L’enjeu participatif dans la construction des politiques (migratoires) au Brésil
Évoluer dans une mégalopole latino-américaine de plus de 12 millions d’habitant·e·s, au début, ça peut déboussoler. Du coup j’ai eu besoin d’écrire ces quelques lignes pour mieux comprendre. Dans cet article, j’aimerais vous emmener brièvement au travers de l’histoire institutionnelle du Brésil, de São Paulo, et de la construction d’une politique migratoire à l’échelle locale en observant la cristallisation autour d’un enjeu : la participation de la société civile.
Un brin d’histoire des institutions pour se situer dans les enjeux actuels
Sur les dernières années de la dictature (1964-1985) et lors de l’avènement de la Nouvelle République en 1985, le Brésil entreprend une transition démocratique progressive suivie d’une décentralisation du pouvoir politique en réoctroyant une place à la participation, et à l’institutionnalisation de nouvelles formes de représentations populaires (1). La Constitution de 1988 vient redéfinir 3 instances du gouvernement brésilien : celui de la Fédération (le gouvernement fédéral, « a União »), qui exerce les pouvoirs classiques de la souveraineté nationale ; le régional, qui sont les 26 États membres et le district fédéral (Brasilia) qui jouissent d’une autonomie constitutionnelle ; ainsi que le local avec les municipalités « municipios », qui possèdent une autonomie politico-administrative.
Les « municipios » sont donc des circonscriptions territoriales constituées par des instances administratives autonomes qui ont leur propre gouvernement avec un maire (appelé « prefeito », qui représente le pouvoir exécutif – ça porte un peu à confusion n’est-ce pas ?) et la chambre des élu·e·s (« câmara de vereadores », le pouvoir législatif). Chaque municipalité élabore sa propre Loi Municipale (« Lei Orgânica Municipal ») qui établit les normes de fonctionnement des pouvoirs municipaux et des politiques publiques locales.
En plus de cette autonomie politique au niveau local et des perspectives d’action politique qu’elle engendre, la Constitution de 1988, qualifiée aussi de « Constitution Citoyenne », a été façonnée en partie par le discours des mouvements sociaux qui réfutaient la participation de la société comme indispensable. Et il en fut ainsi : la participation directe de la population à l’exercice du pouvoir fut matérialisée par la création d’espaces de participation destinés à la formulation de politiques publiques, assurant un lien entre la société civile et l’Etat. C’est dans cette conjecture que naquit le premier et célèbre « budget participatif » dans la ville de Porto Alegre en 1989 sous l’impulsion du maire Olivio Dutra (PT), modèle suivi par de nombreux pays par la suite. Cette mise en contexte nous permet aussi d’attester comment les mouvements sociaux ont progressivement inclut leur lutte au sein de l’Etat comme composante de leur répertoire d’action collective.
De l’assistance chrétienne à l’institutionnalisation de la question migratoire à São Paulo
São Paulo, municipalité de plus de 12 millions d’habitant·e·s (région métropolitaine avec près de 21 millions !), est malgré sa densité colossale considérée comme une entité de pouvoir local avec son autonomie politico-administrative (mesurez la proximité). On l’a décrite à maintes reprises comme une ville modèle concernant l’accueil des personnes en situation de migration : qu’en est-il ?
Le Brésil est une terre d’immigration. Dans son histoire récente, elle s’est notamment concentrée dans les grands centres urbains tels que dans la ville de São Paulo. En étudiant l’accueil des personnes en situation de migration, je me suis aperçue du rôle traditionnel et prépondérant de l’Eglise dans sa capacité à se mobiliser et offrir une aide caritative devant certains déficits en équipements collectifs. Le phénomène migratoire n’a été appréhendé – et visibilisé – que récemment par les pouvoirs publics depuis la mobilisation des personnes concernées, en lien avec les associations et ONG locales puis organisations religieuses.
On observe cette mobilisation localement à São Paulo dès les années 1980, avec des organisations telles que le Service Pastoral des Migrants de São Paulo (« Serviço Pastoral dos Migrantes de São Paulo »), créé en 1986 par la Conférence Nationale des Evêques du Brésil ; mais aussi Caritas Brasileira. En somme des organisations qui identifient ce phénomène au sein de la lutte contre la pauvreté et agissent en conséquences (depuis une vision caritative et assistancielle). Progressivement, dès les années 2000, se développent des ONG, telles que le Centre pour les Droits Humains et la Citoyenneté (CDHIC) en 2009, intégrant une vision portée plutôt sur la reconnaissance des droits humains et d’inclusion sociale des migrant·e·s, les consacrant comme sujets.
C’est lors du mandat de Fernando Haddad, de 2013 à 2017, que la question migratoire – alors presque absente jusque-là à l’échelle du pouvoir politique municipal – fut mise à l’agenda politique et s’institutionnalisa peu à peu. Alors qu’en 2013, les négociations commençaient au sujet de la nouvelle Loi de Migration au niveau national (1), au même moment fut créé le Secrétariat Municipal des Droits de l’Homme et de la Citoyenneté (« Secretaria Municipal de Direitos Humanos e Cidadania », SMDHC) comme nouvelle instance de la municipalité de São Paulo. Et en son sein, la Coordination de Politiques pour les Migrants (« Coordenação de Politicas para Migrantes », CPMig).
Paulo Illes, fondateur du Rede Sem Fronteiras – soit l’organisation où je réalise ma mission de volontaire actuellement qui agit pour la défense des droits des personnes migrantes –, avait rejoint la liste de Fernando Haddad lors des élections municipales d’octobre 2012 et participa amplement à cette construction en réponse à la demande des organisations de la société civile, ainsi qu’à la formalisation d’une Politique Municipal pour la Population Migrante (« Politica Municipal para a População Imigrante », PMPI) pérenne et non plus assujettie aux altérations des gouvernements municipaux.
Le gouvernement de Fernando Haddad a travaillé sur plusieurs axes dans le cadre de la construction d’une politique d’accueil des personnes migrantes, dont sur leur participation aux instances municipales (2) (3). En effet, l’institutionnalisation de la réponse au phénomène migratoire n’a pas omis la participation directe des personnes, si chère au projet constitutionnel de 1988, puisqu’elle fut formalisée en ce sens par l’organisation d’une première Conférence Municipale d’une Politique pour les Immigrés en novembre 2013, visant à « contribuer au débat et élaborer des propositions et des lignes directrices qui aideront les politiques publiques pour la population immigrée et leurs familles » (4). Et successivement, l’ajout d’un siège de conseiller issu de la migration au sein du Conseil Participatif Municipal (« Conselho Participativo Municipal »), ensuite fut créé le Comité Intersectoriel de la Politique pour les Migrants (« Comitê Intersetorial da Política para Imigrantes ») puis enfin le Conseil Municipal pour les Migrants (« Conselho Municipal para Imigrantes », CMI) constitué de membres de la société civile et du pouvoir publique et auquel j’ai pu assisté en qualité d’observatrice.
Considérée ainsi, São Paulo s’élève en exemple et ville pionnière concernant l’implémentation d’une politique migratoire qui semble prendre en compte la participation directe des personnes concernées par la migration, réalisable grâce à une forte mobilisation sociale et à un système politique appuyant le projet participatif.
Le fait participatif : une rare critique ?
Mais enfin voilà, j’avoue que cette exaltation de la démarche participative, moi, je ne pouvais m’empêcher de la trouver quelque peu démesurée. Il est vrai qu’il n’est pas donné à tous pouvoirs locaux d’organiser une telle conférence, de créer ce type d’espaces de participation, de montrer une vision positive des migrations (un gouffre avec la vision des Etats européens), mais tout de même. Je gardais en tête mes cours de sciences politiques et lectures au sujet du fait participatif et de sa difficile critique. Ces idées d’intégrer la démarche participative pour étouffer la crise de représentation politique des gouvernements, de fabriquer du consensus et d’acheter la paix sociale au sujet d’enjeux trop controversés, de ne proposer qu’une participation souvent que consultative et à l’initiative du pouvoir politique, tout en reproduisant les inégalités sociales et politiques (en fin de compte, qui participe ?).
Ce dernier point a par ailleurs été quelque fois abordé et décrié lors des entretiens que je réalisais dans le cadre de ma mission au sein de l’organisation Rede Sem Fronteiras (RSF). Pour rappeler brièvement ; je participe à la réalisation d’un état des lieux du RSF dans l’optique de constituer une mémoire collective en vue de la célébration de ses 15 ans d’existence (cette année 2023 !). Au cours de ma mission, j’ai donc du mener des entretiens auprès d’acteurs qui ont participé à la construction du réseau, qui en sont membres. C’est avec l’un d’entre eux que fut mentionné le fonctionnement du Conseil Municipal pour les Migrants (« Conselho Municipal para Imigrantes », CMI), et notamment sur la participation des personnes migrantes en son sein. D’après ce membre, cette participation se limitait aux portes-paroles ou « lideranças migrantes », dotées d’une certaine capacité d’expression, de savoirs spécifiques, des militant·e·s carriéristes qui figuraient parfois éloignées de la réalité des personnes qu’elles pensaient représenter… cette distance ayant pour conséquence une construction erronée des politiques puisque éloignée de l’expérience vécue des personnes concernées (et exclues du jeu représentatif).
En assistant à une séance du Conseil, je m’apercevais aussi du nombre limité de « lideranças migrantes » et m’interrogeais d’autant plus sur cette représentation. Lors de cette séance, la présidente du Conseil a par ailleurs pointé la nécessité de se concentrer en premier lieu sur l’effectivité des politiques mises en place jusqu’alors, avant de s’attacher à en prononcer de nouvelles, faisant de l’effectivité une autre problématique de la démarche participative… Comme le suggère par ailleurs cette capture d’écran ci-dessous, où sur un groupe Facebook de « Cubains au Brésil » un·e utilisateur·ice enjoigne à un·e autre utilisateur·ice de se rapprocher de l’Eglise afin de bénéficier d’un accueil. Offrant un témoignage d’un rôle de l’Eglise encore influent dans l’accueil des personnes en situation de migration, et de politiques publiques encore peu connues.
Néanmoins, ces initiatives peuvent aussi démontrer d’une certaine efficacité notamment lorsqu’elles se construisent à une échelle locale, comme l’exemple du budget participatif cité plus tôt.
Participatif d’un imaginaire politique
Au-delà du questionnement au sujet de son efficience, la participation semble être devenue un enjeu de représentation politique. On peut l’appréhender depuis le mandat de Jair Bolsonaro qui, dès les premiers jours de son gouvernement en janvier 2018, avait annoncé sous prétexte de leur inutilité la suppression de nombreux Conseils de participation prévus dans le cadre de la Politique Nationale de Participation Sociale (« Politica Nacional de Participação Social »). Ces conseils avaient été créés sous le gouvernement de Dilma Roussef en 2014 et permettaient de faire le lien avec la société civile (5). Cette opposition clairement affichée, exhibée, témoigne de deux visions idéologiques qui s’affrontent et permet de donner une autre lecture au fait participatif : soit dorénavant considéré comme un élément constitutif de la cosmogonie d’un camp, face auquel l’autre camp vient se prononcer contre — par opposition.
La récente réélection de Lula da Silva en octobre 2022 (commentée dans mon premier article : http://volontaires.echanges-partenariats.org/2022/11/17/refugiados-bem-vindos/) et les premiers mois de gouvernement qui s’en suivent viennent confirmer la tendance actuelle qui remet au centre ces enjeux de participation de la société civile. C’est d’ailleurs en ce sens que s’est initié le groupe de travail ayant pour objectif d’établir la Politique Nationale des Migrations, Réfugiés et Apatrides (« Politica Nacional de Migrações, Refúgio e Apatridia ») ; soit par l’invitation de nombreuses organisations de la société civile – dont Rede Sem Fronteiras – travaillant aux côtés de représentants de Ministères, de différents organes publiques et autres entités concernées. Une des particularités de cet exercice réside aussi dans le fait que, Tatyana Friedrich nommée à la direction du Département de Migrations au sein du Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique, ainsi que Paulo Illes nommé comme coordinateur général de la Politique Migratoire, sont tous deux membres actifs du Rede Sem Fronteiras, et au-delà, sont riches de leurs expériences de construction de politiques migratoires à l’échelle locale.
En somme, une configuration qui interroge sur le devenir de cette politique à l’échelle de l’Union et qui, à mon sens, porte aussi l’espoir de traiter le phénomène migratoire comme tel dans les localités où il reste encore largement invisibilisé.
Notes de bas de page
(1) Un article de Mediapart pour avoir quelques clés sur cette période de l’histoire récente du Brésil : https://blogs.mediapart.fr/marilza-de-melo-foucher/blog/091013/bresil-50-ans-pour-ne-jamais-oublier-la-dictature
(2) Loi de Migration : le projet de loi proposé en 2013 avait pour ambition de se substituer à l' »Estatuto do Estrangeiro », cadre normatif de la politique migratoire hérité de la dictature. C’est seulement en mai 2017 qu’il fut adopté, et entré en vigueur quelques mois plus tard après plusieurs vetos imposés par le gouvernement de Michel Temer (PMDB).
(3) 4 axes de travail : l’assistance sociale ; les besoins de formation et le travail ; la valorisation des migrants ; la participation.
(4) A titre d’exemple, c’est aussi dans cette perspective que fut créé le Centro de Referencia e Atendimento para Imigrantes (CRAI), organe de gestion de du premier accueil des migrants.
(5) « Ie Conférence Municipale des Politiques pour les Immigrants », Somos Tod@s Migrantes. Lien : https://www.prefeitura.sp.gov.br/cidade/secretarias/upload/direitos_humanos/participacao_social/Conferencia%20Municipal%20Imigrantes_Texto%20Base_fra_final.pdf
(6) « « Despetização » ou retrocesso : os efeitos da extinção de conselhos por Bolsonaro », Renan Barbosa, 19/04/2019. Lien : https://www.gazetadopovo.com.br/republica/efeitos-do-decreto-de-bolsonaro-que-extingue-conselhos/
Originaire de Grenoble et diplômée d’un master de politiques publiques et changement social, je m’intéresse aux questions d’accès aux droits et à l’accueil des publics en situation de précarité et vulnérabilité sociale, mais aussi à la visibilisation – valorisation des migrations dans l’espace public.
Dans le cadre de la session 25 du programme Echanges & Partenariats, je suis envoyée par le CCFD-Terre Solidaire auprès de leur partenaire le Rede Sem Fronteiras, à São Paulo au Brésil. Le coeur de ma mission est de réaliser un état des lieux du réseau et de constituer une mémoire collective en vue de la célébration de sa 15ème année d’existence.