Un événement qui se répète. Et comme la fois d’avant, c’est arrivé tout près de là où je me trouvais, à quelques rues seulement. Au musée du Bardo à Tunis le 18 mars. Comme en janvier à Paris dans le 11ème.

Des hommes avec des kalashnikovs ont tiré, ont tué.

 

Rapidement la nouvelle s’est propagée, d’abord dans l’incertitude et au conditionnel. Une attaque, une prise d’otages. Puis les faits se sont précisés, élément par élément, chaque détail répété, amplifié dans les brèves et les bulletins d’information, sur ce ton mi-grave mi-avide des journalistes sur le coup. Les échos sont parvenus jusqu’à nous, dans ce bureau où derrière notre ordinateur nous étions en train de réarranger le programme du Forum Social Mondial, de déplacer les activités des organisations mécontentes de la salle ou l’heure qui leur était attribuées.

Rapidement on a entamé le décompte les morts. Un nombre qui a grimpé par à-coups. On a trié les morts selon leur statut : touriste, employé, policier, assaillant. Parfois on n’a pas compté les assaillants dans le nombre, parfois oui. On a aussi précisé leur nationalité : allemand, polonais, italien, tunisien… et français, finalement il y avait des français parmi eux, les journaux français l’ont souligné dans leurs titres. Peut-être qu’on est censé avoir plus d’empathie pour les gens de la même nationalité que soi. Je ne sais pas.

La machine s’est emballée. Il a fallu se positionner. Les déclarations ont afflué sur facebook, twitter, par vagues d’indignation, de colère et de résolutions. On a choisi son camp et on s’est félicités du choix. #JesuisBardo. « J’aime ». On s’est sentis moins seuls, peut-être. On a commenté les articles de journaux. On a réagi. La bourse a chuté. Des occidentaux ont déclaré qu’ils continueraient à venir remplir les hôtels de la côte en été, en marque de solidarité. #IWillComeToTunisiaThisSummer

 

Il y a eu tous ces grands mots : atrocité, infâmie, ignominie, barbarie… Ces grands mots comme pour faire le tri entre « nous » et « eux », entre le bien et le mal, entre l’humain et l’inhumain. Peut-être qu’on est forcé d’appeler inhumain ce qui met à mal les grands discours sur l’Humanité qu’on aime applaudir.

Ces grands mots sont pour moi comme un voile entre ce qui est arrivé et ce qu’on peut en comprendre, en penser, en ressentir. Ces grands mots sont comme des gros ballons, qui gonflent, qui referment le vide et qui éclatent d’un coup.

Ce ne sont pas ces mots que je voudrais invoquer. Pourtant j’aimerais bien mettre des mots sur le malaise que je ressens face à ça. Rendre les choses un peu moins confuses dans ma tête où tout est mélangé.

Le fond, c’est que je ne comprends pas, que je n’arrive pas à comprendre. Des hommes avec des kalashnikovs sont entrés et ont tiré, ont tué. De manière intentionnelle et aveugle. Ils allaient aussi vers leur propre mort et ils le savaient. Leur acte m’est étranger. Mais je sens bien que je ne peux pas me contenter de les appeler « inhumains ». Ils sont nés, ils ont grandi, ils ont vécu, ils ont tué et ils sont morts.

Ils sont nés, ils ont grandi, ils ont vécu, dans le même monde et à la même époque que moi. Pourtant ils me semblent autres, éloignés. Hors d’atteinte. Au-delà du dialogue. Si j’étais allée au musée du Bardo, si j’avais été face à eux, ils auraient tiré sur moi aussi. Il aurait été impossible de m’interposer entre eux et ce qu’ils étaient venus faire : tuer et mourir.

 

On pourrait convoquer les sociologues, les intellectuels, les psychologues, leur demander des explications, des pistes pour agir, pour réagir. L’incompréhension demeure.

Il y a les inégalités sociales, le manque de perspectives, le désenchantement. Il y a la foi, l’embrigadement, la consolation. Il y a le rejet. La déception. La vocation. La promesse.

Et le fossé se creuse entre eux et moi, et nous. On foule le même sol, on se croise dans les rues, près du métro, mais on ne se parle pas, on ne se comprend pas.

 

Le soir de l’attaque, nous sommes descendus du bureau du Forum Social Mondial et nous nous sommes mêlés au rassemblement sur les marches du théâtre municipal, avenue Bourguiba. Les jeunes du FSM, qui avaient préparé des banderoles toute l’après-midi dans une odeur de solvant, étaient là. Les figures des associations aussi. Et des drapeaux tunisiens, partout.

Quand les sympathisants d’Ennahda, le parti de l’Islam politique, sont arrivés à leur tour, la tension a monté et les jeunes ont marché vers le ministère de l’intérieur au son de « Ghannouchi assassin ». Ils n’étaient pas nombreux et ils se sont dispersés rapidement.

Amen Alaa, habitant du Bardo, m’interpelle : « ma sœur, je vais te dire la vérité ». Il a mon âge. Il a entendu parler du rassemblement à la radio. Il est venu car ça s’est passé tout près de chez lui et ça lui a fait un choc, il voulait faire quelque chose. Il est musulman et il boit du vin, et il dit que c’est un problème entre lui et Dieu qui ne regarde pas les hommes. Il ne veut pas scander « Ghannouchi assassin », il n’est pas d’accord avec ce slogan. Pour lui l’attaque du Bardo n’a rien à voir avec la politique. Il me désigne les manifestants : « Regarde. Ce n’est pas le peuple tunisien ici. Ce sont des récupérations politiques ». (Mais au fait, le peuple tunisien, qu’est-ce que c’est ? Pour l’instant je vois plus de fractures que d’unité.)

Il me raconte aussi qu’il était à Paris l’an dernier. Un jour, à la mosquée de Couronnes, un homme est venu le voir. Il lui a demandé s’il avait des papiers français. Amen Alaa n’avait qu’un visa d’un an et du mal à joindre les deux bouts. L’homme lui a dit qu’il était un mauvais musulman mais il lui a parlé quand même. Il lui a proposé un premier versement de 700 euros pour aller faire le djihad en Syrie.

Amen Alaa n’est pas parti en Syrie. Il n’a pas non plus scandé « Ghannouchi assassin ! » avec les jeunes gauchistes.

A quoi ça tient, la voie que l’on suit ?

 

Je suis rentrée chez moi ce soir-là avec un sentiment d’impuissance et de désarroi. Bardo comme un rappel de Charlie, comme un rappel de quelque chose qu’il est plus facile d’ignorer, de laisser de côté. Comme un rappel de l’altérité, des fossés qui se creusent. De la dureté des rapports humains, quand les seuls langages sont la kalashnikov, le sang et les hashtags.

J’avais envie de me rassurer, de me dire que les choses finiraient par s’arranger, « Inch’Allah labess », sans vraiment y parvenir (d’ailleurs je ne crois pas qu’Allah y puisse grand-chose). La situation économique et sociale se détériore. Les mouvements de gauche peinent à ouvrir des perspectives dans le brouillard, à rassembler au-delà de leurs cercles.

Le FSM s’est ouvert sur la marche des « peuples unis contre le terrorisme ». Et c’était une sorte très particulière de black block qui fermait la marche de clôture…

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La police cagoulée en fin de cortège à la marche de clôture du FSM du 28 mars 2015.

Après Bardo. Après Charlie. Après les autres attentats… Le fossé continue de s’étendre. Certes il est bien gardé par des barbelés, des cagoules et des contrôles d’identités.