Un jour de tempête à Benzu
Le weekend du 10 et 11 février, la tempête Karlotta s’est abattue sur Ceuta. Bien que rares, ces tempêtes sont particulièrement puissantes dans l’enclave. La mer agitée engloutit les plages, alors que les rafales de vent font vaciller les arbres, au risque de les déraciner.
Ce dimanche-là, on a décidé avec quelques amis d’aller visiter les frontières à Ceuta et d’approcher de plus près les barrières – invisibles à moins qu’on décide de s’y intéresser. On est allés à Benzu, où la barrière – complètement artificielle – découpe la ville en deux, entre le territoire espagnol et la ville marocaine de Belyounech. Benzu est l’un des deux endroits à Ceuta où la barrière épouse la mer, pour se terminer quelques mètres plus loin dans l’eau. C’est à cet endroit précis que certaines personnes exilées tentent d’accéder à l’enclave à la nage, en contournant la digue. Rares sont les personnes qui y arrivent en raison du contrôle des autorités marocaines.
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En arrivant à Benzu, on décide de garer la voiture sur une butte proche de la mer et de la frontière. Alors que l’on se rapproche de la rive, on distingue dans la mer, entre l’écume des vagues et les courants, deux personnes nageant en direction des plages espagnoles. Ils luttent contre les courants et essaient, en vain, d’avancer dans cette mer déchaînée. Des vagues immenses se ruent sur les nageurs et ensevelissent leurs corps tout entier. Ils n’ont que quelques secondes pour percer l’eau et reprendre une inspiration, avant que la vague suivante ne les emporte. Pendant des dizaines et des dizaines de minutes, on observe depuis la butte comment ces personnes tentent tant bien que mal d’avancer, ou tout simplement de respirer. Au fur et à mesure, ils s’approchent de la rive et s’explosent, un par un, contre les rochers qui transpercent la mer et les vagues. Derrière eux, une dizaine d’autres personnes, dispersées par le courant, essaient elles aussi, en vain, de traverser la frontière imaginaire séparant l’Espagne du Maroc.
Parmi ces personnes se dessinent dans l’eau des ombres immobiles. Leurs mouvements épousent le rythme des vagues. Inertes. On essaie alors de déchiffrer ce qu’elles pourraient bien signifier – serait-ce un déchet ? un pantalon dont ils se sont débarrassés ? Sa forme laisse pourtant penser qu’il pourrait bien s’agir d’un corps noyé. Pour le moment, il est impossible de s’en assurer, la mer est trop agitée pour nous dévoiler la vérité. Quand la mer se sera calmée, peut-être que des corps surgiront, ou finiront dans l’eau pour l’éternité.
Au fur et à mesure, un par un, ils s’approchent de la rive. Ils se hissent sur la plage là où le courant les a laissés. Chacun exprime à sa façon le soulagement que représente le fait de ne pas avoir perdu la vie. L’un s’agenouille, l’autre embrasse le sol, ou lève les mains au ciel en criant “Allahu Akbar”. Ils s’enlacent les uns les autres puis s’assoient et respirent. On les découvre alors peu à peu, exténués, à la limite de l’hypothermie. L’un porte un t-shirt rayé, des baskets et une casquette. Un autre – plus préparé – s’est offert le luxe d’un néoprène bleu. Tous ont entre 13 et 25 ans.
Sur la plage, la Guardia Civil les attend, sans se mouiller les pieds. Les premiers arrivés sont directement redirigés dans un local, où ils sont supposés recevoir les premiers auxiliaires. D’autres agents restent sur la plage et indiquent la voie à emprunter aux personnes qui continuent de nager. Au bout d’une heure, celles qui n’ont toujours pas atteint la rive sont récupérées par les bateaux de sauvetage – l’un de la Guardia Civil, l’autre de Salvamento Maritimo. Sur la plage, la GEAS de la Guardia Civil en néoprène est arrivée. Elle procède au sauvetage des derniers retardataires, en lançant depuis la plage une bouée orange.
Du côté marocain, rien ne bouge. Les autorités regardent leurs téléphones avec lassitude. Les bateaux de sauvetage attendent sur le sable, sans aucune utilité. Seuls les chiens agités, semblent être dérangés.
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Ce qui s’est passé dimanche dernier n’a rien de nouveau à Ceuta. C’est ce qui a lieu dès qu’une tempête est assez forte pour entraver le dispositif ultra sécuritaire espagnol et marocain. Dès qu’il fait nuit. Dès qu’il pleut. Dès qu’il fait nuageux. Ou dès que les autorités marocaines décident de la sorte.
Au moins 4 personnes sont disparues ce weekend-là : Redouan – 18 ans, Ismail et Hazem – 15 ans, Mohamed – 22 ans. À cette liste, il faut ajouter tou·te·s celles et ceux passé·e·s sous les radars …. ou celles et ceux qui n’ont pas de famille pour les rechercher. Depuis le début de l’année 2024, ils sont déjà plus d’une vingtaine à avoir disparus. Tous d’origine marocaine. Un comble, étant donné qu’il y a un peu moins de 4 ans, ceux-ci pouvaient entrer à Ceuta librement, sans avoir à mettre leur vie en danger.
Les personnes qui sont arrivées à Ceuta ce jour-là, contrairement à l’usage, pourront rester en Espagne, puisque le Maroc décide aujourd’hui de ne pas accepter les refoulements. Dans le cas contraire, ils auraient été renvoyés de l’autre côté de la barrière, avant même d’avoir pu se sécher.
En mission pour Migreurop, je suis depuis plusieurs mois à Ceuta – enclave espagnole au Maroc – pour mener une recherche sur les politiques migratoires européennes. En parallèle, je travaille avec l’association Elin, qui accueille avec dignité les personnes exilées qui entrent dans l’enclave.