*Pain, liberté, justice sociale

Entretien avec Mahinour el Badraoui, une jeune égyptienne engagée.

 

J’ai rencontré Mahinour lors d’une réunion de la société civile égyptienne avec les représentants de la Banque Européenne de Reconstruction et Développement. Elle a attiré mon attention lors de la séance de questions/réponses, où elle a interpellé les représentants de la BERD sur la vacuité évidente du rôle et de l’impact de la société civile dans leur programme tel qu’il venait d’être présenté. Bien évidemment, aucun intervenant de la BERD n’a réellement pris le contrepied de  ses propos…

Mahinour travaille au Centre égyptien pour les droits économiques et sociaux (ECESR), et 3 jours par semaine elle se rend à l’université (American University in Cairo) où elle étudie en Master de droit international et droits de l’homme. Tout au long de ses études elle a été engagée dans le domaine associatif, d’abord dans le domaine des droits et libertés politiques avant de s’intéresser plus particulièrement aux droits économiques et sociaux  qui sont pour elle la base, en tout cas la condition sine qua none, du développement des autres droits de l’homme.

Lors de notre entretien dans les bureaux de l’ECESR, au centre ville du Caire, nous avons évoqué des questions telles que les méthodes de travail du Centre Egyptien pour les droits économiques et sociaux, les priorités concernant les droits économiques et sociaux dans l’Egypte de l’après révolution, et enfin des questions de politique économique et commerciale en lien avec les droits de l’homme.

Peux-tu te présenter et m’expliquer ce que tu fais au centre égyptien pour les droits économiques et sociaux ?

Je m’appelle Mahinour el Badraoui et je travaille pour l’ECESR, qui est une ONG de défense des droits de l’homme. J’ai fait des études en science politique, relations et droit internationaux, et je prépare actuellement mon Master en droit international et droits de l’homme.

Le thème sur lequel je travaille actuellement est celui des droits économiques et sociaux dans la nouvelle constitution égyptienne. Par le biais d’une campagne populaire, nous demandons aux gens leur avis, les droits qu’ils estiment devoir être défendus et représentés en priorité. Je travaille également sur le thème de la dette et des prêts étrangers, particulièrement après la chute du régime de Moubarak, et leurs conséquences sur les droits économiques et sociaux. Je suis également intéressée par l’analyse des politiques étatiques concernant les biens publics, comme par exemple la concurrence entre le droit au logement pour les pauvres et les entrepreneurs qui créent des complexes touristiques ou commerciaux sur des terrains publics.

Peux-tu me parler du centre égyptien pour les droits économiques et sociaux (ECESR) ?

L’ECESR est une ONG qui travaille avec les mouvements de base sur tous les sujets concernant les droits économiques et sociaux.  Le centre a commencé à travailler comme une unité de règlement de litiges pour les groupes marginalisés privés de leurs droits économiques et sociaux, dont la majorité est composée de travailleurs, en particulier des femmes. Nous travaillons en permanence pour les droits des travailleurs et en particulier le droit de grève, la défense de cas de licenciements et règlement de litiges. Parce qu’il y a beaucoup de cas de licenciements abusifs et arbitraires. Il y a également le cadre constitutionnel sur lequel nous travaillons avec les mouvements de base. Nous parcourons les gouvernorats, nous parlons aux travailleurs, agriculteurs, paysans et mineurs pour leur demander ce qu’ils pensent, et comment ils souhaitent que leurs droits soient assurés.

Nous faisons également de la recherche, mais fondée uniquement sur des études de cas, nous ne faisons pas d’analyse politique abstraite. Cependant, nous avons réalisé il y a peu de temps que le plaidoyer international pourrait être utile et important pour nous, mais nous commençons tout juste à travailler là dessus. Cela ne fait que six mois que nous nous y intéressons, auparavant nous n’en voyions pas l’utilité puisque nous travaillons avec les mouvements de base.  Pourtant, ces derniers mois nous avons remarqué que ce qui influence la prise de décision politique ne se trouve pas toujours au niveau national, c’est pourquoi nous avons commencé à nous impliquer dans les questions d’accords commerciaux internationaux, qui sont à nos yeux très importants. Nous avons l’intention de travailler avec tout partenaire ou acteur pertinent sur ces questions.

Travaillez-vous avec d’autres organisations égyptiennes sur des cas ou des campagnes communes ?

Oui, nous travaillons globalement avec cinq organisations qui ont la même approche que nous. Par exemple pour les cas de litiges nous travaillons ensemble en fonction du mandat de chaque organisation, en fonction des spécialités de chacun sur tel ou tel cas, droits économiques et sociaux ou droits politiques et civiques etc… mais nous travaillons toujours ensemble. Nos partenaires sont notamment le centre Hicham Moubarak pour le droit, l’Initiative égyptienne pour les droits individuels, le centre Enahdim etc…

Quelles sont pour toi les priorités en ce qui concerne les droits économiques et sociaux en ce contexte d’après révolution ?

Et bien je pense que les dépenses (publiques) dans le domaine des droits économiques et sociaux sont très importantes, puisqu’elles ont  été mises  de côté depuis très longtemps par les décideurs politiques et le gouvernement. C’était l’une des revendications de base de la révolution. L’un des slogans phares de la révolution était « ‘aich horeiyya adala egtemaia » (« pain, liberté et justice sociale »). Donc en tant que tels ces droits sont cruciaux, et malgré cela ils ont été ignorés à dessein (après la révolution) par des luttes politiques, ces dernières étant néanmoins très importantes. Je pense qu’il y a un glissement vers une politique économique encore plus libérale et un recul de la responsabilité de l’état dans les politiques publiques, et c’est ce qui fait que la question des droits économiques et sociaux a été mise de côté.

J’ajouterai plus spécifiquement qu’à côté des droits économiques et sociaux en tant que tels, les approches, méthodes et l’efficacité des politiques dans ce domaine sont très importants. Cela inclut la transparence, le droit à l’information, le rôle de la société civile dans le suivi des politiques budgétaires et de dépenses, dans les cas de corruption… Tout ce qui entre en jeu dans la promotion des droits économiques et sociaux.

Quelles différences as-tu observées entre la période pré et post révolution en ce qui concerne le processus de libéralisation économique?

En réalité il n’y a aucune différence. Ce que je veux dire c’est que l’ancien régime était clairement néolibéral et capitaliste, et le régime actuel semble suivre la même direction. Actuellement, il y a tout un tas d’accords qui sont en cours, dont le partenariat de Deauville ( 1) (qui d’ailleurs n’a jamais été annoncé publiquement, je l’ai découvert par hasard en lisant la note conceptuelle de la BERD sur l’Egypte ( 2) qui est un accord parmi d’autres visant à développer les partenariats de privatisation et de libéralisation économique avec diverses organisations financières internationales ou pays. Le but est de s’assurer que l’économie ouvre ses portes et donne plus d’espace aux institutions monétaires ou financières internationales ou aux entreprises pour opérer en Egypte.

Je pense donc que la politique (néolibérale) est très similaire, et elle va même en se renforçant. Il a été annoncé dans le projet Ennahda (projet présidentiel des Frères Musulmans) que la justice sociale devrait attendre quelques années parce qu’actuellement il n’y a pas assez de ressources en Egypte pour l’assurer… La solution pour les Frères Musulmans est d’engager le secteur privé (notamment dans les services) pour fournir de meilleurs services à la population. Je me demande comment cela peut réellement fonctionner ! Le comble c’est que nous avons des ressources, en tout cas à travers les procès que nous avons gagnés (avec l’ECESR ( 3) ) nous savons qu’il y a des milliards de livres égyptiennes qui pourraient couvrir les manques et les dépenses dans le budget. Il n’est pas nécessaire de faire des emprunts et de faire peser le poids des intérêts sur la population.

Si l’Etat avait la volonté de récupérer l’argent dû par les entrepreneurs, qu’ils soient étrangers, égyptiens ou sous forme de joint venture, nous aurions beaucoup d’argent. Des décisions judiciaires ont déjà reconnu que de grosses sommes d’argent devaient être payées à l’Etat, mais les autorités n’ont simplement pas la volonté de faire appliquer ces décisions qui s’imposent au secteur privé. Et cela représente des milliards. L’argent est là mais l’Etat désire simplement s’engager dans ce plan d’économie libérale pour divers intérêts. Je ne veux pas être trop subjective, mais il n’y a réellement pas beaucoup de différence avec l’ancien régime. Ce dernier avait de nombreux intérêts (dans l’entente avec le secteur privé Ndlr) parce que les plus gros hommes d’affaires étaient très liés à l’élite politique, et aujourd’hui c’est exactement la même chose puisque une des plus importantes élites d’affaires sont les Frères Musulmans (de nombreux membres des Frères Musulmans sont des hommes d’affaires ayant des investissements dans de grosses entreprises internationales).

Dans quelle mesure les politiques sur les accords de libre échange entre l’UE et l’Egypte sont-elles liées aux problématiques des droits économiques et sociaux ?

Je pense que le lien est très étroit, particulièrement si l’on observe la scène politique actuelle. L’UE est l’un des principaux acteurs promouvant les politiques économiques libérales au Moyen Orient, en Afrique du nord et dans la zone méditerranéenne. L’UE et la BERD sont très engagées dans ce processus, ils influencent donc la prise de décision politique, donc économique, et cette prise de décision est directement liée aux droits économiques et sociaux. En effet, si on privatise le secteur des services, ou le secteur des « droits » (les services de santé ou de transport par exemple) cela revient à dire : si tu as assez d’argent pour te payer ces services tu peux avoir accès à tes droits, si tu ne peux pas te les payer et bien c’est simple tu ne peux pas y avoir accès. Ce genre de décision est donc intimement lié aux droits économiques et sociaux. Ainsi, l’UE comme entité et comme partenaire (avec d’autres institutions financières internationales) est un des acteurs les plus importants influençant la prise de décision politique en Egypte.

 

(1) Plus d’information sur le partenariat de Deauville)

(2) La BERD a entamé un processus d’évaluation en Egypte pour déterminer ses futures activités. Voir plus d’information sur le sujet (retour au texte)

(3) Pour les cas traités par l’ECESR, voir le site http://ecesr.com (retour au texte)