Mes visites en Tunisie m’ont amenée à remonter la filière du phosphate plutôt que la suivre depuis ses origines. Après être passée à Sfax, avoir aperçu au loin la montagne de phosphogypse de Skhira et m’être rendue à Gabès, je suis finalement arrivée dans la région de Gafsa où on extrait et où on lave le phosphate avant sa transformation.

À l’évidence, l’histoire de l’extraction du phosphate a écrit celle de l’asservissement du territoire et celle de ses résistances. Le Bassin minier mènera notamment dans la douleur « les révoltes de 2008 » sous le régime répressif de Ben Ali, soulèvements considérés aujourd’hui comme les préludes révolutionnaires de ce qui surviendra enfin en 2011. Seulement, six ans plus tard, la révolution ne semble pas être parvenue à conjurer le sort jeté par ces minerais gris sur une région : un extractivisme synonyme à la fois de dépendance économique et misère sociale pour les populations, laissées en déshérence.

Cette étendue d’eau (ci-dessus) ressemble à s’y méprendre à un lac ou à une retenue artificielle d’eau potable. C’est un bassin de stockage des boues du phosphate, en plein cœur de la ville minière de Métaloui où l’eau est systématiquement coupée dans les habitations.

Alors que les activités de la Compagnie des Phosphates de Gafsa ont tout d’une « œuvre de destruction spatiale et environnementale »[1], il n’y a pas eu jusqu’ici de mobilisation notoire contre ses impacts sanitaires et environnementaux. Toutefois, les mouvements continuent de revendiquer la dignité dont le modèle de (sous)développement lié aux phosphates les a privé jusqu’ici. Dernièrement, des luttes engagées par les habitants du Bassin minier se sont attaquées au choix qui leur est tacitement donné entre le droit à l’emploi, et le droit fondamental à l’eau.

Tout commence avec la découverte « d’une richesse naturelle » : au rythme de l’exploitation, son lot d’injustices

L’histoire aime-t-elle à ce point les mises en abîme pour entremêler d’aussi loin les destins du phosphate et de l’eau ?

La Tunisie aujourd’hui (à gauche) et il y a 63 millions d’années (à droite)

La région de Gafsa doit en effet son phosphate à la disparition des eaux d’une mer il y a plusieurs millions d’années.

Ce minerai gris est découvert pendant la colonisation française, par le géologue Philippe Thomas, en 1885. Une anecdote raconte que « c’est un insecte extirpant du sol un petit grain noir qui lui aurait mis la puce à l’oreille »[2].

Dans cette région montagneuse et aride, les prospections qui ont suivi ont confirmé l’existence d’importants gisements : des richesses encore inexploitées par les gafsiens, qui vivaient essentiellement de l’agriculture et du pastoralisme.

Dix ans plus tard, « la Compagnie de Phosphate et de chemins de fer de Gafsa » (CPG) est créé et fera office de structure au projet d’exploitation coloniale. Ses mines donneront naissance progressivement aux villes du Bassin minier, comptant aujourd’hui 37 000 habitants à Métlaoui, 27 713 à Redeyef, 31 000 à Oum El Araies, et 13656 à Mdhilla.

Depuis, les conditions de vie dans la région sont tragiquement liées aux modes d’exploitation du phosphate tout au long du 20ème siècle : sous les auspices d’une domination coloniale tout d’abord, puis de la « modernisation » après l’indépendance, la kobanya des phosphates perpétue le pillage d’une richesse en laissant ses territoires à la pauvreté.

Pendant la colonisation française : le phosphate au cœur d’une exploitation ségrégationniste et esclavagiste. 

Des maisons, des églises et des économats (magasins) à l’architecture venue d’ailleurs, surgissent des plaines désertiques au début du siècle, comme le montre ces cartes postales datant de la colonisation française (1881-1956).

Moularès (à gauche) et Redeyef (à droite)

 Beaucoup sont venus des régions et des pays voisins pour travailler à la CPG à mesure que les phosphates sortaient de terre. La Compagnie des Phosphates de Gafsa parle d’un « conglomérat varié » pour évoquer la cohabitation des Tunisiens, des Algériens, des Libyens, et des Marocains dans la ville de Redeyef, répartis selon « des quartiers spécifiques »[3].

Cependant, les mêmes cartes ne les distinguent pas : ce sont « des indigènes » à la différence « des européens » qui disposaient de leur « village européen » dans les villes du Bassin minier. La ségrégation raciale s’exerçait en effet dans tous les domaines de la vie au Bassin minier, et notamment via l’emploi. En 1958, Bruno Roger, géographe, écrit que « les indigènes fournissent presque exclusivement la masse des 2500 ouvriers de Redeyef, les Européens, la totalité des cadres »[4].

A l’époque, le travail ouvrier y est particulièrement éprouvant et dangereux. Ce sont des mines souterraines creusées selon « une méthode classique basée principalement sur l’effort physique de l’homme et de l’animal […] avec un matériel se limitant à pioche, à la fourche et perforatrice manuelle pour l’abatage »[5].

 

Abdessalem Zaybi, actuellement instituteur à Metlaoui, a retrouvé dans son école le carnet de bord des instituteurs français pendant la période coloniale. Leurs notes décrivent certains aspects de la ségrégation dont le système éducatif était lui-même marqué, comme en témoigne le directeur en 1930 « qui ne peut accepter les élèves européens qui demandent à fréquenter l’école car la direction générale s’y oppose ».

Mais ces carnets de bord relatent surtout le départ prématuré des enfants de l’école « pour travailler chez les familles européennes », ou plus encore, pour travailler à la mine « dès qu’ils ont la force de porter une pioche et une lampe » (1926).

 

Le directeur écrit en 1927 : « les élèves quittent l’école de très bonne heure pour aller travailler à la Mine ; qui ne tient pas à ce que les petits élèvent s’instruisent. Etant intervenu plusieurs fois pour que la mine n’embauche pas les élèves si jeunes, l’Ingénieur m’a répondu qu’il préférait avoir des ouvriers pas trop instruits ».

La vie des populations est ainsi irrémédiablement dépendante des besoins comme des aléas de l’exploitation coloniale des phosphates : à titre d’exemple, suite à « la crise économique qui sévit à la Mine et le chômage » au début des années 1930 beaucoup de familles quittent le Bassin minier pour retourner se consacrer à l’agriculture et au pastoralisme ; et suite à la découverte en 1939 de gisements à Redeyef et Moularès « dont la teneur de phosphate est plus riche », s’en suit un départ massif de Metlaoui vers ces deux villes.

Les luttes commencent alors dès le début du siècle dans le Bassin minier. On compte « 20 grèves avant 1914, 18 de 1917 à 1931, la plupart du temps pour des revendications salariales, mais aussi quelques fois pour protester contre la discipline »[6], et dont une en 1920 qui « vit la participation de 6000 ouvriers durant un mois et demi en protestation notamment contre la répression syndicale ». La grève générale établie le 2 mars en 1937 connut une tournure dramatique : 36 ouvriers blessés et 17 tués par les autorités coloniales.

 Révoltée par la répression des minieurs tunisiens de mars 1937, Simone Weil écrit en conclusion de son papier « Le sang coule en Tunisie » en mars 1937 : « Quand je songe à une guerre éventuelle, il se mêle, je l’avoue, à l’effroi et à l’horreur que me cause une pareille perspective, une pensée quelque peu réconfortante. C’est qu’une guerre européenne pourrait servir de signal à la grande revanche des peuples coloniaux pour punir notre insouciance, notre indifférence et notre cruauté. »

Cette « guerre européenne » arrivera finalement deux ans plus tard et les bombardements en Tunisie feront aussi des victimes dans le bassin minier. « La grande revanche » continuera de se préparer : « De 1936 à 1956, les mineurs joueront un rôle fondamental dans la lutte revendicative » selon le chercheur P-R. Baduel. Le Bassin minier participera en effet activement à la lutte de libération nationale qui permettra à la Tunisie d’arracher son indépendance en 1956.

« 1908 » sur la façade d’un bâtiment de l’unité de lavage du Phosphate à Metaloui en 2017. Les vestiges architecturaux de la période coloniale sont toujours visibles dans les villes minières.

Après l’indépendance de la Tunisie : les ravages de « la modernisation » de l’industrie du phosphate

A l’indépendance de la Tunisie en 1956, la CPG devient une société publique de l’État tunisien. A partir de 1960 « la méthode semi-autonomique est alors adoptée : la perforation se fait à l’aide de performatrice électrique, et l’abattage du minerai se fait à l’explosif ». Il faut encore attendre une dizaine d’années pour que la méthode devienne complètement « automatique ». Pour la CPG « cette nouvelle méthode d’exploitation représente un tournant dans l’histoire de la compagnie » dans la mesure « où elle a permis de réduire l’effort physique des ouvriers » et qu’elle a eu pour résultat, « l’orientation vers les méthodes d’exploitation à ciel ouvert à partir de 1978 »[7]. Les mines souterraines fermeront progressivement, jusqu’à la dernière en 2006.

Un mur à Redeyef rappelle l’histoire des mines sous-terraines, qui ont aujourd’hui disparues

« Les maisons se sont depuis fissurées, certaines mêmes effondrées sous les effets des tremblements générés par les explosions à ciel ouvert » m’explique Abdessalem, instituteur et président de l’association Amal Environnement de Metlaoui. Sur la route que nous prenons entre Moularès et Métlaoui, le paysage en est défiguré. Des grands amas gris et poudreux se sont substitués aux versants jaune et rocheux caractéristiques de la région.

Abdessalem, devant les amoncellements de terre provoqués par les explosions à la dynamite sur la route entre Moularès et Metlaoui.

Pour Abdessalem, cette méthode d’excavation se fait « au mépris des standards techniques internationaux qui définissent des profondeurs et des surfaces d’explosions ». Pour lui, « Ce n’est pas extraire, c’est violer la terre. A cause de ces abus, les particules générées sont projetées plus haut dans le ciel et ont donc tendance à se propager davantage sur les villes ».

Après l’extraction, s’effectue le transport et le « triage primaire » consistant à éliminer les roches, les pierres et les déchets avant l’enrichissement du phosphate. Le procédé d’enrichissement a longtemps consisté au dépoussiérage, « par effet de ventilation » m’explique un responsable de la CPG qui a souhaité garder l’anonymat. Si on se réfère au site officiel de la compagnie, l’abandon de ce procédé et la généralisation du procédé de traitement par lavage en 1985 se justifie comme une mesure « de protection de l’environnement »[8].

Avec Abdessalem, nous avons visité l’unité de lavage qui jouxte sa maison et qui se situe en plein cœur de la ville de Metaloui. Contrairement à ce que les photos laissent à penser, elle fonctionne toujours à plein régime. L’air déjà lourd à proximité, est devenu irrespirable à l’intérieur où tout dégouline et menace de s’écrouler.

 

La surconsommation et la pollution de l’eau que l’on constate à travers les différentes étapes du lavage est consternante dans une ville qui vit quotidiennement les coupures d’eau. Les eaux grises boueuses se retrouvent même à plusieurs kilomètres de ces unités, certaines eaux étant rejetées dans les oueds environnants.

Dans la laverie de Metaloui, l’eau, coule à flot et se répand de couleur grise sur les sols (à gauche), ou finit par arriver dans l’oued … à 40 kilomètres de la ville, qui disparait sous les effets combinés de la pollution et la sécheresse.

L’association AMAL environnement de Metaloui, dans laquelle Abdessalem, Téféhom, Rym et de 100 autres adhérents s’impliquent, existe depuis 2012 pour notamment « revendiquer un environnement sain » et « aider les gens lésés par la Compagnie des Phosphates de Gafsa à recouvrer leurs droits ». Depuis sa création, l’association mène des actions de sensibilisation dans les écoles, participe à des événements et des rencontres pour alerter sur les résultats de leurs recherches.

Dans un rapport de 2015, intitulé « Protection de l’environnement de Metlaoui et perspectives de développement durable », sont décrits « les dégradations de la flore et de la faune, la destruction du relief, la dégradation des eaux et utilisation non contrôlée des ressources hydrauliques, la pollution de l’air et des sols, et les impacts de l’exploitation du phosphate sur l’homme ». Le rapport constate notamment de très « nombreuses maladies comme la fluorose, les maladies pulmonaires et affections respiratoires aiguës, les maux des yeux, les maladies diarrhéiques » imputées « à l’assaut meurtrier de cette énorme masse poussiéreuse » et de « tous les métaux lourds » contenus dans le phosphate. Abdessalem m’explique qu’un groupe de femmes a aussi engagé en 2013 un diagnostic sur l’état de santé des femmes du Bassin minier, se sentant particulièrement affectées par l’industrie du phosphate.

Ces impacts ne sont pas seulement ressentis à Metaloui mais dans chaque ville minière. En l’occurrence, la ville de Mdhilla connait en plus de l’extraction et du lavage, les activités de transformation chimique du phosphate par le Groupe Chimique Tunisien (GCT, fusionné avec la CPG en 1996) qui s’y est implanté en 1985. Alors que les conditions de vie sont déjà difficiles[9], une nouvelle usine « Mdhilla II » devrait bientôt entrer en exploitation ce qui aura pour conséquence d’augmenter la consommation de l’eau, la pollution de l’air et la production de phosphogypses (déchets du phosphate) qui forment déjà actuellement un terril haut de 50 mètres (voir photo ci-dessus).

A Mdhilla, au loin le groupe chimique et sa montagne de phosphogypse.

L’extractivisme « progressiste », a ainsi fait suite à l’extractivisme colonial. D’un coté, la CPG considère que le changement des modes d’exploitation a permis à « un saut qualitatif dans ses activités » et ce grâce à l’utilisation de méthodes et d’outils « technologiquement avancés ». Au même moment, la revue Alternatives dans un article datant de 1970 fustige une exploitation « jusqu’à la mort des mineurs dans la région de Gafsa […], exploitation d’autant plus révoltante qu’elle a été rendue possible grâce à l’idéologie destourienne (l’unité nationale) ». Sur le plan sanitaire et environnemental enfin, le Bassin minier s’apprête également à connaître de grands bouleversements[10] au rythme d’une production qui va quadrupler de 1960 à 2000[11].

« Seulement aujourd’hui, rares sont ceux qui dénoncent ces impacts et revendiquent des droits relatifs à la santé et à l’environnement » m’indique Rebah Ben Othman, de la section du FTDES à Redeyef. Cette remarque revient souvent dans les témoignages des personnes que j’ai rencontrés. Une sorte de fatalité donne l’impression de condamner particulièrement ces droits.

« Je vais mourir à cause du phosphate même si je ne travaille pas à la compagnie, qu’ils me recrutent alors pour que je meure avec un job »[12] confiait ainsi un manifestant anonyme au chercheur Moutaa Amine Elwaer lors d’un sit-in à Redeyef en 2015.

M. Amine Elwaer s’interrogeait sur les raisons qui expliquent que « cette région qui est l’une des régions les plus mobilisées durant toute l’histoire moderne du pays, n’a paradoxalement pas vu l’apparition de contestations collectives notables contre cette situation sanitaire et environnementale». Il soulignait que toutes les mobilisations locales ont « concerné ces dernières années des revendications socio-économiques centrées sur le droit au travail». Un droit au travail qui semble « dépendre » irrémédiablement du phosphate…

 

Les « ressources humaines » du phosphate : « Tous ce que les gens veulent ici, c’est travailler à la CPG »

Le droit au travail est une revendication centrale dans la majorité des mouvements du Bassin Minier ces dernières années, et semble parfois mise en tension avec les questions de santé et d’environnement. Néanmoins, l’industrie du phosphate est en partie responsable de la crise de l’emploi qui sera dénoncée par les révoltes de 2008, et la réponse apportée par la CPG après 2011 censée conjuguer les impératifs de l’emploi et de l’environnement n’est pas satisfaisante. Les espoirs de recrutement à la CPG sont ainsi toujours aussi forts en 2017 alors que les conditions de santé et de sécurité dans la Compagnie sont loin d’être assurées.

Plus d’un siècle plus tard, les révoltes du Bassin minier contre le chômage, la corruption et le sous-développement

Aux origines de l’embrasement du Bassin minier en 2008, la politique de l’emploi au sein de la CPG provoquent l’étincelle le 5 janvier 2008, « jour où sont publiés les résultats, jugés frauduleux, du concours d’embauche de la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG), l’unique moteur économique de la région »[13]. Les révoltes du Bassin minier qui suivirent, ont ainsi fait connaître à la Tunisie « les plus longues et importantes actions de contestation depuis des dizaines d’années »[14].

« Un mouvement de protestations pacifiques s’est lancé avec des grèves, des occupations des lieux, des manifestations sans débordements majeurs à Redeyef, Moularès, Metlaoui et Mdhilla. Des milliers y participaient : chômeurs, syndicalistes, femmes et veuves de travailleurs morts dans les accidents de travail », écrira en 2008, le comité national de soutien aux habitants du Bassin minier. Ce mouvement qui a duré près de six mois, a été durement réprimé aboutissant « à des centaines d’emprisonnements, des dizaines de blessés, et trois morts »[15].

Sur la place principale de Redeyef, les portraits des martyrs des soulèvements de 2008

Pour le chercheur Amin Allal, ces protestations traduisaient « toute une série de malaises sociaux, politiques et économiques latents depuis les années 1980. ». Nous l’avons vu, la mécanisation démarre dès les années 1970. Dans les années 1980, la conversion des modes de production se poursuivra davantage sous les effets « des restructurations imposées en 1986 par le FMI et la Banque Mondiale dans le cadre du Plan d’Ajustement Structurel »[16]. Dès lors, « la réforme de la Compagnie suivant les standards néolibéraux a marqué le déclin de ses activités dans la région » constate A. Allal.

Entre les années 1980 et 2000, 10 000 emplois seront supprimés[17] dans le Bassin minier alors que le travail était « sans doute » ce que l’industrie minière apportaient le plus à la région selon certains auteurs en 1980, l’industrie « loin d’avoir entrainé localement le développement »[18]. Ainsi les bénéfices de la CPG, atteignant parfois jusqu’à 1 milliards de dinars par an[19], ont toujours quitté le Bassin minier en même temps que les phosphates. Les conditions de vie sont difficiles et il existe peu d’alternatives économiques : dès les années 1980, les mines sont notamment accusées de « bloquer le développement agricole local en détournant au quasi-seul profit des mines l’eau devenue rare pour l’agriculture »[20]. Les taux de chômage en 2004 par exemple, sont au moins deux fois plus élevés (38,5% à Moularès, 26,6% à Redeyef par exemple) que la moyenne nationale (14,1%). La CPG sera très clairement visée par les actions contestataires en 2008 qui auront pour conséquence de « geler les activités liées au phosphate »[21]. Le régime de Ben Ali poursuivra les militants « pour appartenance à une bande de malfaiteurs ou participation à une entente établie dans le but de préparer ou de commettre un attentat contre des personnes ou des biens »[22]. Tout sera fait pour étouffer politiquement et médiatiquement ces soulèvements exprimant « une saturation générale » relative au chômage, à la corruption et à l’absence de développement régional.

La situation ne s’est pas améliorée les années suivantes, ni même après la révolution de 2011 dont les souvenirs renvoient aux désillusions d’aujourd’hui.  

Les sit-ins et les manifestations, en majorité pour l’emploi, sont régulièrement reconduits devant les locaux de la CPG, le gouvernorat de Gafsa, ou les ministères à Tunis.

A Métaloui, le 20 mai 2015

Abdessalem me montre des photos d’un grand rassemblement à Metlaoui organisé le 20 mai 2015 significatif d’un malaise régional toujours présent.  Les pancartes revendiquent « le droit de sortir du Gouvernorat de Gafsa et de constituer un gouvernorat minier ». Sur les pancartes on peut lire notamment : « La ville qui donne des millions est pauvre », « Le droit d’avoir un pourcentage des gains du phosphate » (ci-dessous).

La corruption et l’absence de redistribution socio-économique continuent ainsi de désespérer les habitants du Bassin minier. « La section du FTDES de Redeyef a eu l’occasion l’année dernière de constater que la corruption continue d’irriguer toutes les administrations » témoigne Rebah Ben Othman qui a conduit un audit citoyen sur le programme de réhabilitation des logements détruits par les inondations de Redeyef en 2009[23]. « Nous avons constaté aussi que le fond alimenté par la CPG à destination de différents projets de développement régional, n’avait que très peu profité aux villes minières comme Redeyef. Cela représente 20 millions de dinars entre 2015 et 2017 qui, versés au Gouvernorat, ne sont pas allés en priorité aux villes qui en ont le plus besoin ».

Quant aux revendications relatives à l’emploi, « c’est là encore un gros dossier de corruption » considère Rebah lorsque nous évoquons les sociétés satellitaires crées en 2008 par la CPG et qui ont recruté massivement après 2011 (4700 emplois d’après le rapport IACE). Ces sociétés sensées répondre à la fois au chômage et aux problématiques environnementales, sont considérées comme « quasi-fictives » selon de nombreux témoignages…

Des emplois « verts » au Bassin minier après 2011

Lors de leur création en 2008, « les sociétés de l’environnement et des plantations avaient pour objectifs de reboiser les villes, et de recycler les déchets de la CPG tels que la ferraille et les pneus » m’explique un responsable de la CPG qui souhaite garder l’anonymat.

« C’est le rideau vert » à Metlaoui, un projet de reboisement sensé lutter contre la pollution générée par les talus des déchets du phosphate qui coupent certaines parties de la ville de Metaloui

Selon un agent de la CPG, le nombre de salariés de cette société à Metlaoui serait ainsi passé de 164 en 2011 à plus de 4500 en 2015 : « cela avait donc aussi vocation à donner un emploi aux nombreux chômeurs qui le revendiquaient ». « Après 2011, le directeur de cette société à Metaloui était tout seul pour planifier les activités, pour gérer des employés beaucoup trop nombreux, et sans aucun moyen matériel : c’est tout simplement impossible » continue-t-il.

Selon Abdessalem, « l’essentiel pour le gouvernement est seulement que le Bassin minier reste calme, peu importe ce que font ou non les employés de ces sociétés. C’est au mieux une prime-chômage, au pire une nouvelle forme de clientélisme pour faire taire les contestataires ».

Le responsable de la CPG poursuit « D’un coté, les emplois dans la société de l’environnement ne correspondent pas toujours à leur domaine de compétences. D’autre part, les missions consistant principalement à répondre à des besoins de la compagnie, les recrutés revendiquent le droit d’être pleinement intégrés à la CPG (pour ses niveaux de rémunération, d’avantages et de stabilité). A un moment, ils ne sont plus venus pour faire pression et obtenir certains droits garantis aux salariés de la CPG tels que la prime de production mensuelle, le mouton pour l’3aid, etc. Dans la même période, le gouvernement voulait instaurer des pointeuses pour que chaque employé de la société de l’environnement signale sa présence tous les matins : mais pourquoi une telle mesure alors que rien n’est fait pour leur donner un réel travail, comment peut-on les retenir ? Il ne faut pas s’étonner que certains soient au café toute la journée ou exerce un autre emploi à coté. D’ailleurs, le directeur de la société a finalement démissionné en 2015 car selon lui, il ne voyait aucune réelle volonté à faire fonctionner ces sociétés ».

… en attendant les périls des emplois gris

Ainsi « tout le monde veut travailler à la CPG » comme on l’entend si souvent aujourd’hui dans le bassin minier et ce en dépit des risques que ces emplois représentent. Pour M. Amine Elwaer, cette situation qui font des salariés « des favorisés qui occupent des positions enviables, rend le questionnement de leurs conditions de travail contradictoire ».

Le nombre d’accident de travail pour les année 1964 et 1965 publiée par la revue Alternatives en 1970 montre qu’ils s’avéraient supérieur au nombre d’ouvriers dans certaines villes.

Car si la CPG déclare que la mécanisation a eu notamment pour effet de diminuer le nombre d’accidentés[24], elle n’a pas fait mis fin complètement aux risques pour la santé et la sécurité des travailleurs. Ainsi, était réclamé en 2012 « la priorité de recrutement aux enfants des accidentés (morte ou ayant une incapacité permanente) au sein de la CPG »[25], et dans un second temps, « la diminution du taux d’incapacité de 66,66% à 35% »[26].

Le triage primaire avant le lavage, se fait sous-terre où l’infrastructure semble obsolète et où l’air est irrespirable.

En plus des accidents invalidants, les travailleurs de la CPG seraient particulièrement touchés par « les maladies du Bassin minier ». Ahmed, infirmier, est le fils d’un ouvrier qui a travaillé 30 ans à la CPG avant de prendre sa retraite en 2008. Il explique que les visites médicales effectuées pour les ouvriers de la CPG n’ont jamais donné de réponse aux maux de son père souffrant de douleurs au ventre chroniques. C’est lors de son départ à la retraite, qu’il décide de partir consulter à Tunis, « faute de spécialiste et de matériels à l’hôpital de Redeyef ». Ahmed m’explique que « les médecins à Tunis l’ont incité à faire un recours contre la CPG », ce quil ne fera pas. « On a pas vraiment l’habitude d’engager ce genre de procédure ici, et les circonstances ne sont pas vraiment favorables pour obtenir justice, la CPG ayant ses avocats pour se défendre et gagner » se désole-t-il.

Dans ce sens, M. Amine Elwaer souligne deux contraintes qui empêchent le dédommagement pour les employés de la CPG.

Tout d’abord, l’absence de données ou de recherches au sujet des impacts de l’industrie du phosphate sur la santé, relèvait pour lui d’une « politique systématique d’imposition de l’ignorance » menée par la CPG.

Enfin il remarque également, que la CPG est dispensée d’appliquer le cadre légal relatif au régime de réparation des préjudices résultant des accidents du travail et des maladies professionnelles (par un arrêté du 4 mai 1995 qui visait d’autres entreprises nationales).

Ainsi les réformes néolibérales dès les années 1980 n’encourageront pas l’État à s’engager davantage dans cette région autrement que par la répression. Ces réformes mettront aussi fin aux maigres compensations que la Compagnie offrait en termes d’emplois ou de services essentiels. Cette société publique prend ainsi définitivement les airs d’une multinationale qui ne soucie guère que de sa production et de ses profits à l’international et s’abstient de toute redistribution au niveau local. Les révoltes de 2008, la révolution en 2011, et les mobilisations actuelles continuent de témoigner de ce que sème l’extractivisme qu’il soit d’ailleurs public ou privé : la pauvreté, le chômage, la corruption, les tensions sociales, et dernièrement de plus en plus au Bassin Minier, la raréfaction de l’eau.

Les ressources en eau du phosphate : les prochaines luttes du Bassin minier ?

« Avant la CPG offrait gratuitement l’eau aux habitants du Bassin minier » m’explique Abdessalem, alors que cet été, les robinets de sa maison sont à sec toute la journée. C’est une fois plus dans les années 1970-1980 que le rôle social que jouait la CPG envers les habitants décline, ainsi que l’observe le chercheur A. Allal : « Entre 1975 et 1985, la distribution et la commercialisation de l’eau potable et de l’électricité, les commerces et les banques, ont été transférés à différents opérateurs nationaux publics et privés ». En l’occurrence, la distribution de l’eau est ainsi transférée à la Société Nationale d’Exploitation et de Distribution de l’Eau (SONEDE), aujourd’hui en grande partie visée par « les mouvements de l’eau ».

En 2017, des habitants du Bassin minier ont signalé ainsi 114 coupures d’eau et 47 mouvements de protestation à l’Observatoire Tunisien sur l’Eau qui met à disposition une plateforme sur internet permettant à quiconque de signaler les problèmes d’eau en Tunisie. Les fondateurs de l’Observatoire, Ala, Ahmed et Zouhaier, sont d’ailleurs originaires de Redeyef.  Nous nous sommes rendus ensemble cet été dans cette région où ils ont grandi, pour suivre les mobilisations locales liées à l’accès à l’eau. A cet égard, les villes de Redeyef et Mdhilla sont emblématiques sur de nombreux aspects des rapports de force qui se jouent entre les logiques de l’extractivisme et les droits fondamentaux des populations du Bassin minier.

Redeyef : « La SONEDE ne peut régler les problèmes sans la CPG »

 « C’est la première fois que qu’un PDG de la SONEDE se déplace à Redeyef » se réjouit Ala de l’Observatoire qui a beaucoup travaillé pour que cette rencontre ait lieu entre la SONEDE (centrale) et la société civile locale. Mi-juillet 2017, Mosbah Helali, s’est ainsi rendu à Redeyef où le climat s’est particulièrement tendu depuis que la section locale de l’UGTT a lancé en février dernier un appel à ne plus payer les factures de la SONEDE, et surtout à entamer une grève générale.

En février 2017, « Redeyef a soif », « Ne payez pas l’eau », « Gouvernement d’imbéciles » devant le local de la SONEDE à Redeyef.

La grève qui était prévue le jeudi 16 mars 2017 pour revendiquer l’accès à l’eau, aurait été assurément une première en Tunisie si elle n’avait pas été annulée au dernier moment suite à un accord conclu notamment entre la SONEDE de Gafsa et la Compagnie de Phosphate de Gafsa, la veille[27]. À cette époque, M. Helali n’était pas encore PDG mais cinq mois plus tard, il doit se rendre à l’évidence : les coupures d’eau persistent et exaspèrent les habitants. Certains ont coupé plusieurs fois la route des camions chargés de phosphate pour faire pression sur les autorités.

L’accord signé en mars 2017 engageait les autorités « à effectuer certains travaux de forages et de conduites, à utiliser les ressources en eau de la Compagnie de phosphates de Gafsa (CPG) pour pallier au manque »[28].

Pour Amor Hlaimi, syndicaliste à l’UGTT de Redeyef qui a suivi toutes les étapes de négociations, « la situation s’est aggravée depuis le mois de Ramadan[29], la CPG n’ayant pas respecté ses engagements ». L’accord avait fixé des taux supplémentaires et des horaires de distribution de l’eau par CPG, afin de répondre « aux besoins de la SONEDE qu’elle-même estime à 110 litres/secondes[30] mais qui ne peut en assurer qu’à raison de 40l/s ». Pour que tout le monde puisse boire, il faudrait donc utiliser « les 70 litres/s d’eau de la CPG à Redeyef », mais cela condamnerait toutes ses activités. Alors, en mars, il fut décidé que la Compagnie donnerait en plus des 15l/s d’eau par jour, 50l/s pendant 4 heures. Cela impliquait l’arrêt d’une laverie temporairement, chose qui apparemment n’a été suivi seulement pendant quelques semaines afin de calmer les protestations.

 « D’un coté, le PDG de la CPG déclare que c’est moralement inacceptable de laisser la CPG travailler et priver les gens d’eau et il promet de recourir à des stations de dessalement plutôt qu’à l’eau potable. D’un autre coté, cela nuit à la productivité de la Compagnie et donc à l’emploi et à la rémunération des ouvriers qui dépendent de la prime-production, leur base salariale étant faible. C’est ça le dilemme maintenant » considère Rebah de la section du FTDES à Redeyef.

Beaucoup s’accorde comme lui à dire que « la SONEDE ne peut résoudre les problèmes de l’eau sans la CPG pour l’instant, car elle fait l’objet de nombreux dysfonctionnements et de carences ». On évoque ainsi des fuites, des raccordements arbitraires ou absents dans certaines parties de la ville reculées, des canalisations archaïques, une faible capacité de pompage. Ala qui a participé à la visite des projets de la SONEDE avec le PDG en juillet dans la région de Gafsa, m’explique que les 5 forages visités sont « presque terminés » mais seulement deux se situent à Redeyef, « ce qui n’est pas suffisant ».  « Le PDG de la SONEDE a constaté aussi que les témoignages et les rapports du bureau de la SONEDE de Gafsa étaient loin de refléter la réalité de l’eau à Redeyef concernant l’état des infrastructures et sur le niveau moyen d’eau disponible dans les chateau d’eau » complète-t-il.

Dans un quartier un peu en hauteur, à 10 minutes du centre-ville, les habitants remplissent des récipients d’eau acheminée par citerne tractée.

Pour beaucoup à Redeyef, SONEDE et CPG sont responsables et les « comptes d’apothicaires » constituent des solutions qui ne sont ni durables, ni efficaces. Il ne semble pas possible de produire du phosphate et donner de l’eau potable aux habitants. Alors on compte le nombre de forages que la SONEDE devrait mettre en place, mais rien n’est dit sur la surexploitation voire l’épuisement de la nappe. Rien non plus sur la qualité de l’eau qu’on sait déja très chargée en fluor[31]. En juillet, après la visite du PDG de la SONEDE, tout le monde est reparti avec une promesse : des compteurs d’eau seront installés dans des maisons sélectionnées par la société civile (et non par la CPG comme ça avait été le cas avant) afin de diagnostiquer les problèmes de débits et de coupures. Selon Zouhaier de l’Observatoire tunisien de l’eau, depuis notre visite en juillet « la desserte en eau est de plus en aléatoire. C’est-à-dire qu’avant on savait par exemple qu’il y avait de l’eau de 2heures à 6 heures du matin dans telle maison ou tel quartier. Mais maintenant tout est perturbé ».

Mdhilla : « Nous avons bloqué la CPG car nous considérons que l’industrie est responsable de l’épuisement des ressources en eau »

A Mdhilla, des sit-ins revendiquant l’accès à l’eau ont été répétés plusieurs fois cette année, mais ici, ni la SONEDE, ni la CPG, ni le GCT n’ont essayé d’y répondre. Le délégué et maire de Mdhilla en fonction depuis 4 mois, nous a témoigné en juillet dernier d’un grand nombre de problèmes liés à l’eau, à tel point « qu’il est difficile de savoir quelle est la priorité ». Alors que « la capacité de pompage de la SONEDE est en théorie adéquate aux besoins des habitants, les infrastructures sont défaillantes et surtout insuffisantes » commence-t-il. « Certains quartiers sont restés un mois sans eau, mais il y a aussi des « vols » d’eau entre habitants, et donc beaucoup de conflits, beaucoup de colère des agriculteurs notamment ».

Lors de notre visite mi-juillet, l’eau est également coupé à l’hôpital de Mdhilla

Nous avons aussi rencontré Ali Akrimi, un habitant de Mdhilla qui a participé aux manifestations cette année et a informé régulièrement l’Observatoire Tunisien sur l’eau de la situation à Mdhilla. Il reconnait tout d’abord qu’une partie des problèmes est liée à la SONEDE : « les interventions d’entretien ou même d’urgence tardent souvent à cause d’un manque d’attention mais aussi de moyens humains et matériels. L’autre fois par exemple à El-Borj, lorsqu’il y avait une fuite, on n’aurait pas pu remédier sans l’intervention de la municipalité et son matériel ». Il déplore que « chaque été, on fait face à cette situation » et souhaiterait qu’au minimum « la SONEDE prévienne les gens en cas de coupures au lieu de sans cesse les incriminer ». Et quand les habitants accusent la CPG et le GCT, la SONEDE répondrait que « qu’ils n’ont rien à voir avec ces problèmes, et que cela est seulement du la sécheresse ».

« Nous, nous considérons que la cause des problèmes est la surexploitation et l’épuisement des ressources en eau au niveau du gouvernorat de Gafsa par l’exploitation industrielle. Regarde, il y a deux ou trois ans, la CPG a été bloquée et ses activités ont été suspendues. A ce moment-là, un établissement universitaire à Gafsa a vécu une surcharge d’eau ! Avant, dans certains endroits de Mdhilla on pouvait creuser jusqu’à 4 ou 5 mètres et trouver de l’eau potable. Ce n’est plus le cas, les sources sont épuisées. Certains habitants disent même que certains puits et sources d’eau ont été fermés et confisqués par la CPG. » affirme Ali.

 

Cette année, les habitants ont donc très souvent établi leur sit-in devant la CPG pour la bloquer, ceci s’avérant souvent « l’unique moyen de faire pression sur les autorités et de se faire entendre dans cette région-là » selon Abdelselem Akermi, un habitant de Mdhilla interrogé par les journalistes de Nawaat en juin dernier[32].

 

Abdelselem Akermi, extrait du reportage réalisé par les journalistes de Nawaat en juin dernier

En effet, Abdelselem travaille à la CPG et vit dans un quartier de Mdhilla où l’eau au robinet a été coupé pendant un mois et demi cette année. Face à l’inertie des autorités, et au refus de son patron (la CPG) de leur prêter « au moins des tracteurs [pour acheminer l’eau] », il a participé à une manifestation et à un sit-in devant la CPG pour réclamer de l’eau. À la suite de ça, la police est venue l’arrêter chez lui et l’a détenu pendant deux jours au motif « d’avoir perturbé le travail de la CPG ». « Ils me l’ont dit ensuite : Tu peux protester aussi longtemps que tu ne travailles pas à la CPG, mais si tu y travaille alors tu ne peux plus »[33] témoigne-t-il dans ce même reportage.

En attendant Tozeur-Nafta, Meknessi, El Kef…

 

 

D’une certaine manière, Redeyef et Mdhilla témoignent dernièrement « du nouveau et prochain dilemme », celui de l’emploi et de l’eau. Entre les deux, c’est la survie. Face aux revendications, il y a la répression quand les autorités sortent de leur indifférence et de leur inaction, et quand l’instrumentalisation des injustices ne fonctionne plus. Bientôt la militarisation des sites de production annoncé par un décret présidentiel du 3 juillet 2017[34], légitimera davantage la coercition des militants, susceptibles d’être poursuivis devant la justice des tribunaux militaires…

 Seulement Le problème de l’eau est celui du phosphate : une ressource qui n’est pas infinie, et dont le partage se fait toujours au détriment des mêmes. C’est surtout une question de dignité et de justice sociale, que ne reconnaît pas l’extractivisme qui prend racine dans la colonisation et se perpétue au gré des modernisations, des réformes néolibérales et des transitions démocratiques. La poursuite de profits l’encourage ainsi davantage à allier la violation des droits avec la corruption et l’intervention armée. 

Ainsi, aujourd’hui encore, la CPG produit des millions de tonnes de phosphate[35] par an et consomme « 20 millions de m3 d’eau par an » selon le même responsable de la CPG. Jusqu’à quand ? Cinquante ans au Bassin minier si on en compte « en phosphate garantis » selon le cadre de la Kobanya. Pour l’eau, il est difficile de trouver l’information.

Ensuite il y aura sans doute d’autres zones sinistrables afin d’alimenter les activités de transformation du phosphate du Groupe chimique tunisien (GCT) à Sfax, Skhira, Gabès et Mdhilla.

« Au Kef (Sra Ouartane) là où le phosphate découvert est très riche en uranium, ce ne sera pas la CPG qui l’exploitera. Par contre, le gisement est prêt à être exploité à Tozeur-Nafta, il ne manque plus que « l’acceptation » des populations locales qui vivent là-bas des palmeraies et du tourisme. Ce sera sans doute plus compliqué que Meknassi où très clairement l’ouverture de mines est une revendication sociale. Seulement là-bas l’extraction s’avère encore plus périlleuse pour les nappes d’eau souterraine et c’est un point encore non résolu » m’informe le cadre de la CPG.

Concernant Sra Ouertane au Kef, certaines suspicions existent quant à l’exploitation de l’uranium pour un projet d’énergie nucléaire[36], ce qui n’est pas sans rappeler la radioactivité du phosphate et de ses dérivés.  Et en effet, si à Tozeur-Nafta les craintes se font entendre[37] et sont justifiées par la publications d’études[38], à Meknassi les 400 emplois promis par les mines sont attendus[39].

« Il faudrait leur dire ce que l’exploitation du phosphate a engendré au Bassin minier » me souffle Abdessalem de Metaloui alors que nous imaginons la dynamite bientôt posée dans une région oasienne désertique et dans une autre région agricole, où un certain Bouazizi en s’immolant par désespoir, déclencha la révolution tunisienne pour la dignité, la liberté et la justice sociale.


[1] Tiré d’un dossier réalisé par un collectif de chercheurs sous la coordination de M. Ben Romdhane en 2008, publié dans le journal Attariq Aljadid, et cité par M. Amine Elwaer dans « Projet de recherche sur la non-émergence d’une mobilisation au Bassin minier de Gafsa ».

[2] D. Robert, « Le gris du phosphate, Bassin minier (1) – A cause d’un insecte ? », novembre 2015, Blog Echanges et partenariats.

[3]  « La dernière mine souterraine », réalisée par M. Hannachi pour la CPG, en 2006.

[4] Brunet Roger. Un centre minier de Tunisie : Redeyef. In: Annales de Géographie, t. 67, n°363, 1958. pp. 430-446.

[5] « La dernière mine souterraine », réalisée par Mohamed Hannachi pour la CPG, en 2006.

[6] P-R Baduel, « Gafsa comme enjeu », Annuaire de l’Afrique du Nord , Centre de recherches et d’études sur les sociétés méditerrannéenes (CRESM) (éds.), Paris , Editions du CNRS , 1981 , pp. 485-511 :

[7]    « La dernière mine souterraine », réalisée par Mohamed Hannachi pour la CPG, en 2006.

[8]   http://www.cpg.com.tn/Fr/presentation_11_38

[9]   Un reportage-photo dans un quartier de Mdhilla est à cet égard très saisissant : « Au quartier “Sariaa”, “On vit sur de l’or. Mais nous n’en récoltons que la maladie et la pauvreté.” de Malek Khadhraoui, février 2012, Nawaat.

[10]  Voir le reportage photo de Zied Ben Romdhane, disponible dans le Washington Post « Tragically beautiful images show the effects of phosphate mining in Tunisia », juin 2016.

[11] « La compagnie de Phosphates de Gafsa : Etats des lieux de la gouvernance et recommandations », rapport de l’IACE (Instauring an Advocacy Champion for Economy) 

[12]  M. Amine Elwaer, « Projet de recherche sur la non-émergence d’une mobilisation au bassin minier de Gafsa »

[13]  K. Gantin & O. Seddik « La révolte du peuple des mines en Tunisie, juillet 2008, Nawaat et Monde diplomatique.

[14]  Amin Allal, « Réformes néolibérales, clientélismes et protestations en situation autoritaire. Les

mouvements contestataires dans le bassin minier de Gafsa en Tunisie (2008) », Politique

africaine 2010/1 (N° 117), p. 107-125.

[15]  A. Allal, « Réformes néolibérales, clientélismes et protestations en situation autoritaire. Les

mouvements contestataires dans le bassin minier de Gafsa en Tunisie (2008) », Politique

africaine 2010/1 (N° 117), p. 107-125.

[16]  « La compagnie de Phosphates de Gafsa : Etats des lieux de la gouvernance et recommandations », rapport de l’IACE (Instauring an Advocacy Champion for Economy)

[17]  D’un effectif de 14 000 dans les années 1980 à 5300 en 2007 selon le rapport IACE.

[18]  P-R Baduel, « Gafsa comme enjeu »,

[19]  Rapport IACE

[20]  P-R Baduel, « Gafsa comme enjeu »,

[21]  A. Allal, « Réformes néolibérales, clientélismes et protestations en situation autoritaire. Les

mouvements contestataires dans le bassin minier de Gafsa en Tunisie (2008)

[22] Le comité National de soutien aux habitants du bassin minier, « Pour la libération des détenus du bassin minier, Solidarité », 2008.

[23] FTDES, janvier 2016 « La participation de la société civile au développement régional : une expérience de formation-action à l’audit citoyen ».

[24]  En 1965, « le pourcentage d’accidentés variait entre 67,5% à Moularès et 119,7 à Redeyef» selon P-R Baduel, dans « Gasfa comme enjeu »

[25]  « Tentatives de négociations avec le ministère des affaires sociales, dans le rapport « Un large répertoire d’action pour un seul objectif : améliorer les conditions de vie des populations du Bassin minier », 2012, FTDES

[26]   Idem

[27] « En présence des sections locale et régionale de l’UGTT, des représentants de l’Union régionale de l’Industrie, de la direction régionale de l’Agriculture » d’après D. Robert dans « Reportage à Redeyef : Derrières les coupures d’eau les horizons bouchés du phosphate », mars 2017, Nawaat.

[28]Idem

[29] Au mois de juin en 2017

[30]   Selon le témoignage de A. Hlaimi, « pour une ville de 25 000 habitants dont 10 000 abonnés »

[31]  D. Robert, « Reportage à Redeyef : Derrière les coupures d’eau, les horizons bouchés du phosphate », mars 2017, Nawaat

[32] H. Chennaoui, H. Lassoued, C.F. Callum et M.H. Ben Ammar :« Pénurie d’eau à Mdhila : Le phosphate hydraté, les citoyens assoiffés [Vidéo] », juin 2017, Nawaat.

[33] Idem

[34]  Décret Présidentiel n° 2017-90 du 3 juillet 2017, portant proclamation des sites de production et des installations sensibles et vitales des zones militaires interdites.

[35]   Environ 8 millions de tonnes entre 1998 et 2010, et 4,100 millions en 2014.

[36]  M. Dhia Hammami, « L’Uranium de Sra Ouertane : Les dessous des cartes du phosphate convoité ! », mars 2014, Nawaat.

[37]K. Krimi « Tunisie : Les oasiens contre l’exploitation du phosphate à Tozeur », octobre 2017, Kapitalis

[38]  H. Rebhi, « Gisement de phosphate Tozeur – Nafta : de la poussière à l’horizon… », mai 2016, Nawaat

[39] H Chennaoui, H Lassoued, C.F. Hugh « Meknassi : La mine de phosphate, entre tergiversations gouvernementales et tractations locales ».