C’est la première fois que je viens en Ukraine. Kiev est une ville magnifique. Difficile de l’imaginer à feu et à sang. Pourtant, il y a trois ans, le cœur de la capitale brûlait et des hommes mouraient pour leur pays.

Je n’ai pas connu Maïdan[1], je n’ai pas connu la guerre qui sévit encore aujourd’hui, à l’est du pays. Depuis la France, je me suis imaginé un Maïdan, mon Maïdan. J’ai écouté et lu la presse, j’y ai consacré mon mémoire, mais j’étais loin de comprendre la complexité des choses dont je perçois aujourd’hui encore, une part infime.

Avant de partir, je me suis imprégnée de deux ouvrages : Génération Maïdan, vivre la crise ukrainienne, de Ioulia Shukan, et Journal de Maïdan, d’Andreï Kurkov. Ils m’ont permis de sortir de ma grille de lecture géopolitique du conflit et d’y apporter ce qui manquait le plus à mes yeux, le facteur humain. En lisant ces ouvrages, je m’approchais un peu plus de ce qu’avaient ressenti les manifestants, les bénévoles venus apporter leur soutien et leurs sourires, les familles en deuil, l’Ukraine en guerre.

Cet article est avant tout dédié à ces citoyens, venus exprimer leurs frustrations, leur douleur, mais aussi leurs rêves et leur solidarité sur cette place comme dans bien d’autres lieux de la capitale que je découvre avec vous, trois ans plus tard.

 

Mon parcours commence rue Institutska, tristement célèbre pour avoir été le terrain d’affrontements les plus meurtriers de l’hiver 2013-2014. Deux fois par semaine, en rentrant de mon cours de russe, je descends cette rue qui mène à Maïdan Nezalezhnosti[2]. Au métro Khreshchatyk sont exposés les portraits des héros morts aux combats. On y trouve également un mémorial inscrivant dans l’Histoire les événements passés en ces lieux.

Le long de la rue, les arbres ont des visages. Sur leurs écorces, sont fixés à l’aide de rubans aux couleurs de l’Ukraine, les portraits de ceux tombés dans la nuit du 20 février, abattus par des tireurs d’élite de l’armée gouvernementale.

Peu à peu, je me rapproche de la statue de Berehynia[3] qui surplombe la Place de l’Indépendance.

Aujourd’hui Maïdan est en deuil : un jeune soldat de la 72e brigade de Leonid Derkach est tombé il y a quelques jours et une soixantaine de personnes sont venues lui rendre hommage.

Bien qu’elle soit malheureusement ponctuée par des rassemblements comme celui-ci, la Place reste très calme et majestueuse. Elle est un lieu de recueillement et de paix, symbole de solidarité.

À première vue, il semble ne rester aucune trace matérielle de ces tragiques événements. Pourtant, lorsque je marche sur les pavés cassés, je me demande alors si ce ne sont pas là les vestiges des affrontements. Puis, je remarque en regardant plus loin sur la Place que le Bâtiment des Syndicats, Budynok Profspilok[4], ayant pris feu en février 2014, est encore en rénovation.

Sur la place de l’Europe, je trouve une camionnette qui prépare du bon café pour se réchauffer. Je profite alors de cette pause pour élaborer mon prochain itinéraire à destination la Cathédrale Saint-Michel. Puis, je repars.

La rue Sofiyska est belle et vivante. Il y a des restaurants et des boutiques dont on entend la musique et on perçoit la chaleur qui s’y dégage. En haut, la Cathédrale Sainte-Sophie s’érige devant la statue de Bogdan Khmelnitsky[5]. De l’autre côté, lui répondent Saint-Michel et son Monastère.

Avant de franchir les portes du Monastère, je découvre le portrait de Serhiy Nigoyan, Сергій Нігоян, première victime des affrontement de janvier 2014. À tout juste vingt ans, ce jeune homme de nationalité arménienne a rejoint la « centurie céleste »[6].

Sur les murs de la Cathédrale sont exposés les visages de ceux qui sont morts pour leur pays, depuis trois ans. Un homme et une femme, qui se recueillaient chacun de leur côté, se mettent à discuter ensemble. Puis, vient une autre femme qui se joint à la conversation. Je les regarde en tâchant de maintenir une certaine distance, par respect pour leur intimité.

En entrant, des images se bousculent dans ma tête. Je me souviens de mes lectures et des témoignages portés par ces jeunes gens, venus se réfugier après le petit Maïdan des étudiants le 30 novembre 2013, de cet homme ayant perdu un proche et qui le cherche parmi les corps allongés dans le Monastère. Dans mes pensées, je suis surprise en ouvrant la porte de voir que quelqu’un apparaît de l’intérieur et je fais un bon en arrière. On rigole, ça fait du bien. Maintenant que je suis un peu moins crispée, je peux me nourrir des lieux et de tant de beauté.

Au musée de la Cathédrale Saint-Michel, un espace a été récemment dédié à Maïdan. On y trouve quelques « armes » utilisées par les manifestants (bouts de bois, bâtons), mais surtout des armures (boucliers, casques et masques à gaz). Des photos témoignent de la fragilité de ces individus, venus se réfugier en terra nullius, pensant que, dans la maison de Dieu, rien ne pouvait leur arriver.

Il existe bien d’autres lieux symboliques dans Kiev que je n’ai pas visité encore, comme le parc de la rue Institutska devant le Parlement, où les anti-Maïdan se réunissaient, ou encore toutes ces places qui ont vu leurs statues de Lénine détruites par les manifestants. Mais mon parcours n’a pas pour ambition d’être exhaustif. Mon Maïdan est simple et personnel. Je ne connais sûrement pas tous les lieux que les manifestants ont occupés et dont la symbolique relève de la subjectivité de chacun.

 

Pour clôturer ce parcours d’initiation à Maïdan, je vous propose une dernière escapade, mais cette fois en dehors de la ville.

Avec mes deux compagnons de route, Salomé et Antoine, nous partons en ce dimanche 5 février, pour Mejyhiria près de Vychhorod, découvrir la résidence privée de Viktor Ianoukovicth. C’est en ces lieux que la foule est venue, calme et dégoûtée par l’abondance luxurieuse qui s’en dégage, faisant contraste avec la vie de plus en plus difficile que mènent les Ukrainiens aujourd’hui.

À défaut de n’avoir pas pu visiter la maison ce jour-là, nous avions 137 hectares de forêt enneigée, deux calèches, des chevaux, un zoo, une frégate, et le Dniepr presque pour nous tout seuls. Aujourd’hui, ils sont plus d’une centaine de volontaires à entretenir ce domaine dont le statut reste encore indéterminé, pour que le peuple ukrainien n’oublie pas, les raisons qui l’ont poussé à faire Maïdan.

 

 

[1] Le mot Maïdan est à prendre ici au sens large du terme, il regroupe les événements passés à Kiev depuis le début des rassemblements sur la place en novembre 2013 jusqu’à la fin du mois de février et la fuite du président Ianoukovitch.

[2] Maïdan Nezalezhnosti signifie place de l’Indépendance. Elle a été baptisée ainsi après la chute de l’Union des Républiques Soviétiques Socialistes et l’accession de l’Ukraine à l’indépendance.

[3] La statue de Berehynia incarne la Déesse Slave, symbole de protection et de paix dans les foyers.

[4] C’est dans ce bâtiment administratif sur Maidan Nezalezhnosti, que la Fédération des syndicats ukrainiens était située avant que les affrontements n’aient eut lieu. Pendant la « Révolution de la dignité », le bâtiment s’est transformé en refuge, siège de la résistance nationale. On y trouvait une unité médicale d’urgence, un centre de presse mais aussi une cuisine et des points de collecte de vêtements chauds. Le bâtiment a été entièrement brûlé par les forces anti-émeutes les 18 et 19 février 2014.

[5] Bogdan Khmelnitsky, Богдан Зиновій Хмельницький, (1595 – 1657) fut chef militaire et politique des Cosaques d’Ukraine, symbole de la résistance contre la noblesse polonaise.

[6] La centurie céleste est le nom donné aux héros disparus depuis le 22 janvier 2014 lors des affrontements à Kiev.

 

 

Bibliographie

Shukan Ioulia, Génération Maïdan, vivre la crise ukrainienne. Publié le 1er septembre 2016, édition L’aube, 208 pages.

Kurkov Andreï, Journal de Maïdan. Publié en mai 2014, édition Liana Levi, 284 pages.

Ukraine Crisis Media Center, « Maïdan vu par les Français », publié le 20 novembre 2016. Disponible sur le lien : http://uacrisis.org/fr/49738-maidan-vu-par-des-francais

Scoopnest, Mural of Serhiy Nigoyan overlooking Heaven’s Hundred pocket park few min walk up the hill from Maidan. Disponible sur le lien : http://www.scoopnest.com/user/EuromaidanPR/619428650019094528

Le Huffington Post, « Photo, découvrez l’incroyable résidence de Viktor Ianoukovitch abandonnée par les forces de l’ordre », publié le 22 février 2014. Disponible sur le lien : http://www.huffingtonpost.fr/2014/02/22/residence-viktor-ianoukovitch-mejiguiria_n_4837464.html

Carnets d’Ukraine, « La maison de Ianoukovitch reste sous la garde du peuple », Alexis Perché, publié le 4 février 2017. Disponible sur le lien : http://carnets-ukraine.fr/la-maison-de-ianoukovitch-reste-sous-la-garde-du-peuple/