Un aperçu de Ceuta

Barrière espagnole à la frontière maroco-espanole (côté Tarajal)

Puisqu’il faut un point de départ, je partirai d’une discussion aux abords de la gare de train à Calais. À l’époque, et sans le savoir, cette discussion allait jouer dans ma décision de partir à Ceuta pendant une période de six mois, dans le cadre du programme d’Échanges et Partenariats. 

Cette discussion était avec un mineur exilé qui vivait dans la jungle de Calais depuis quelques semaines et qui tentait (en vain) d’atteindre le Royaume-Uni. Parmi la multitude de discussions que nous avions pu avoir sur nos familles, nos aspirations, nos rêves et nos cultures, l’une avait tourné autour de la situation à Calais : nous échangions ainsi sur les persécutions policières, la solitude, la fatigue et plus largement sur le désenchantement que représentait l’Europe, supposée être l’instigatrice  des droits humains. 

Mon ami m’a cependant très rapidement fait comprendre que la situation à laquelle il devait se confronter à Calais n’avait rien de comparable avec celle aux frontières de Ceuta et Melilla. Bien que je me doutais que des situations plus alarmantes existaient ailleurs, entendre que  l’endroit le plus déshumanisant que j’avais vu jusqu’alors n’était “pas si mal” comparé à d’autres m’avait poussé à m’intéresser à la frontière hispano-marocaine.  

Vestige d’un passé colonial, les deux enclaves espagnoles de Melilla et Ceuta  constituent aujourd’hui les deux seules frontières terrestres “euro-africaines”. Au sein de celles-ci se matérialisent les politiques migratoires européennes et plus particulièrement leurs conséquences. Les accords conclus, les déclarations et les promesses de financements ne sont plus des mots vides de sens sur un bout de papier, sinon qu’elles prennent vie et façonnent la réalité de Ceuta.  

En outre, Ceuta constitue aujourd’hui une véritable prison à ciel ouvert, à la différence près que les condamnations n’ont pas de chef d’accusation1 et les peines n’ont pas d’expiration2. Les exilé·e·s qui arrivent à Ceuta sont confiné·e·s dans l’enclave pendant des mois voire des années, une période dépendant de l’arbitraire administratif puisqu’aucune loi ne l’encadre3. Ici, l’incarcération n’engendre pas de réinsertion, n’y même d’insertion: l’ignorance, l’incitation à l’errance et à la désespérance font la loi4

Une prison où les victimes sont enfermées, et où  les auteurs de massacres, de mises à tabac ou de violations de droits humains5 jouissent d’une totale impunité, et sont même parfois promus ou félicités. D’ailleurs, le droit ici semble ne s’appliquer que dans les procédures administratives imposées aux exilé·e·s : les conventions nationales, européennes et internationales ne constituent que des bouts de chiffons dont il faut déformer le sens afin de les adapter aux pratiques illégales en cours. Ainsi, les refoulements à chaud, faussement “légalisés” à Ceuta et Melilla, constituent la pierre angulaire de la politique espagnole aux frontières poussant les exilé·e·s à traverser deux, six, dix voire quatorze fois la frontière6

Enfin – et il n’est qu’un dernier exemple d’une liste bien plus exhaustive des pratiques que l’on observe à Ceuta – les accords d’externalisation se traduisent par la coopération entre la police espagnole et les militaires marocains dans ce qui est nommé par certains comme la “chasse aux migrant·e·s”. L’Espagne délègue aux autorités marocaines la responsabilité de “bloquer les nouvelles arrivées”: brûler, tabasser, saccager et déporter7 sont des moyens d’y arriver. En échange, le Maroc reçoit des millions, un poids dans les négociations et n’hésitera pas à utiliser les migrant·e·s comme des pions dans ses négociations8.  

Pour le moment, et depuis que je suis arrivée à Ceuta fin octobre, la question qui persiste dans ma tête est la suivante: qui sont les responsables de ce spectacle morbide ? Les politiciens qui décident des règles, les fonctionnaires qui appliquent les ordres,  les entreprises qui en tirent profit ? Ou tout simplement les gens qui les choisissent, qui les votent et qui les soutiennent ? Parfois, il en vient même à se demander s’il y a un responsable.

Ma mission n’est pas d’apporter une réponse à cette question. Mais l’objectif est d’essayer de comprendre les règles du jeu ici à Ceuta: qui les décide, qui les dessine? Qui les incite, qui les finance? Qui les applique, et qui les viole ? Qui en profite et qui les subit ? Qui, qui, qui, comment et pourquoi ? 

[1] A défaut de celle d’être une personne migrante

[2] De fait, il n’existe pas de durée maximale de séjour dans les CETI ( Centros de Estancia Temporal para Inmigrantes) où se trouvent les personnes exilées.

[3] Les envois sur la péninsule dépendent des décisions des autorités espagnoles, ne se basent sur aucun critère fixe et ne sont pas encadrés par la loi. 

[4] Entendez ici que les personnes exilées n’ont pas la possibilité de travailler (légalement), d’étudier, de se soigner (à l’exception des soins d’urgence) ou de se former à Ceuta (à l’exception des cours d’espagnol imputés au sein du CETI) et sont par ailleurs invisibilisées.

[5] Cf. en 2005, en 2014 ou encore en février 2022.

[6] Données que Frontex sera ravi de réutiliser dans ses statistiques fallacieuses

[7] Rapport de Maakum, “Ceuta, ciudad de fronteras”, 2022

[8] Idem

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