Il semblerait qu’en 6 ans peu de choses aient changé – Κύπρος – Chypre
En décembre 2021, le Pape François fait escale à Chypre avant de se rendre sur l’île grecque de Lesbos. C’est l’événement ! La minorité catholique chypriote (l’île étant principalement orthodoxe) saute de joie et les médias européens tournent leurs projecteurs vers ce petit pays souvent oublié. Cette escale de deux jours a des fins politiques où les thématiques migratoires sont au premier plan. Journalistes et médias multiplient alors les articles sur l’urgence que connaît l’île et les chiffres défilent.
Après ces quelques heures il déplorera :
« Cela nous rappelle l’histoire du siècle dernier, des nazis, de Staline, et on se demande comment cela a pu se passer. Mais ce qui s’est passé autrefois est en train d’arriver aujourd’hui sur les côtes voisines (…) Il y a des lieux de torture, des gens qui sont vendus. Je le dis car c’est ma responsabilité d’ouvrir les yeux » (1)
En 2016, il s’était déjà rendu à Lesbos, cette île grecque où se trouvait Moria l’un des pires camps européens destinés à « l’accueil » des migrants (2). Il avait pu constater les conditions inhumaines de (sur)vie des exilé·e·s conséquence des politiques menées par l’UE. Juste avant sa visite, il avait notamment prononcé ces mots :
« C’est un voyage marqué par la tristesse, à la rencontre de la plus grande catastrophe humanitaire depuis la seconde guerre mondiale » (3)
Il semblerait qu’en 6 ans peu de choses aient changé quant à la manière dont l’Union européenne et ses membres traitent les exilé·e·s. L’objectif est toujours le même : empêcher les personnes d’arriver. Pour cela, l’argent coule à flot : ici pour construire un camp ou un mur, là pour déployer des hommes ou installer des caméras. Symbole de cet engouement sécuritaire le budget de l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes est passé de 5 millions d’euros en 2005 à 543 en 2021 (4).
En revanche, lorsque les droits les plus élémentaires des exilé·e·s sont bafoués, les représentants européens ne peuvent s’empêcher de crier au scandale ni de s’émouvoir. Pourtant, si des personnes s’entassent dans les camps grecs, italiens, espagnols ou chypriotes, si des personnes sont forcées de survivre à un froid glacial à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie, si des personnes sont tabassées puis refoulées à la frontière croate, si des personnes se noient dans la Méditerranée et dans la Manche c’est bien parce que l’UE et ses États membres ont décidé que l’Europe deviendrait une forteresse. Une forteresse bardée d’à priori, de jugements et de racisme, mais avant tout une forteresse, bardée de murs et de barbelés.
La situation chypriote est emblématique de ces politiques (anti) migratoires européennes. Selon les autorités chypriotes (5), plus de 11.000 personnes auraient rejoint la partie sud de l’île entre le 1er janvier et le 31 octobre 2021. Environ 85% d’entre elles seraient arrivées par la République turque de Chypre nord (RTCN) en franchissant la Ligne verte. Proportionnellement à sa population, la République de Chypre est l’État européen possédant le plus haut pourcentage de demandeurs d’asile : environ 4,4% (les autres État-membres gravitent autour de 1%).
Face à cette situation qu’elles considèrent comme ingérable, les autorités chypriotes ont récemment déposé plusieurs requêtes auprès de la Commission européenne (6) :
– le droit de suspendre le dépôt des demandes d’asile pour les personnes entrées illégalement sur le territoire,
– la mise en place d’un programme de « relocalisation » pour les personnes dont la demande a été rejetée,
– la mise en place d’un plan d’aide financière afin de couvrir les coûts de fonctionnement des « centres d’accueil » et la surveillance de la Ligne verte.
Autrement dit, le gouvernement chypriote cherche à suspendre un statut (celui de demandeur·se d’asile) et les droits qu’il confère tout en réclamant plus de fonds dans le but de renforcer la sécurité à ses frontières. Ces nouvelles mesures ne vont qu’accentuer la situation déjà extrêmement difficile des exilé·e·s dans le pays. En effet, saupoudrez de racisme un système déjà défaillant et vous obtenez les institutions chypriotes.
Les personnes qui atteignent la partie sud de l’île doivent d’abord se rendre au camp de Pournara, à l’ouest de Nicosie. Elles passeront environ un mois là-bas : le temps que les procédures pour déposer l’asile soit effectuées et que les personnes soient enregistrées dans le système administratif chypriote etc. La situation à Pournara est déplorable. Initialement, le camp a été construit pour « accueillir » 1.000 personnes. Aujourd’hui plus de 2.500 s’y « entassent » : certaines tentes sont occupées par 16 exilé·e·s, les quartiers réservés aux mineurs et aux femmes ne disposent d’aucune sécurité (laissant place à toutes les dérives imaginables), des infections se propagent à cause de l’état des infrastructures sanitaires etc.
En novembre dernier, au moment où je m’y suis rendu pour la première fois avec des membres de l’association, de nombreuses personnes n’étaient pas autorisées à entrer dans le camp pour y être enregistrées. Elles n’étaient donc pas autorisées à recevoir de la nourriture, ni de l’eau. La majorité était des hommes seuls originaires d’Afrique de l’ouest. Beaucoup étaient forcés de dormir dehors, à même le sol, et certains ne portaient que des shorts, des t-shirts et des tongs alors que l’hiver approchait et que les températures avoisinaient les 10 degrés la nuit.
Après un mois, afin d’être autorisés à quitter le camp, les exilé·e·s doivent fournir une adresse. Certain·e·s ont des amis pouvant les accueillir d’autres sont forcé·e·s de donner des adresses inconnues (comme des restaurants ou des magasins) afin de pouvoir partir. Les personnes doivent ensuite s’enregistrer au Welfare. Ce centre doit – en théorie – permettre aux demandeur·se·s d’asile de recevoir une aide financière le temps que leur dossier soit examiné. Or, comme de nombreuses institutions chypriotes, le système administratif du Welfare est en surchauffe. Les demandes de soutien financier sont longues à traiter et rares sont les exilé·e·s à recevoir leurs aides en temps et en heure.
De nombreuses personnes se présentent tous les jours au local. Si certain·e·s n’ont pas reçu d’argent depuis des mois, d’autres ont vu leurs dossiers subitement clos pour des raisons inconnues… À Chypre l’attente est une règle pour les demandeur·se·s d’asile et mieux vaut être doté d’une patience à toute épreuve. Parmi les exilé·e·s que nous voyons défiler, l’épuisement psychologique et le sentiment d’impuissance sont de mises.
Les personnes subissent constamment la lenteur et les nombreuses imperfections de ce système qui semble être conçu contre elles. Les obstacles s’accumulent et les informations nécessaires pour les dépasser ne sont pas transmises. Ainsi, les exilé·e·s se retrouvent pris·es dans un cercle vicieux d’où il est difficile de sortir. Le ping-pong administratif auquel s’adonnent les différentes administrations ajouté aux difficultés liées à la langue pousse les personnes dans leurs retranchements. Les officiers référents – normalement sensés les soutenir – ne décrochent pas le téléphone et la queue devant le Welfare est interminable : aucune chance d’être reçu dans la journée sans arriver à 7h du matin et attendre plusieurs heures. Certain·e·s ne viennent que pour prendre un ticket avant de repartir, sachant pertinemment qu’ils/elles ne pourront obtenir aucun rendez-vous dans les 48h suivantes.
Les quelques ONG qui viennent en aide aux exilé·e·s à Chypre sont elles-mêmes dépassées. Nous cherchons constamment à colmater les failles de ce système qui prend l’eau. Hélas nous ne pouvons pas proposer de solutions viables et parons seulement au plus urgent.
Les perspectives ne sont guère encourageantes, bien au contraire. Nous ne pouvons qu’être inquiets lorsque qu’en décembre dernier, peu de temps avant de prendre la présidence de l’UE, Emmanuel Macron rencontrait le président Viktor Orbán et s’est accordé avec celui-ci sur la nécessité « de mieux protéger les frontières européennes contre les migrants illégaux » (7). Sans changement politique majeur à l’échelle nationale et/ou européenne, la situation des exilé·e·s ne fera qu’empirer.
(1) Franceinfo: – A Chypre, le pape dénonce l »‘esclavage et la torture » des migrants – le 3 décembre 2021
(2) Arte – Grèce : Moria, par delà l’enfer – le 9 juillet 2021
(3) Le Monde – Le pape François rentre de Lesbos avec 12 réfugiés syriens – le 16 avril 2016
(4) Migreurop – Frontex, une agence européenne hors de contrôle – décembre 2021
(5) Cyprus Mail – 70 per cent increase in asylum seekers over last year – le 30 novembre 2021
(6) Ibid.
(7) Courrier International – Migrants. En visite à Budapest, Macron s’accorde avec Orbán pour protéger les frontières de l’UE – le 14 décembre 2021
Je m’appelle Hugo. Je suis envoyé par le réseau Migreurop dans l’ONG Kisa à Chypre. Ma mission vise à d’investiguer les thématiques migratoires propres à ce pays insulaire ainsi qu’a observer les conséquences des politiques européennes.
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