A l’étranger, la République de Chypre n’est souvent synonyme que de crise financière, ou encore d’île plutôt sympathique pour les touristes.

Pourtant, ce qui s’y passe en matière de gestion des migrations mériterait qu’on s’y intéresse, et qu’on s’insurge davantage quant à la politique menée par les autorités en matière d’éloignement des étrangers.

Contexte juridique et pratiques administratives 

D’après le code des Etrangers et de l’Immigration, les migrants considérés « illégaux » sur le territoire chypriote sont détenus dans le seul but d’être expulsés. Ce principe repose sur des décisions administratives (ordres  de détention et d’expulsion) prises par un agent du bureau de l’Immigration, et non par une décision de la Cour. Les agents du bureau de l’Immigration sont ainsi « juges » de la « désirabilité » ou non d’un migrant. 

La directive 2008/115/CE[1] du Parlement Européen et du Conseil, réglementant la détention et l’expulsion des ressortissants des pays tiers en séjour irrégulier, indique que la détention doit constituer le dernier recours afin de procéder à l’expulsion d’un migrant sans papiers. Cette directive « retour » place la durée maximum de détention à six mois, avec la possibilité d’être étendue sous certaines circonstances jusqu’à 18 mois.

En outre, les ordres de détention et d’expulsions doivent faire l’objet d’un contrôle judiciaire.  

A Chypre pourtant, la détention constitue la première mesure prise par le gouvernement afin d’expulser les migrants considérés comme «interdits[2] ». Rare sont ceux qui sont informés de leur « indésirabilité » sur le territoire. Parmi les personnes considérées « indésirables » par les autorités, peu d’entre elles reçoivent l’ordre de quitter le territoire chypriote avant leur arrestation et leur mise en détention.  

Une fois arrêtés, les migrants ne sont pas informés par écrit des raisons de leur arrestation, ni de la volonté de l’Etat de procéder à leur expulsion. Le droit de faire appel à une assistance juridique afin de contester les ordres d’arrestation et d’expulsion est également bien dissimulé. Et encore, même pour les personnes ayant connaissance de ce droit, rares sont celles pouvant y accéder dans la mesure où les autorités compétentes en matière de détention refusent de leur prodiguer un tel droit.[3] Au centre de rétention administrative de Menogeia par exemple, la Police refuse d’emmener les requérants à la Cour, ce qui est pourtant incontournable pour bénéficier d’une aide juridique.

Le pouvoir discrétionnaire fourni par la loi aux agents de l’Immigration permet à ces derniers de procéder à la mise en détention indéfinie d’une personne afin de parvenir à son expulsion. Ainsi, si certaines personnes sont libérées après 6 ou 18 mois, elles peuvent être de nouveau arrêtées et détenues pendant des périodes similaires.

Il y a deux mois, KISA a eu connaissance de la situation d’un homme Iranien ayant été détenu pendant près de 7 ans, suite au rejet de sa demande d’asile. Pendant toute cette période, ses multiples mises en détention ne reposaient que sur des décisions administratives. L’enfermement sur le long-terme de cet homme a été marqué par plusieurs grèves de la faim et des violences policières. En conséquence, R. se prévaut aujourd’hui de fortes séquelles psychologiques, et a d’ailleurs été libéré pour ce motif. Faute de pouvoir être expulsés, de nombreux Iraniens sont détenus pendant des années[4].

Si la République de Chypre devrait détenir les personnes sujettes à une expulsion exclusivement dans des centres de rétention administrative (article 16 de la directive retour), de nombreux commissariats de police servent de lieux d’enfermement. Certains migrants y sont ainsi détenus des mois, partageant leurs cellules avec des personnes enfermées pour actions criminelles.  

Le Bureau de l’Immigration ne semble ainsi prendre en compte ni les données légales ou encore factuelles propres à chaque individu.

 

Arrestations, détention et expulsions arbitraires 

Lors de nos visites en juin dernier dans plusieurs centres d’enfermement, nous avons constaté la diversité des profils des personnes enfermées. 

Parmi elles, beaucoup de demandeurs d’asile détenus dans l’objectif d’être expulsés. La République de Chypre ne semble ici pas prendre en considération le droit d’asile, ni la directive relative à l’accueil des demandeurs d’asile dans les Etats membres de l’Union Européenne[5]. 

En outre, les détentions et expulsions ne concernent pas uniquement les ressortissants des pays tiers de l’Union Européenne. Plusieurs personnes membres de familles européennes sont régulièrement arrêtées et détenues afin d’être expulsées bien qu’elles aient demandé un permis de séjour. Or le département de l’Immigration et du registre civil du Ministère de l’Intérieur[6] se positionne la plupart du temps contre l’octroi de ce permis, sans en informer les postulants, ou encore sans justifier le motif de ce refus. 

Enfin, bien qu’elle soit interdite par la loi, la détention de mineurs isolés n’est pas un fait rare à Chypre. Lors de visites récentes dans les lieux d’enfermement, nous avons effectivement constaté la présence d’un grand nombre de mineurs en détention. Au commissariat central de Paphos, K., 16 ans,  originaire du Mali a expliqué ne pas supporter d’être enfermé avec des adultes, et notamment avec des personnes arrêtés pour actions criminelles[7]. 

Si les mineurs isolés, tout comme les autres personnes enfermées, ont la possibilité de contester les décisions relatives à l’enfermement et à l’expulsion, il n’existe en République de Chypre, qu’un seul recours prévu à cet effet. Ce recours, qui se fait devant la Cour Suprême, n’a pas d’effet suspensif automatique. En conséquence, les personnes ayant effectué un recours devant la Cour peuvent être expulsées, avant même que cette dernière n’ait rendu son verdict.  Cette absence de recours effectif quant aux procédures de détention et d’expulsion a été condamnée le 23 juillet dernier par la Cour Européenne des Droits de l’Homme[8]. 

L’exemple du centre de rétention administrative de Menogeia

 

« Asylum seekers are here more than slaves; asylum seekers are treated like criminals »…Témoignage d’Ali Asgari, demandeur d’asile Iranien ayant été détenu plusieurs fois à Chypre.

Le 15 février dernier, le centre de rétention administrative de Menogeia ouvrait ses portes. Flambant neuf, ce centre fermé est censé délivrer de meilleures conditions d’enferment.

D’un point de vue logistique, force est de constater la salubrité des lieux. Les équipements sont en effet en bien meilleur état  que dans les autres lieux d’enfermement. 

En réalité, Menogeia constitue un véritable enfer pour les personnes y étant détenues. Elles dénoncent la proportion démesurée de la sécurité mise en place par la police, et la nature du traitement qui leur est infligé au quotidien.  

En tant que visiteur, cette hyper sécurisation du centre est palpable dès l’arrivée. En effet, afin d’entrer au sein du centre de rétention administrative de Menogeia, il vous faudra tout d’abord passer un contrôle draconien : outre le passage au poste d’infection filtrage et le dépôt de  l’ensemble de vos affaires dans un boîtier, vous subirez, plus qu’une simple palpation, une véritable inspection. Enfermé dans une salle avec un policier, ce dernier, à l’aide d’un détecteur, prendra plusieurs minutes afin de passer au crible toutes les parties de votre corps. Les coutures de vos vêtements seront également examinées avec soin. 

Si l’entrée est aussi désagréable pour un simple visiteur,  nous comprenons rapidement que Menogeia constitue un véritable enfer pour les personnes y étant enfermées. En voici, quelques exemples :

*l’accès aux soins est inexistant dans le centre. Les personnes souhaitant voir un médecin sont emmenées à l’hôpital en fonction du bon vouloir des officiers de police. J., atteint d’une hépatite, m’a ainsi expliquée attendre une réponse de l’administration depuis plus de 3 mois.

*les personnes enfermées sont systématiquement menottées lorsqu’elles sont emmenées dans la salle réservée aux visites, ainsi qu’à l’hôpital.

*le jour de leur arrivée à Menogeia, les détenus doivent prendre une douche en présence de plusieurs policiers, tout en se courbant dans tous les sens afin que la police s’assure que les personnes enfermées ne dissimulent aucun objet.

*le réseau téléphonique est coupé plusieurs fois par jour, limitant considérablement le contact avec le monde extérieur, et notamment avec les ONG et les avocats.

*KISA reçoit régulièrement des plaintes de détenus indiquant le traitement inhumain infligé par la police à leur égard : abus verbaux, coups reçus, pression psychologique afin de consentir à un retour « volontaire ». 

Ces dernières semaines, les plaintes quant aux conditions de détention se sont multipliées. Vendredi 19 juillet dernier, nous recevions ainsi une lettre d’exaspération et d’appel à soutien signée par 99 personnes enfermées, soit 78% des détenus[9]. Les jours suivants, nous apprenions que les deux personnes à l’initiative de cette action ont été placées en cellule d’isolement.

Reste à espérer que ces manifestations permettent d’interpeller les autorités et la société civile car, pour l’instant, tout semble se dérouler en toute impunité.

 


[2] Le code des étrangers et de l’Immigration utilise le terme « prohibited ». Il fait référence aux personnes étant entrées sans autorisation légale sur le territoire chypriote et n’ayant pas effectué une demande d’asile.

[3] Il n’y a aucun service d’assistance juridique dans les lieux d’enfermement à Chypre. En outre, même en ayant un avocat, les requérants doivent se présenter en personne à la Cour afin de soumettre un recours.

[4] En l’absence de documents de voyage, ils ne peuvent être expulsés.

[6] the Civil Registry and Migration Department

[7] A Chypre, bien qu’il n’existe qu’un seul centre de rétention administrative reconnu par le Ministère de la Justice er de l’Ordre Public, de nombreux migrants, considérés “interdits” par les autorités, sont détenus pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois dans des commissariats de police.

[8]https://www.google.fr/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=1&cad=rja&ved=0CDkQFjAA&url=http%3A%2F%2Fhudoc.echr.coe.int%2Fwebservices%2Fcontent%2Fpdf%2F003-4443131-5346266&ei=aqzyUc69HZHMsgaJ7YDYCA&usg=AFQjCNHvIQnlYwXvkTMaGe5PTdH85T7sjg&bvm=bv.49784469,d.Yms

[9] Tout en sachant que les hommes et femmes étant séparés dans le centre, cette lettre n’a été signé que par les hommes qui représentes environ 90 % des détenus.