. Or, il s’agit d’une base fortement diminuée en raison de la crise sanitaire : toutes nationalités confondues, la France a seulement octroyé 712 317 visas en 2020, contre 3 534 999 en 2019, soit une baisse de 79,8% (Ministère de l’Intérieure français, 2021). En 2019, les 420 388 demandes avaient été formulées par des marocain·e·s, contre seulement 24 191 entre janvier et juillet 2021 (Europe 1, 2021). En réalité, « le nombre de visas demandés et délivrés par la France en 2020 étant déjà très faible, la baisse à venir pourrait donc être plus proche de -85,75% pour le Maroc, de -86,65% pour l’Algérie et -76,26% pour la Tunisie en prenant 2019 pour année de référence » (Loujna-Tounkaranké, 2021).
Un grand flou artistique
La mesure française n’a pas tardé à prendre effet. Très vite, les créneaux disponibles pour les rendez-vous de dépôt des dossiers auprès de TLS-Contact, l’entreprise privée qui sous-traite des demandes de visas se sont raréfiés. Les délais se sont allongés à des semaines voir des mois d’attente quand ils pouvaient être de quelques jours seulement auparavant. De plus, aucune information n’est partagée sur les éventuelles prochaines disponibilités, ce qui oblige les candidat·e·s à rester sur le qui-vive des jours durant.
La mise en œuvre de la politique française se révèle également à travers l’opacité des critères d’attribution, puisqu’un grand nombre de refus sont injustifiés. Une impression renforcée par l’absence physique des autorités consulaires tout au long de la procédure. A aucune étape les demandeur·se·s ne rencontrent un·e membre de l’administration française. Les candidat·e·s sont même contraint·e·s de sortir des locaux du prestataire privé pour regarder si le tant-attendu tampon se trouve dans les pages de leur passeport ou non. Seul les usager·e·s renseigné·e·s sont en capacité de faire recours à la décision.
Un point d’ombre réside aussi dans la mise en œuvre du quota de 50% : comment cette réduction s’opère-t-elle dans les faits ?
Visa court séjour, procédure longue durée
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Pour les demandeur·se·s de visa, la procédure d’obtention classique et les possibilités de recours sont de véritables parcours du combattant.
Il est important de noter qu’à toutes ces étapes, s’ajoute une course contre la montre pour récupérer les pièces justificatives souvent difficiles à obtenir (attestation d’hébergement en France, justificatif de ressources financières, assurance médicale de voyage, justificatif de l’objet du voyage…).
Aussi, la délivrance d’un visa ne garantit en aucun cas l’accès au territoire national français. Les autorités douanières peuvent décider de le refuser, le plus souvent en estimant que les pièces justificatives ne sont pas suffisantes/correspondantes. Ces personnes sont alors expulsées et menacées d’être placées en zones d’attente si elles contestent la décision.
Des demandeur·se·s mis·e·s en danger
Le manque cruel de rendez-vous pour déposer son dossier « a ouvert la voie aux mafias qui se sont spécialisées dans l’obtention de rendez-vous et les vendent à des prix exorbitants à des citoyens qui n’avaient pas tous la possibilité de prendre rendez-vous dans des conditions sûres », affirme l’Association Marocaine des Droits Humains (AMDH, 2022). Alors qu’il ne faut normalement seulement s’acquitter que d’un montant de 300 dirhams marocains (MAD) à verser à TLS (sans compter le coût du visa en lui même), les prix des rendez-vous revendus sur le marché noir varient entre 150 et 2500 MAD (environ 227 euros), une somme considérable, l’équivalent marocain du SMIC étant fixé à 2970 MAD (au 01/09/22).
Plus largement, la suppression de l’accès aux voies légales favorise le développement de routes migratoires périlleuses : « la mise en œuvre ne pourra déboucher que sur de nouveaux drames humains sur les routes migratoires empruntées par celles et ceux qui n’ont pas d’autres choix ». (Loujna-Tounkaranké, 2021).
Des deux côtés de la mer, la colère gronde
Très rapidement des réactions se sont fait entendre des deux côtés de la méditerranée. Le Gadem (Groupe antiraciste d’accompagnement et de défense des étranger·e·s et des migrant·e·) s’interrogeait : « qu’en est-il de cette « coopération modèle » entre le Maroc et la France et du dialogue « fondé sur le respect mutuel » ? » (Gadem, 2021) et ajoutait, « le chantage à la migration [en référence aux événements de mai 2021 entre le Maroc et l’Espagne, voir cet article du Monde] largement décrié dernièrement par l’Union européenne et ses États membres ne devrait avoir sa place ni au Nord ni au Sud, car in fine, ce sont toujours les mêmes personnes qui se retrouvent au cœur de ces décisions et de ce jeu diplomatique, qui en pâtissent le plus ».
Du côté de la diaspora maghrébine en France aussi les réactions ont été vives, la Fédération des Tunisiens des Deux Rives condamnait cette « surenchères sur le dos des maghrébins » (FTCR, 2021) et affirmait « il est urgent de s’élever contre une aussi grave atteinte aux droits humains qui porte, pour des raisons de chantage honteux, atteinte à la libre circulation de citoyens ayant leurs attaches, aussi bien en France qu’au Maghreb ».
Bien sûr, la décision du gouvernement français est également désapprouvée au niveau institutionnel. Nasser Bourita, ministre des affaires étrangères qualifiait la mesure « d’injustifiée » et appuyait sur la grande coopération dont fait preuve le pays : « le Maroc a toujours géré la question migratoire et le flux des personnes, avec une logique de responsabilité et d’équilibre entre la facilitation des déplacements des personnes (…) et la lutte contre la migration clandestine » (Médias 24, 2021).
Enième brouille ou rupture définitive ?
Plus précisement, ce sont les relations des citoyen·nne·s marocain·e·s avec la France qui semblent mises à mal. Pour Karim Ben Cheick, député français à l’étranger « ces restrictions de visa touchent particulièrement ceux qui font le lien. C’est la confiance de toute une population envers notre pays qui est en jeu » (Le Monde, 2022). Ce qui est inédit, c’est que personne n’est épargné : les intellectuel·le·s, les entrepreneur·euse·s, les artistes, les classes aisées francophiles qui obtenaient auparavant des visas pour la France relativement facilement sont maintenant touché·e·s.
Dans sa « Lettre d’adieu d’une marocaine » très relayée (à lire ici), Younes Maamar, fils de Hennou Allali Maamar, une médecin émérite diplômée de la faculté de Montpellier dans les années 1960, raconte l’humiliation que sa mère a subi en se faisant refouler à la douane française alors qu’elle retournait sur les traces de sa jeunesse. Pour lui, « il s’agit d’une posture de plus en plus systématique qui tente de prendre les citoyens marocains en otage d’un jeu de pression qui les dépasse ». Il conclut sa lettre adressée à Emmanuel Macron, par ces mots : « la honte, si elle est, doit être ailleurs […] ceci n’est pas une lettre de réclamation ni de plainte. Ceci est, avec gravité et tristesse, maintenant l’émotion dissipée, une lettre d’adieu ».
Cet épisode des visas est d’autant plus lourd qu’il s’inscrit dans une crise diplomatique plus large qu’il a déclenché ou ravivé entre ces deux pays aux relations très fortes. En atteste les fauteuils vides dans les deux ambassades : l’ambassadrice de France au Maroc Hélène Le Gal n’a pas été remplacé depuis la fin de son mandat en septembre 2022, suite à quoi Rabat a rappelé son ambassadeur Mohamed Benchaâboun en octobre. Les tensions se sont aussi cristallisées avec la suspension par Rabat, du laissez-passer consulaire qui permettait à Hassan Iquioussen d’être expulsé vers le Maroc le 30 août dernier[3]. A cela se mêle également les relations récentes entre Paris et Alger ou encore l’affaire d’espionnage Pegasus dans laquelle le Maroc est accusé d’avoir espionné des membres du gouvernement français.
Des visas pour tou·te·s ou plus de visas du tout
Ces querelles aux sommets touchent en réalité à l’intimité des citoyen·ne·s maghrébin·e·s. Elles privent des parents d’assister à un mariage, des jeunes d’aller étudier (les marocain·e·s constituent la première communauté étudiante étrangère en France), des enfants d’assister à des funérailles, des artistes de se représenter, des professeurs de donner des conférences, des associations de se rencontrer…
Sans détours, elles font fi d’un grand nombre de libertés fondamentales. Elles piétinent le droit à la vie privée, le droit à la famille, la liberté de circulation et même le droit à la vie en rendant inaccessibles les façons légales de se déplacer.
Pourtant, les fondements même de cette crise sont illusoires : entre janvier et juillet 2021, seulement 3301 OQTF ont été délivrées (Europe 1, 2021). Pourtant, ce sont dizaines voir centaines de milliers de personnes qui se retrouvent prises au piège. Avec cette mesure, la France d’Emmanuel Macron continue d’alimenter le mythe de la prétendue « crise migratoire » et l’extrême-droite s’en donne à cœur-joie.
Le positionnement que Migreurop défendait en 2019 résonne aujourd’hui plus fort que jamais : « des visas pour tou·te·s, ou plus de visas du tout, pour que chacun·e puisse librement choisir de partir ou de rester, sans être illégalisé·e ni mis·e en péril » (Migreurop, 2019).
Voilà pour ce premier tour d’horizon sur cette question qui fait couler beaucoup d’encre. J’aurai l’occasion d’approfondir mes recherches sur ce sujet au cours des prochains mois, stay tuned !
[1] Déclaration universelle des droits de l’Homme, article 13 : « Toute personne a le droit de circuler librement […] toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien », 1948. Disponible en ligne ici.
[2] Instruction consulaires communes adressées aux représentations diplomatiques et consulaires de carrière « il convient à cet effet d’exercer une vigilance particulière sur les ‘’populations à risque, chômeurs, personnes démunies de ressources stables, etc. En cas de doute portant, notamment, sur l’authenticité des documents et la réalité des justificatifs présentés, la représentation diplomatique ou consulaire s’abstiendra de délivrer le visa. », publiées au JO n° C 313 du 16/12/2002. Disponible en ligne ici.
[3] Hassan Iquioussen est un Imam marocain né en France qui a renoncé à la nationalité française. En 2022, il est accusé d’avoir tenu dans le passé des propos haineux et antisémites. Le 28 juillet, il est visé par une mesure d’expulsion ordonnée par Gérald Darmanin, qui sera rendue impossible par la suspension du laissez-passer par le Maroc.
Diplômé d’un master franco-marocain en sciences politiques, je suis très intéressé par les migrations et les luttes qui y sont liées, notamment depuis avoir travaillé au sein de l’association Tous Migrants à la frontière franco-italienne.
Dans le cadre de la sessions 25, je suis envoyé par le réseau Migreurop et accueilli par le GADEM (Groupe Antiraciste de Défense et d’Accompagnement des Étranger⸱e⸱s et des Migrant⸱e⸱s) à Rabat au Maroc. Je vais m’intéresser aux conséquences des politiques migratoires dans ce pays qui occupe une place singulière aux portes africaines de l’Union européenne.
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