Odemira est la plus grande municipalité du Portugal. Elle s’étend sur plus de 1 700 km² dans le districit de Beja, à l’extrême sud-ouest de l’Alentejo. Cette zone du pays est notamment connue pour concentrer les plus belles plages du Portugal, préservées des complexes hôteliers par le Parc Naturel du Sudoeste Alentejano. Cette région est aussi connue pour les serres d’horticulture intensive qu’elle abrite entre la serra (petites montagnes) et l’océan. Et pour les travailleurs migrants, notamment thailandais, qui y travaillent dans des conditions souvent indignes. Mais si la presse et les autorités commencent sérieusement à s’intéresser à la question il y a une troisième réalité à laquelle personne ne s’intéresse à Odemira. Elle se trouve à l’intérieur des terres, de l’autre côté de la serra. Il s’agit de la réalité des quelques paysans qu’il reste dans cette région, belle et déprimée.

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Quatre paysans sans terre

Nous sommes quatre assis autour de la table de la salle commune du village de Luzianes, Mario, un membre de la CNA qui m’a amenée ici pour que je connaisse la région et deux paysans, Raul et José. Je leur pose des questions sur le métier d’agriculteur, Zé (José) commence à répondre puis s’arrête et dit “D’abord on mange, ensuite on parle. Carapau?” Alors j’attrape un maquereau et une sardine grillés. Après ce bon repas, Raul va chercher une bouteille d’Aguardente de Medronho, une eau de vie faite-maison venant d’un fruit dont l’arbre prolifère naturellement dans cette zone de collines et de pins. Histoire de goutter les spécialités locales et de faire glisser les sardines. Puis on monte dans la salle de réunion, où deux autres José nous rejoignent (quatre paysans dont trois « Zé », donc).

Je me présente et explique que je suis ici pour comprendre les différentes facettes de la réalité agricole portugaise, que j’aimerais savoir ce que c’est d’être un petit agriculteur dans la région d’Odemira et que j’aimerais donc qu’ils me présentent ce qu’ils font.

Tous les quatre sont éleveurs. Raul a 15 veaux, une vache, 10 moutons, 3 chèvres et un bouc sur une centaine d’hectares. Un des Zé a 8 chèvres, 60 moutons, 7 vaches, 3 génisses, 6 veaux et un boeuf sur 136 hectares. Je leur demande comment on vit avec ça. Tous s’accordent à dire que ça n’est pas facile. Le plus jeune d’entre eux et aussi le plus sévère en apparence ajoute “Surtout quand on a deux fils à élever”. Avec l’augmentation du prix de du gazole, de la farine, il est de plus en plus difficile de subvenir à ses besoins.

Trois d’entre eux sont déjà officiellement à la retraite mais continuent de travailler dans leur ferme et à côté. Raul s’excuse, il n’aura pas beaucoup de temps pour parler car un travail l’attend : il travaille dans la récolte et le transport de la cortiça, le liège. En été, il s’agit de la principale opportunité de travail dans la zone, et il ne faut pas la perdre.

Ces quatre éleveurs ne peuvent pas commercialiser leur viande eux-même car ils n’ont pas le droit d’abattre leur bétail eux-même et n’ont pas accès à l’abattoir. Pour vendre leur viande à un industriel, ils doivent passer par une chaîne d’intermédiaires dont chaque maillon s’accapare un peu de la valeur ajoutée de leur travail, les laissant eux, producteurs, avec la plus petite part. Étant peu nombreux et isolés, leur force de négociation face à ces intermédiaires est faible et ils racontent être parfois obligés de vendre en dessous des coûts de production. Quand je leur demande pourquoi ils ne s’organisent pas en coopérative ou organisation de producteurs ou autre groupe solidaire pour peser plus dans ces négociations ils me répondent qu’ils ne sont pas assez nombreux et que, de toutes façons, ils arrivent bientôt à la fin et qu’ils n’ont plus la force d’entreprendre quelque chose.

Le plus grave c’est qu’aucun d’eux n’est propriétaire de sa terre, ils sont tous arrendatarios. Ils louent leur terre à des grands propriétaires qui habitent à Lisbonne ou sur la côte. Ces derniers touchent les subventions des hectares historiques de la PAC sans jamais toucher la terre. Ce sont ces paysans qui entretiennent leurs terres, et ce sont aussi les paysans qui payent pour cela. Les quatre éleveurs touchent quand même des subventions de la PAC par tête de bétail, une aide indispensable mais insuffisante. « Le jour où les subventions de la PAC s’arrêtent, ces agriculteurs meurent », souligne Mario, le technicien de la CNA.

« Cette politique, c’est n’importe quoi.»

Le plus vieux des quatre, Zé, s’énerve et je ne comprends plus tout qu’il dit. Mais une phrase revient systématiquement « ‘Tá tudo errado !  Esta política é completamente errada !», ce que l’on pourrait traduire par : tout marche à l’envers, cette politique c’est n’importe quoi. Zé me regarde et me demande : « Dis-moi quelle sécurité a cet agriculteur qui travaille une terre qu’il ne possède pas ? Qu’est-ce qu’il se passe si demain le propriétaire lui demande de payer plus ou de s’en aller ? Quelle sécurité pour cet agriculteur dont les deux fils grandis sont partis ? ». « Nos terres sont bonnes, nos vaches sont bonnes, ici nous avons toutes les conditions pour faire une bonne agriculture ». Selon lui ce qu’il manque c’est une aide de l’État pour encourager les gens à travailler la terre, pour soutenir des projets stimulant la petite et moyenne agriculture. « Mais au lieu de nous aider, l’État donne les subventions agricoles à des gens qui ne sont pas des agriculteurs ».

Des agriculteurs en costard

Qui sont donc ces imposteurs, ces faux agriculteurs ? La réponse se trouve à côté de moi : posé sur une chaise, le bulletin municipal Odemira em Notícias [1]. Page 15, un article nous emmène de l’autre côté de la serra, sur le littoral, qui abrite de plus en plus de serres horticoles intensives : « La Ministre de l’Agriculture a visité des entreprises horticoles de Odemira ». C’est bien ça, on ne parle plus de ferme, de champs ou d’agriculteurs mais d’entreprises.

Parmi les principales entreprises de la zone : Vitacress Portugal, bien connue pour ces salades et plantes aromatiques en sachet que l’on retrouve dans tous les supermarchés (et dont mes colocataires lisboètes sont consommateurs) ; Maravilha Farms et Atlantic Growers. Il y a déjà comme un gouffre qui se forme entre ces entreprises et les éleveurs de Luzianes. Contrairement à ces derniers, les entreprises du littoral sont organisées à travers l’Association des Horticulteurs du Sud-Ouest Alentejano (AHSA). C’est cette association de producteurs qui a invité la Ministre de l’Agriculture à venir découvrir les potentialités agricoles de la région et des entreprises qui y sont installées, dont la vocation est le marché d’exportation. L’article présente un photo de la Ministre marchant dans les serres accompagnée d’hommes en costard et chaussures cirées.

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Le président de l’AHSA, Paul Dolleman a profité de la visite pour demander à la Ministre qu’elle crée les conditions législatives et financières nécessaires pour aider les entreprises à s’installer dans la région : « Il y plusieurs intéressés dans la création de nouveaux projets […] cela représente des dizaines de millions d’euros d’investissement ».

Des emplois pour des ouvriers qualifiés étrangers

La ministre de l’agriculture a affirmé qu’il y a de véritables opportunités d’emploi pour ce qu’elle appelle de la « main d’œuvre qualifiée », expression qu’elle a dû confondre avec « ouvriers qualifiés ». Il s’agit de couper les branches, traiter les plants, récolter les tomates pendant 10 heures, dans une serre dont les températures dépassent les 40°C pour gagner, au mieux, le salaire minimum, 485€/mois. Le directeur général de Maravilha Farms explique qu’il a du mal a engager des portugais, car ces derniers considèrent cette activité comme dévalorisante, dégradante. Selon lui, « seulement 10 % des travailleurs que l’entreprise a à S.Teotónio sont portugais. Dans ces champs travaillent essentiellement des bulgares, des roumains, des ukrainiens et des thaïlandais ». Des articles de presse ont révélé que ces derniers vivaient souvent dans des containers ou dans des tentes en bordures des serres et travaillaient « à la frontière de la servitude »[2]. Mais cette question n’a pas été abordée lors de la visite de la Ministre, celle-ci s’est concentrée à appeler les portugais à s’intéresser au secteur agro-alimentaire et à venir travailler dans l’agriculture.

Mais quelle agriculture ?


[1] Odermira em notícia, Boletím Municipal, maio 2013

[2] « No Alentejo, na fronteira da Servidão », Catarina Fernandes Martin, Observador, 17 Juillet 2014, http://observador.pt/especiais/trabalhadores-agricolas-em-odemira/

 

Source photos:

Article « Assunção Cristas disse haver « oportunidades reais » de emprego nas explorações hortofrutícolas do concelho de Odemira », Riomira.com O Jornal electrónico de Odemira, 15 avril 2013

http://www.riomira.com/index.php?option=com_content&view=article&id=5832:assuncao-cristas-disse-haver-qoportunidades-reaisq-de-emprego-nas-exploracoes-hortofruticolas-do-concelho-de-odemira&catid=4:economia