Droits des Femmes à Taïwan : état des lieux
« Que c’est bon de pouvoir me promener dans la rue sans me faire emmerder ! » est une des premières pensées qui m’est venue à l’esprit après quelques jours à Taïwan. Juste me promener, chercher mon chemin, ou encore rêvasser sur mes trajets routiniers. De nuit, de jour, en robe, en short. Car en effet, en France, pour les jeunes citadines comme moi ce n’est pas toujours évident ; sans arrêt sur ses gardes en attendant de se faire « importuner » – au mieux !-, comme d’habitude. Je ne saurais dire pour quelle part c’est lié à une société plus lissée dans son ensemble et pour quelle autre part à une éducation plus sensible au respect des femmes. Toujours est-il que c’est franchement libérateur.
Le féminisme a pris une place croissante dans ma vie les dernières années. C’est donc tout naturellement, une fois arrivée à Taïwan, que je me suis interrogée sur la situation des femmes sur place. Je perçois bien sûr des différences, de mes yeux d’expatriée, mais j’ai bien conscience que cette expérience est insuffisante pour en tirer des conclusions. Exempte de toutes attaches et perçue par certains comme une occidentale « libérée », je ne ressens pas la pression de certaines traditions sexistes et conservatrices encore vivaces.
Pour en savoir plus, j’ai donc interviewé trois femmes sur l’histoire récente du féminisme à Taïwan et sur les problématiques que rencontrent les femmes taïwanaises aujourd’hui. J’ai dans un premier temps rencontré Wang Ping 王蘋, secrétaire générale de la Gender/Sexuality Rights Association, et Ding Naifei 丁乃非, professeure à la National Central University, au Centre d’Etude de la Sexualité du Département d’Anglais, lors d’une interview groupée. J’ai par ailleurs échangé avec Wang Ann-Jiun 王安頤, organisatrice de « Girls Party », et créatrice de l’unique magazine lesbien taïwanais, Lezs. L’échange a pris certaines directions, notamment celle des droits LGBT+, car je me suis adaptée à l’actualité, ainsi qu’aux luttes et aux vécus de mes interlocutrices. Cet état des lieux n’est donc pas exhaustif. Toutefois, j’espère que cela pourra donner un aperçu d’une société où les problématiques dites féministes ont un historique sensiblement différent de celui en France.
Contexte Taïwanais– le mariage pour les couples de même sexe au cœur de l’actualité
La question du genre est aujourd’hui au cœur des débats à Taïwan. En effet, il y a deux ans, la Cour Suprême taïwanaise a légiféré pour l’adoption du mariage pour les couples de même sexe, réforme soutenue main dans la main par les groupes LGBT+ et féministes. Mais alors que le législateur avait justement deux ans pour faire une proposition de loi et qu’aucune n’avait encore été faite, un référendum a été organisé dans l’intervalle sur diverses questions de société par les détracteurs du mariage homosexuel, en même temps que les élections locales en novembre dernier. Le mariage pour les couples de même sexe était donc sur la table, de même que la simple mention de l’homosexualité lors des cours d’éducation sexuelle à l’école. A la surprise de beaucoup, il y a alors eu un raz de marée conservateur, environ 7 millions de personnes ont voté contre le mariage homosexuel pour une population de 23 millions de personnes. Le gouvernement s’est donc retrouvé en tenaille entre la décision de la Cour Suprême et les résultats du référendum, bien que ce dernier soit théoriquement non contraignant. L’exécutif a toutefois pris les devants et fait une première proposition de loi, qui reprend les mêmes dispositions que la loi du mariage pour les couples hétérosexuels telle qu’elle est aujourd’hui, sans toutefois utiliser ce terme de « mariage » pour désigner l’union des couples. Les groupes religieux ont ensuite fait deux propositions très conservatrices. Le vote du parlement a eu lieu vendredi 17 mai 2019, et la proposition du gouvernement a été acceptée, faisant de Taïwan le premier pays d’Asie à légiférer sur le mariage des couples de même sexe.
Toutefois, même si l’heure est à la célébration pour beaucoup, la loi n’est pas aussi progressiste qu’on pourrait l’espérer, sur les dispositions concernant l’adoption par exemple. En réalité, la législation du mariage en général et sa mise en œuvre sont particulièrement conservatrices à Taïwan, et seraient même très désavantageuses pour les femmes, selon Wang Ping et Ding Naifei, comme je l’expose dans un prochain paragraphe.
L’apparition de la notion de féminisme – années 80
Wang Ping et Ding Naifei commencent par m’expliquer que la notion de féminisme en tant que telle n’est pas Taïwanaise, mais un concept qui a été traduit de l’anglais vers le chinois. Dans les années 80, de nombreuses femmes sont rentrées des Etats-Unis où elles avaient effectué leurs études. En plein contexte de Guerre Froide et après des années de tutelle des Etats-Unis, elles ont rapporté avec elles de nombreux termes concernant les droits humains, dont celui de féminisme, qui ont été adoptés. Il existait déjà des « mouvement de femmes » (妇女运动) à Taïwan, mais leurs combats n’avaient jusqu’alors pas été conceptualisés. Bien que les jeunes générations se l’approprient de plus en plus, ce terme est principalement employé par les milieux académiques, et une dichotomie demeure entre le « féminisme occidental » et les mouvements de femmes à Taïwan.
C’est ainsi que, dans les années 80, de nombreux groupes féministes se sont formés, notamment « Awakening » au nom tout droit venu de l’US English. Cependant, dès leurs débuts, les groupes les plus puissants, à l’instar de ce dernier, ont tacitement exclu les femmes marginalisées – divorcées, lesbiennes, prostituées, etc. Les problématiques de ces femmes n’étaient pas une priorité, et il s’agissait en premier lieu de trouver sa place au sein du monde du travail, et d’avoir enfin un rôle décisionnaire dans le cadre familial. En effet, dans ces deux espaces, les femmes n’étaient alors aucunement autonomes.
Les femmes stigmatisées au travail et dans la hiérarchie familiale
Un mariage, une grossesse, ou tout simplement la trentaine -âge déjà fort avancé pour une femme, dans l’imaginaire collectif-, étaient suffisants pour les contraindre à quitter leur emploi. Toutefois, cela entrait en contradiction avec le contexte d’alors, soit avec l’industrialisation grandissante du pays, allant de pair avec de nombreuses femmes rejoignant les centres urbains et les usines.
Sur le plan familial, les femmes n’avaient pas accès aux ressources financières, gérées par le mari, et étaient dans la quasi-incapacité de divorcer, pratique encore très stigmatisée. En effet, le divorce leur était possible dans deux cas seulement : à la suite d’un accord mutuel, ou après avoir frôlé la mort sous les coups de son mari (trois certificats médicaux nécessaires). Par ailleurs, en cas de divorce, les enfants étaient systématiquement confiés au père qui, possédant les ressources, était aussi celui qui portait le nom de famille et la responsabilité de la descendance. En somme, une société très patriarchale où les femmes avaient un statut secondaire dans tous les domaines, résument mes interlocutrices.
Le recours principal était alors la loi, ce dont se sont saisi les élites avec succès. Ces années-là furent donc marquées par de nombreuses réformes législatives en droit de la famille et droit du travail. Par ailleurs, un autre enjeu a été suivi de réformes protectrices à cette période-là, celui de la prostitution, qui était dans certains cas grandement relié à l’économie familiale : la fille, perçue comme une ressource par certaines familles dans le besoin, était vendue à des réseaux de prostitution.
Conquête de l’espace politique – années 90
Par la suite, dans les années 90, de nombreux nouveaux groupes féministes ont émergé. En effet, soulignent Wang Ping et Ding Naifei, ce fut une période clef, voyant l’émergence d’une politisation générale et de nombreux mouvements, suite à la fin de la loi martiale. Des regroupements de travailleuses ont alors vu le jour, dans le même temps que les femmes stigmatisées commençaient à s’imposer, peu à peu. Toutefois, à ce moment-là, les groupes féministes ont fait une priorité de gagner des droits politiques, et plus généralement de gravir les échelons dans les sphères de pouvoir. Il ne s’agissait plus de se battre pour simplement rester au travail. Ce ne furent cependant que les femmes de l’élite qui en profitèrent, et certaines problématiques (LGBT+, sida, prostitution, gestation pour autrui) ont semblé alors être destinées à demeurer marginales, mises de côté dans la stratégie des mouvements en puissance.
Lois sur les atteintes sexuelles – années 90 et 2000
Par ailleurs, les mouvements de femmes avaient tacitement décidé de se mettre d’accord entre eux, faire avancer les choses n’étant alors pas une mince affaire. Suite à de nombreux compromis, de nombreuses lois concernant le harcèlement sexuel et la sexualité ont donc été votées, sous l’angle de la protection.
De mon point de vue, ces lois sont particulièrement avancées, alors qu’en France nous sommes encore en plein débat sur la question du consentement. De plus, en pratique, ces lois semblent avoir certains effets : le harcèlement de rue, par exemple, est inexistant, tandis qu’en France il est quotidien.
Je soulignerais d’ailleurs que j’ai remarqué certaines différences générationnelles assez notables, entre les générations précédant et succédant ces lois taïwanaises sur le harcèlement. En effet, les quelques hommes qui se sont permis des attitudes déplacées avec moi (regards très insistants, remarques sexistes ou sexuelles, drague lourde, publication de photos de moi sans mon consentement sur les réseaux sociaux,…) les derniers mois étaient tous relativement âgés.
Toutefois, ces textes de lois, comme leur mise en pratique, vont peut-être un peu loin. Toute avance, un peu maladroite et ayant été repoussée, peut être dénoncé comme constitutive de harcèlement, et tout rapport sexuel regretté à postériori, car le partenaire n’était pas honnête dans ses sentiments par exemple (il a exprimé des sentiments amoureux lors du rapport sexuel, mais s’est rétracté après coup), peut être dénoncé comme un viol.
Division des mouvements féministes – fin des années 90
Wang Ping et Ding Naifei reviennent ensuite sur la question des mouvements des droits des femmes. L’implosion qui devait arriver arriva. Entre 1995 et 1998, il y eut une division généralisée entre les groupes de femmes mais également au sein de ces derniers. Les contradictions et désaccords avaient été tus pour effectuer un travail d’équipe permettant aux élites de représenter le mouvement. Mais les forces en présence souhaitaient malgré tout une distribution des ressources, du pouvoir, mieux partagés. De nouveaux groupes ont alors émergé, parfois constitués d’activistes d’anciens groupes. Les anciens comme les nouveaux groupes ont alors travaillé sur ces problématiques jusque-là mises de côté, avec des méthodes de travail différentes. Les uns à travers des recours légaux au sein du cadre politique et économique donné, les autres en essayant de trouver des moyens différents.
Un féminisme d’Etat – années 2000
Les groupes de femmes qui se sont concentrés sur les réformes dans le cadre étatique ont finalement donné le jour à un féminisme qui a très rapidement été institutionnalisé, un féminisme d’Etat. Concrètement, a été mise en place une véritable bureaucratisation, avec des comités à chaque niveau, dans chaque sphère du gouvernement, chargés de mesurer l’égalité de genre. Ces comités suivaient par ailleurs les objectifs féministes tels que présentés par les USA et l’Occident, et plus précisément les directives de l’ONU. Taïwan ayant été exclu de l’ONU, ces directives avaient d’autant plus d’importance pour les comités, selon Wang Ping et Ding Naifei. Mais à partir des années 2000, des tensions ont également émergé au sein de la bureaucratie, avec des résistances locales. Cette institutionnalisation n’était pas évidente pour tous.
Aujourd’hui, les comités ont toujours énormément de pouvoir. Par exemple, au sein des universités, ils ont plus de pouvoir que les directions d’université elles-mêmes.
Des réformes suivies d’évolutions sociétales ?
Par ailleurs, malgré ces réformes et cette institutionnalisation, la perception que les femmes ont d’elles-mêmes n’a finalement pas tant changé que cela, estiment mes interlocutrices. Si, malgré ces lois protectrices et relativement progressistes, les femmes ressentent toujours le besoin d’être protégées, c’est que ce n’est pas bien différent d’il y a trente ans.
Bien sûr ces réformes permettent aux femmes d’avoir recours à la justice, et la plupart des dossiers aboutiront à une condamnation par la cour. Si une femme dit être harcelée sexuellement, on la croira. Parmi les cas de viols qui ne sont pas classés sans suite, qui parviennent à la cour (soit environ 50%), près de 90% aboutissent à une condamnation, soit des statistiques extrêmement plus élevées qu’en France. Mais il n’y a pas de changement de perception de leur propre sexualité, pas d’« empowerment ». Les femmes ont la loi de leur côté, mais ne se sentent pas plus autonomes et acceptées dans leur sexualité, me disent Wang Ping et Ding Naifei. Wang Ann-Jiun souligne que si l’on sent tout de même des différences entre les générations, les femmes ne parlent toujours pas aussi ouvertement de leur sexualité que les hommes, pour lesquels ça a toujours été évident. La stigmatisation de la sexualité des femmes est de fait écrite dans la loi, car l’on résume les femmes à un statut de victime ayant besoin de protection. Du stricte point de vue du plaisir sexuel, Wang Ann-Jiun affirme par ailleurs qu’il semblerait que les femmes hétérosexuelles n’en aient pas pour leur compte, le plaisir féminin passant systématiquement après, une remarque que je n’ai pas seulement entendue à Taïwan -serait-ce une problématique universelle…?.
Finalement, c’est une des raisons pour lesquelles le mouvement #Metoo, focalisé sur les violences sexuelles, n’a pas percuté Taïwan, déjà très au point sur les questions de harcèlement, contrairement à la Corée par exemple. Les quelques mouvements qui ont essayé de mobiliser par ce biais ont échoué.
Des traditions sexistes qui perdurent
J’ai ensuite interrogé Wang Ping et Ding Naifei sur les problématiques qui demeurent aujourd’hui, et tout d’abord concernant ce qu’elles appellent la « tradition ». La structure patriarcale de la famille multigénérationnelle est toujours d’actualité, notamment concernant l’héritage, les terres, qui reviendront très souvent aux fils dans les milieux ruraux, toujours perçus comme les représentants de la famille, de la descendance. Dans la pratique, souvent, les filles laisseront leurs frères automatiquement hériter du foncier. Exceptionnellement, des filles, issues en général de familles aisées, se lanceront dans une procédure judiciaire. En effet, la loi est parfaitement égalitaire sur ce plan depuis longtemps, ce sont les pratiques qui perdurent. Je me souviens très bien d’une jeune femme que j’ai rencontrée il y a quelques mois dans le sud de Taïwan. Elle m’a raconté comment son père l’avait un jour pris à part dans une pièce, et lui avait purement et simplement dit qu’elle ne pourrait hériter de la maison, car elle était une femme. Et ce, même si elle était la seule à retourner vivre dans son village natal, son frère toujours à la ville.
Au nouvel an chinois, on m’a par ailleurs affirmé que beaucoup de femmes redoutaient ce moment. En effet, au programme : nettoyage et cuisine, pour la belle-famille car l’on retourne tout d’abord dans la famille de l’époux, puis pour sa famille, auprès de laquelle on se rend obligatoirement le deuxième jour sous peine de porter malheur.
Wang Ann-Jiun souligne par ailleurs que l’éducation en général est toujours très genrée, et met en avant la pression qui pèse sur les épaules des garçons. Une fille qui montre des caractéristiques masculines, ce n’est pas dramatique. Tandis qu’un garçon se devra d’être fort et digne de sa famille, en tant que transmetteur des gênes de ses ancêtres. Les générations plus âgées ne feront finalement pas tant attention à leurs descendantes, qui auront plus de libertés… ce jusqu’au mariage cependant, obligatoirement avant 30 ans. En effet, à partir de 35-40 ans, on estime que les femmes sont trop âgées, tandis que la valeur des hommes augmente avec leur âge me dit Wang Ann-Jiun.
Tout en mettant en avant ces problématiques d’éducation genrée, mon interlocutrice a affirmé, à mon grand étonnement, que l’amour maternel est naturel, et que même si aujourd’hui de plus en plus de femmes renoncent aux enfants, elles ont une capacité innée de prendre soin, de comprendre, de donner et d’aimer qui va de pair avec cet amour maternel commun à toutes les femmes (sic…).
Mariage et adultère
En outre, Wang Ping, en tant qu’activiste, m’explique qu’il y a aujourd’hui, au sein du « féminisme », une polarisation dans les sphères politiques et culturelles. Son association se concentre cependant principalement sur les problématiques marginalisées, en lien avec la sexualité. Pourtant souligne-t-elle, la sexualité est étroitement liée à nombre de débats féministes toujours en cours à Taïwan, et ne devrait donc pas être exclue des discussions. Les groupes LGBT+ qui soutiennent l’adoption du mariage pour les couples de même sexe ont une vision du mariage assez unitaire, en tant que droit individuel. Cependant, selon Wang Ping, une critique serait nécessaire à l’encontre du mariage à Taïwan, qu’elle perçoit de son côté comme une institution. Cette dernière constitue en une forme de redistribution des ressources, de régulation des relations intimes entres les personnes. Elle me donne l’exemple de la criminalisation de l’adultère (les sanctions allant d’amendes aux peines de prison), qui semble dater d’un autre âge, et que très peu de personnes dans les groupes LGBT+ ont dénoncé dans leur combat pour le mariage pour les couples de même sexe.
Plus précisément, la criminalisation de l’adultère renforce la position d’infériorité de la femme au sein de la famille, comme de la sexualité. A Taïwan le postulat de base est que ce sont les hommes qui commettent les infidélités, quand les femmes, et plus précisément les épouses, sont supposées être pures et fidèles. Dans le cas exceptionnel où la femme commet une infidélité, le mari doit d’abord poursuivre l’épouse et son amant. Il a la possibilité de pardonner à sa partenaire, mais ce n’est quasiment jamais le cas. Par ailleurs le divorce est alors très facilement accordé. En effet, pour l’homme, culturellement et socialement, être victime d’une infidélité est source de honte, leur fait perdre la face ; tandis que pour les femmes, c’est le célibat qui est une honte. Donc, dans le cas où le mari trompe son épouse, cette dernière, au cours du procès, pardonne à son mari quasiment à chaque fois -tandis que la maîtresse est poursuivie-, soi-disant pour protéger la famille. Les féministes sont partagées sur cette question, certaines diront que cela protège la femme au sein de la famille et du mariage, d’autres diront que cela protège les hommes, ce que Wang Ping et Ding Naifei soutiennent.
Précisons que les injonctions à se marier se font moindres avec les jeunes générations, quoi qu’une femme célibataire, à partir d’un certain âge, sera toujours perçue par certains comme inutile. Le taux de mariage est aussi bas qu’au Japon, le nombre d’enfants par couples, peu élevé également, et les divorces sont plus nombreux qu’ils ne l’ont jamais été.
Un aperçu du point de vue d’une actrice de la vie LGBT+ taïwanaise
Wang Ann-Jiun estime que depuis 50 ans, les féministes ont déjà beaucoup fait avancer les choses. Elle pense toutefois que, bien que reliés entre eux, ce ne sont plus les questions féministes mais bien les droits LGBT+ qui font l’actualité. Depuis le débat sur le mariage pour tous, les langues commencent à se délier sur le sujet. Auparavant, c’était un véritable tabou, alors qu’aujourd’hui, ce débat s’affiche partout : dans les bus, dans les journaux, etc. C’est donc de plus en plus acceptable pour le public, un grand pas selon elle. Cela a également permis de placer la question du genre au cœur des questionnements féministes.
Avec la mise en place des Girls Party en 2011, alors que la « nightlife » lesbienne était assez limitée, Wang Ann-Jiun avait la volonté de créer un espace où les lesbiennes pourraient sortir tout en étant à l’aise, où elle-même aurait envie d’aller, où elle pourrait se sentir libre, où il n’y aurait pas de généralisations sur les femmes. Aujourd’hui, elle ouvre ses fêtes à tous, en les ayant dans un premier temps uniquement ouvertes aux lesbiennes, puis aux homosexuels en général.
A la création il y a huit ans de Lezs, l’unique magazine lesbien taïwanais, il était très difficile de trouver des gens prêts à faire leur coming out publiquement m’explique-t-elle. Mais les deux trois dernières années, de plus en plus de personnes sont venues de leur propre chef pour témoigner.
Concernant la sexualité homosexuelle, on peut trouver des informations, mais il faut les chercher par soi-même. Lors du référendum, il y avait une question sur l’éducation sexuelle en primaire. Il s’agissait avant tout d’évoquer les questions d’orientation sexuelle auprès des élèves. D’après Wang Ann-Jiun c’est essentiel, car c’est une invitation au respect et à la compréhension des différentes orientations sexuelles, ce sur quoi la société taïwanaise doit encore progresser. En effet, sur le plan professionnel, elle estime que c’est toujours difficile d’assumer son homosexualité.
Prostitution
Wang Ping met en avant une autre problématique toujours d’actualité et essentielle à ses yeux : la prostitution. Il y a vingt ans, des mouvements importants de prostituées, souvent de longue date, ayant perdu leur licence avec l’interdiction de la prostitution, avaient émergé. Bien que toujours actifs, ces mouvements ont été petit à petit oubliés et sont aujourd’hui ignorés. Au moment de l’émergence de ces groupes, les travailleuses du sexe étaient alors les seules condamnées, tandis que les clients ne l’étaient pas. La Constitution taïwanaise avait alors été modifiée, et avait légiféré que les prostituées et les clients devaient être traités de manière égalitaire. Les mouvements de prostituées avaient alors espéré une décriminalisation de la prostitution, mais une pénalisation de la prostituée comme du client a été mise en place. Selon Wang Ping, ces mouvements sont cruciaux car, outre la stricte question des droits des femmes, ils ont permis de souligner la précarisation due à un système économique émergent avec l’industrialisation, dans une société en pleine modernisation. Par ailleurs, ils ont mis la lumière sur la hiérarchie de caste qui s’était créée entre prostituée et femme mariée, hiérarchie inexistante chez les hommes. Une femme mariée ne peut être prostituée (et vice versa), tandis que la situation familiale du client masculin importe peu. Cela favorise ainsi un système genré, toujours en vigueur, au sein duquel les prostitués sont principalement des femmes et les clients des hommes.
En somme, toujours des stigmas au sein des mouvements féministes
Finalement, la problématique de l’acceptabilité de certaines causes féministes est toujours vivace. Le taïwanais lambda accepte le féminisme institutionnalisé. Il a été jusqu’à porter une femme au pouvoir.
(La relation des femmes au pouvoir dans l’histoire du monde Chinois est assez particulière, m’expose d’ailleurs Wang Ann-Jiun. Les empereurs étaient systématiquement des hommes. Les femmes au pouvoir, quant à elles, étaient décrites comme cruelles et folles au sein des ouvrages historiques -écrits par des hommes. On peut citer l’unique impératrice chinoise Wu Zetian, présentée dans la BD Les Culottées de Pénélope Bagieu.)
Mais certaines femmes, certains enjeux, notamment liés à la sexualité, sont toujours marginalisés, de même que les réformes ne sont pas toujours suivies d’évolutions sociétales. Je n’ai malheureusement pas eu l’occasion de couvrir toutes les problématiques, comme celles vécues par les travailleuses migrantes par exemple, qui subissent une sorte de double peine, et alors que le phénomène migratoire prend de plus en plus d’ampleur.