L’Erythrée, un pays méconnu où il ne fait pas bon vivre…

L’Erythrée, petit pays de la Corne de l’Afrique d’à peine 5 millions d’habitants est une contrée qui reste largement méconnue dans l’imaginaire collectif occidental. Journaliste, écrivain et ancien directeur du bureau Afrique de Reporters Sans Frontières, Léonard Vincent s’est pris de passion pour ce pays et ses habitants au point de leur consacrer un livre humblement intitulé Les Erythréens. Au cours d’un entretien passionnant, il m’expose l’histoire du pays et les raisons qui expliquent pourquoi un Erythréen sur cinq vit aujourd’hui en dehors des frontières de son pays.

En mai 1991, après 30 ans de lutte armée menée par le Front Populaire de Libération de l’Erythrée (FPLE) contre l’occupant éthiopien, les troupes Issaias Afeworki s’emparent d’Asmara, capitale de l’Erythrée. 3 ans plus tard, le pays accède à l’indépendance à la suite d’un référendum et le leader du FPLE, héros de tout un peuple, prend les rênes du pouvoir.

Léonard Vincent : En 1993, il apparaît normal à tout le monde qu’Issaias Afeworki, qui a consacré toute sa vie à la libération de son pays devienne président. Il avait même plutôt bonne presse auprès des politiciens et des journalistes occidentaux. Mais il était avant tout un chef de guerre et même en costard cravate, il reste un chef de maquis.

En 1998, Issaias Afeworki décide d’attaquer l’Ethiopie, ennemie héréditaire de l’Erythrée, prétextant un différent sur le tracé des frontières. Pendant plus de 2 ans, les deux armées vont s’affronter dans une guerre de tranchées faisant plus de 80 000 morts et s’achevant par une terrible défaite des troupes érythréennes. Aux lendemains de la guerre, ses anciens frères d’armes, ses ministres et ses généraux commencent à lui tourner le dos, voyant que ses tendances psychotiques sont en train de mener le pays à sa perte.

Sa paranoïa constante et son mode de gouvernance par la brutalité commençaient vraiment à inquiéter les Erythréens. Il a progressivement perdu de sa popularité et les demandes de réformes se sont faites de plus en plus pressantes à l’intérieur même de son camp. A partir de 2000, il sent que son pouvoir est menacé. Il va alors profiter des événements du 11 Septembre 2001, au moment où le monde entier regarde ailleurs, pour faire arrêter tous ses opposants et l’ensemble des journalistes qui avaient osé relayer les demandes de réformes.

Il en profite par la même pour fermer la seule université du pays et introduire un service militaire d’une durée illimitée. Ainsi, lorsqu’un citoyen érythréen entre à l’armée lors de sa dernière année de lycée, il ne sait jamais s’il en ressortira un jour.

Vous entrez dans l’armée à perpétuité, vous travaillez sur des chantiers, dans les champs ou comme garçon de café, tout cela au seul bénéfice du régime et sans être payé.

La dernière folie d’Issaias Afeworki date d’avril dernier. Persuadé que l’Ethiopie s’apprête à mener une attaque imminente contre son pays, il a ordonné à ses généraux de faire distribuer à chaque personne de moins de 70 ans une mitrailleuse AK-47 accompagnée de munitions. Face au règne de la terreur pratiqué depuis plus de 10 ans par l’ancien enfant chéri de l’Erythrée, selon les estimations de l’ONU, chaque mois, entre 2000 et 3000 personnes fuient le pays, malgré tous les risques que cela comporte.

Sortir du pays, la mort au bout du chemin ?

Pour les Erythréens, sortir de leur pays n’est pas une mince affaire. La majorité des réfugiés qui vivent en exil sont 

. Ils profitent en général des 10 jours de permission qui leur sont accordés tous les 6 mois pour s’enfuir, ou, si l’occasion se présente, ils s’évadent de l’immense caserne de Sawa pour se rendre dans la région de Kassala, au Soudan. Laurie Ljinders, est anthropologue. Elle étudie les itinéraires des demandeurs d’asile africains au Moyen-Orient, et concentrent ses recherches sur les trafics d’êtres humains et la torture dont les réfugiés Erythréens font l’objet sur la route d’Israël.

Partir d’Erythrée est très difficile, notamment car il y a beaucoup de restrictions de circulation à l’intérieur du pays et des check-points un peu partout. Il faut être en possession d’un permis spécial pour voyager. Si on ne l’a pas et qu’on se fait contrôler par les militaires, on peut être directement envoyé en prison.

 Une fois arrivés au niveau de la frontière, les candidats à l’exil doivent redoubler de vigilance. Les gardes-frontières ont pour ordre d’empêcher leurs concitoyens de quitter le pays et pour ce faire, ils n’hésitent pas à tirer pour tuer. Ceux qui arrivent à quitter le pays sains et saufs arrivent en Ethiopie ou au Soudan. De là, ils vont tenter de rejoindre l’un des camps de réfugiés situé le long de la frontière. Des lieux où les conditions de vie et de sécurité sont si déplorables que la plupart des Erythréens n’y font qu’une brève escale avant de reprendre la route vers le nord, en direction de Khartoum, la capitale soudanaise, et plus rarement vers l’Europe ou Israël.

Laurie Ljinders : Ces camps sont fondés par le HCR (Haut Commissariat aux réfugiés des Nations-Unies, ndlr), mais l’ONU n’y assure pas de présence permanente. De plus, les réfugiés sont obligés de sortir du camp pour travailler ou ramasser du bois dont ils se servent pour cuisiner. Etant donné qu’il n’existe pas de véritables services de sécurité pour assurer la protection des personnes qui y séjournent, ils sont particulièrement exposés aux risques de kidnapping.

Une chasse aux réfugiés

A partir du début des années 2000, avec l’instauration du service militaire « à perpétuité » dans leur pays, le nombre d’Erythréens s’engageant sur les routes de l’exil va augmenter de manière exponentielle. Certains d’entre eux tentent de se rendre en Europe via le Soudan et la Libye, mais avec l’avancée des négociations entre l’Union Européenne et le général Kadhafi sur le contrôle de l’immigration, de plus en plus d’Erythréens décident de prendre la direction d’Israël. Face au nombre croissant de candidats au départ, un réseau de passeurs va se développer à l’échelle internationale autour de bédouins du Sinaï et des membres de la tribu des Rashaïdas, originaires du Soudan et d’Erythrée. Meron Estefanos est une journaliste et militante des Droits de l’Homme. Avec deux chercheurs de l’Université de Tilburg (Pays-Bas), elle vient de publier un 

 sur les trafics d’êtres humains qui se sont développés entre le Soudan et le Sinaï.

Meron Estefanos : Les Rashaïdas disposent de plusieurs passeports, ils se déplacent librement en Ethiopie, au Soudan et en Egypte. Ils connaissent parfaitement le désert, et avec leurs connexions avec d’autres tribus de bédouins en Egypte, il leur est très facile de faire passer des réfugiés de la Corne de l’Afrique jusqu’au Sinaï.

Jusqu’en 2010, en échange de 1000 dollars, les Erythréens pouvaient rallier Israël en quelques semaines seulement. Mais au vu des conditions de vie devenue de plus en plus difficiles au sein de l’Etat hébreu, les réfugiés sont considérablement moins nombreux à vouloir s’y rendre. Pour contrer ces importantes pertes économiques, les Rashaïdas se sont reconvertis dans le kidnapping.

Laurie Ljinders : Si beaucoup de kidnappings ont lieu dans les camps de réfugiés, les Erythréens se font aussi kidnapper au moment où ils sortent de leur pays. Dans ces régions frontalières, les Rashaïdas, aidés par des gardes frontières soudanais, se livrent littéralement à une chasse aux réfugiés.

Une première rançon de quelques milliers de dollars est alors exigée par les Rashaïdas. Lorsque les réfugiés peuvent payer, ils sont relâchés, mais ceux qui n’arrivent pas à se procurer la somme exigée sont revendus à des bédouins égyptiens qui viennent au Soudan acheter des réfugiés par dizaines, avant de les ramener dans des camps de tortures du Sinaï, où ils tenteront par tous les moyens de leurs extorquer des rançons pouvant s’élever jusqu’à 50 000 dollars.

Dans les camps de torture du Sinaï

Après un voyage de plusieurs milliers de kilomètres à travers le désert, les réfugiés arrivent dans le Sinaï où ils sont maintenus à proximité de la frontière israélienne. Enfermés dans des caves, des garages, ou des containers enterrés à plusieurs mètres de profondeurs, ils sont maintenus jusqu’à ce que leurs proches payent la rançon exigée par les preneurs d’otages. Plus ils tardent à payer, et plus leurs chances de sortir vivant de cet enfer s’amenuisent. Un travailleur social qui intervient auprès des victimes de ces trafics en Egypte a accepté de témoigner sous couvert d’anonymat.

La majorité des otages passent de 3 à 6 mois dans le Sinaï avant que leurs proches arrivent à réunir l’argent nécessaire pour payer leur rançon. Certains y restent jusqu’à 8 mois ou un an, mais dans ces cas là, ils sont à moitié morts lorsqu’ils sont relâchés. Ils sont tellement affaiblis qu’ils succombent souvent à leurs blessures quelques jours après avoir été libérés. Tous les otages sont maintenus enchaînés les uns aux autres pour qu’ils ne puissent pas s’enfuir et les bédouins les nourrissent à peine. Certaines victimes nous racontent qu’ils ont parfois passé plusieurs jours de suite sans manger.

Afin d’obtenir les sommes d’argent exigées, les trafiquants appellent par téléphone les familles des otages restées en Erythrée ou vivant en exil à l’étranger pendant qu’ils se livrent à d’ignobles séances de tortures sur leurs proches.

Chaque femme qui est passée par un camp de torture du Sinaï a été violée. Ils les violent collectivement, ils utilisent parfois des objets, ils les brûlent sur leurs parties génitales. Les hommes sont torturés quotidiennement, ils les brûlent avec du plastique fondu, les frappent de toutes leurs forces avec des bâtons sur la tête, sous la plante des pieds. Parfois les méthodes de tortures sont encore plus horribles. Un groupe d’otages vient récemment d’arriver au Caire. Ils étaient maintenus avec d’autres Erythréens qui contrairement à eux ne pouvaient pas payer l’intégralité de leur rançon à temps. Les bédouins leur ont cassé les bras en plusieurs morceaux avant de leur asperger les jambes d’essence pour les immoler. Ils ont survécu à leurs blessures, mais s’ils restent dans le Sinaï plus longtemps, en l’absence de soins, je ne vois pas comment ils pourraient survivre.

Les preneurs d’otages font aussi l’usage de torture psychologique.

Je me rappelle d’un groupe d’otages qui est arrivé il y a déjà quelques mois au Caire. Tous les matins, les bédouins les réveillaient avec une même chanson qu’ils diffusaient dans le camp avec le son à fond. Ils forçaient les otages à danser et à s’embrasser. Très souvent, ils les forcent à se frapper entre eux. Ce genre de jeux amuse apparemment beaucoup les bédouins. Après plusieurs mois passés dans ces camps de torture, les victimes gardent des séquelles psychologiques indélébiles. Quand ils arrivent au Caire, il y a plein de choses qui leur rappellent leur période passée en captivité. Quand ils entendent certaines musiques, qu’ils voient un pick-up semblable à ceux utilisés par les bédouins pour les ramener du Soudan. Même le visage des Egyptiens, la langue arabe, tout cela a tendance à les terroriser, ce qui rend le travail de reconstruction encore plus difficile. 

Le Caire plutôt que Tel-Aviv

Jusqu’en juin dernier, date d’entrée en vigueur de la  nouvelle loi israélienne sur les “infiltrations“  (celle-ci prévoit l’enferment pour 3 ans et sans jugement préalable de toute personne entrée clandestinement depuis la frontière avec l’Egypte) après avoir payé leur rançon, les réfugiés étaient amenés par les bédouins au niveau de la frontière afin de passer en Israël.

Meron Estefanos : Depuis 2 mois, après versement de la rançon, nous exigeons des preneurs d’otages qu’ils amènent les victimes au Caire. Avec la « loi sur les infiltrations », s’ils entrent en Israël, ils vont se retrouver enfermés pour 3 ans à Saharonim, peu importe les souffrances qu’ils ont subi dans les camps du Sinaï. Avec l’aide de bédouins égyptiens qui cherchent à mettre un terme à ce genre de trafics, nous les dirigeons maintenant vers le Caire où des associations leur viennent en aide pour se soigner et obtenir le statut de réfugiés auprès du HCR.

Selon l’employé d’une ONG égyptienne, au cours de l’année 2012, sept réfugiés se sont fait kidnapper au Caire dans des taxis et aux abords du métro.

Il s’agit là d’une pratique nouvelle dont on ne connaît pas grand chose. Il faut donc rester vigilant et renforcer les mesures de sécurité autour des réfugiés qui se trouvent au Caire. Le mieux pour les victimes de ces trafics serait qu’elles soient réinstallées dans un autre pays, loin de l’Egypte et des mauvais souvenirs qu’elles y associent et qui les handicapent grandement dans leur processus de reconstruction psychologique.

Avec l’exode toujours plus important des Erythréens fuyant la dictature d’Issaias Afeworki, si les gouvernements soudanais et égyptiens persistent à faire preuve d’un total immobilisme face aux trafics d’êtres humains qui ont lieu entre le Soudan et le Sinaï, les prises d’otages et la torture de réfugiés risquent fort de constituer une activité lucrative pendant encore plusieurs années pour les trafiquants de la région.