Le projet Artea ou la résistance d’une petite vallée basque aux politiques migratoires européennes
Il y a deux semaines, alors que je parcourais le Pays Basque à la rencontre de collectifs de défense des droits des migrant-e-s à la frontière franco-espagnole, j’ai eu l’occasion de visiter le petit village d’Artea, au cœur de la vallée d’Arratia.
Artea c’est une « expérience sociale » née en 2016, quand la mairie de ce village de 800 habitant-e-s lance un appel à projet pour réhabiliter et redonner une utilité sociale à un vieux bâtiment donnant sur l’une des places du village. En présentant leur projet de restaurant/bar/auberge, des membres du collectif citoyen « Ongi Etorri Errefugiatuak » (Bienvenue aux réfugié-e-s), la Vía Campesina et des groupes féministes y avaient inscrit la possibilité d’accueillir des personnes en nécessité : c’est ainsi que s’est structurée la première coopérative du projet Artea.
3 ans plus tard le projet s’est étendu et est devenu un réseau qui se développe dans plusieurs villages de la vallée : il comprend plusieurs petites entreprises coopératives (boulangeries, restaurant, bar, ateliers), ainsi que des maisons louées, cédées ou occupées dans lesquelles vivent et travaillent des personnes exilées.
Artea se « spécialise » dans l’accueil des personnes en situation de vulnérabilité, la plupart sont donc des femmes et des enfants mais comme dit Mikel Zuluaga un des initiateurs du projet, ici il n’y a pas de critères de sélection : si un lit se libère, toute personne est bienvenue.
Aujourd’hui, le réseau accueil environ 130 personnes, avec ou sans papiers, certaines en transit et d’autres qui ont décidé de rester. Tout fonctionne en autogestion grâce aux revenus des différentes coopératives. Depuis l’année dernière, 6 hectares de terre sont cultivés selon les principes de l’agroécologie et permettent de nourrir le village et les alentours.
Artea c’est une proposition « pratique » de résistance au système : ici pas de planification stratégique, juste du bon sens et l’envie d’inventer continuellement des nouvelles choses.
Pour ses membres, l’indépendance financière du projet est fondamentale pour pouvoir jongler librement entre légalité et informalité. De la même manière, l’autonomie et la stabilité financière des personnes accueillies est un des principaux objectifs car en Espagne, outre la demande d’asile, il existe la possibilité de régulariser sa situation administrative et avoir accès à un permis de séjour via l’arraigo (l’enracinement).
Pour l’obtenir, il faut prouver avoir vécu en Espagne pendant 3 ans, ne pas avoir de casier judiciaire et une offre d’emploi d’au moins un an à plein temps : autant dire que sans réseaux ou soutien, c’est mission impossible de survivre trois ans. En dehors des emplois des différentes coopératives, iels mobilisent aussi leurs réseaux extérieurs, en faisant attention aux risques d’exploitation ou de maltraitance auxquels sont souvent exposées les travailleur.euse.s migrant.e.s.
Parmi les autres satellites du projet, la création d’une école alternative qui accueille actuellement 25 enfants sans papiers qui ne peuvent pas être scolarisés. Soit parce qu’ils sont de passage ou trop nombreux pour la petite école du village, cela leur permet de garder ou reprendre une routine.
Il y a aussi un atelier de couture et réparations tenu par Marta, une jeune femme Guatémaltèque qui s’est retrouvée à la rue avec son nouveau-né peu après avoir migré en Espagne : réhabilitant ainsi un service qui avait disparu du village depuis des années.
Artea, au-delà d’un projet d’accueil c’est surtout une expérience de (bien) vivre ensemble. Pour Mikel et les autres, le capitalisme n’est pas extérieur à nous, il vit dans nos corps, dans nos habitudes et dans nos relations avec les autres.
Les 3 règles d’or d’Artea sont les suivantes : pas de racisme, pas de machisme et limiter la cupidité. A travers des petits exercices, tout le monde s’efforce tous les jours à corriger et éloigner ces mécanismes intériorisés et de travailler plutôt les sentiments, les liens d’affection et la confiance : d’ailleurs, ici rien n’est jamais fermé à clé.
Une des habitantes me dit en rigolant, « ici on ne perd pas des heures à se réunir constamment en assemblées pour prendre des décisions, chacun fait usage de son bon sens pour évoluer et proposer des nouvelles choses et en général tout se passe bien, il n’y a pas de conflit majeur ».
Mikel parle de l’autogestion et de la désobéissance comme des outils fondamentaux pour penser des modèles d’accueil différents et dans la lutte pour les droits des personnes migrantes en général.
Concernant l’absence de criminalisation ou de répression envers le projet, Mikel l’explique par la force du soutien que reçoit le projet, son intégration dans plusieurs espaces, son articulation avec divers acteurs institutionnels et surtout son bon fonctionnement qui permet finalement de soulager l’état en trouvant une sortie à des personnes qui seraient autrement à la rue.
Pour le moment en tout cas, la jolie vallée d’Arratia peut continuer à résister aux politiques migratoires européennes avec la désobéissance comme force de proposition et de construction face à un système qui a oublié d’obéir aux droits humains.
En mission à Madrid pour le réseau Migreurop.
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