Là où souffle le vent du sud

Le 12 juillet 2019, pour la quatrième année consécutive, la Caravane « Abriendo Fronteras », une initiative citoyenne menée par différents collectifs espagnols s’apprête à parcourir une des « zones rouges » de la politique migratoire européenne pour exiger un accueil digne et la liberté de circulation pour tou.te.s.

Après être passée par la Grèce, l’Italie et Melilla, cette année, c’est à la frontière sud de l’Espagne que la Caravane a choisi d’aller à la rencontre des réseaux de solidarité qui luttent pour un accueil différent.

En 2018, l’Andalousie est la région d’Europe qui a connu le plus d’arrivée de migrant.e.s, levant le voile sur les graves déficiences des dispositifs d’accueil dans le sud de l’Espagne et le reste du pays. Pendant ce temps, l’extrême droite du parti Vox a fait son entrée dans les parlements locaux (dont en Andalousie en décembre 2018[1]),  et le gouvernement socialiste de Pedro Sánchez s’est inscrit sans surprise dans la continuité des orientations (en matière de politique migratoire) du PSOE depuis plus de 30 ans : celles centrées sur le rejet, le tri, l’enfermement et l’expulsion des étranger.e.s indésirables[2].

L’objectif de la Caravane est donc de mettre en lumière et dénoncer les violations des droits humains en matière d’asile et de migration tout en construisant une citoyenneté sensible et active avec les personnes migrantes et réfugiées, une citoyenneté consciente de la réalité, pensante et agissante.

Il est 14h et environ 50 personnes sont rassemblées devant la place de la gare d’Atocha à Madrid. Il fait plus de 40 degrés et le bus est déjà chargé de sacs à dos, de tentes, de sacs de couchages et de centaines de banderoles et pancartes préparées lors d’assemblées les semaines précédentes.

Départ de la délégation Madrilène – 12 juillet 2019

Malgré les airs de départ en colo, les 8 jours suivants ressembleront à tout sauf à des vacances. Ayant entre 16 et 80 ans et plus ou moins d’expérience militante, une colère nous rassemble : celle de voir se dérouler sous nos yeux un véritable massacre, instrumentalisé par les médias et les partis politiques, dans l’impunité la plus totale.

Je m’embarque toute seule dans cette aventure, appréhendant un peu de me retrouver greffée à un cercle militant déjà soudé. Je me rends vite compte que si certain.e.s en sont à leur 3e ou 4e caravane, beaucoup s’y engagent pour la première fois et les « ancien.ne.s caravanier.e.s », se chargent de véhiculer un climat de confiance et de bienveillance.

Dans le bus qui nous conduit en terres andalouses, je m’assoie à côté de Mar, militante antimilitariste depuis les années 80, docteure du groupe et habituée des actions de désobéissance civile. On discute de la nouvelle municipalité de Madrid (gouvernée par une coalition de à droite depuis la fin mai)[3] et de la menace d’expulsion des nombreux centres sociaux occupés de la ville (vaste sujet, que je réserve pour un prochain article).

Au fur et à mesure que le paysage change, on passe au micro un.e par un.e et on apprend à se connaitre : María, Jesús, Giacomo, Andrea, Pampa, Chiqui, Mar, Dani, Karla, Gianluca, Marta, Souad, Imed, Mario, Leticia, Cris, Clara, Oli, Edgar… Autant de noms que de raisons de se mobiliser : En Italie un jeune vient de mourir dans un centre de rétention, en France on vient d’assister à la charge violente de l’occupation du Panthéon par les gilets noirs, à Madrid, les centres pour mineur.e.s sont saturés et certain.e.s se retrouvent à dormir dans les couloirs d’institutions psychiatrique pendant que des débouté.e.s de l’asile s’entassent dans des églises ou des parcs de la ville.

Partout, c’est la guerre contre ceux qui n’ont pas le privilège de la mobilité. Cette guerre, invisible pour beaucoup est pourtant probablement une des plus meurtrière de notre siècle : de la Méditerranée à la frontière sud du Mexique en passant par le désert du Sahara, les cadavres s’empilent et des rêves partent en fumée. Derrière les chiffres et les milliers de tombes anonymes : des vies, des espoirs, des noms qui tombent dans l’oubli, sauf pour les familles, qui doivent vivre dans l’incertitude de la mort de leurs proches : une agonie sans fin que me raconte Ana Rosado, qui voyage avec nous et dont le fils a disparu sur la route entre le Honduras et les États Unis.

Après 6 heures de route, nous arrivons à Grenade, où nous retrouvons le reste des caravanier.e.s  pour une soirée festive placé sous le signe de l’antiracisme. Nous rencontrons les catalan.e.s, les basques, les andalous.e.s : au total nous sommes environ 300 activistes venu.e.s de toute l’Espagne. Cette année, Carovane Migranti un collectif italien qui lutte pour l’accès à la vérité, la justice et la réparation aux cotés des familles de migrant.e.s disparu.e.s a répondu présent à l’appel.

Nous voyageons avec leurs témoins, Souad, Mario, Imed, Aldjia, Ana et Leticia, qui ont converti la douleur de l’absence de leurs proches en force de lutte, et qui, infatigables remuent ciel et terre depuis des années pour obtenir justice et vérité pour toutes les victimes de la nécro-politique migratoire des pays du Nord[4].

Aldjia, Ana et Souad

Entre réunions avec des collectifs locaux, performances, manifestations, conférences de presses et tables rondes, les journées qui suivent sont bien remplies. Les témoignages qui nous parviennent de la réalité des côtes espagnoles, de la traversée de la Méditerranée et du sauvetage en mer par les premier.e.s concerné.e.s (tant des personnes migrantes que des acteur.ice.s de la solidarité), nous laisse souvent sans voix face à l’horreur d’une réalité dont nous sommes pourtant tou.te.s conscient.e.s.

En dehors de l’action collective, les moments de vie commune ( surtout les interminables queues pour les douches, le petit déjeuner ou la vaisselle) sont l’occasion d’apprendre et de partager des morceaux de vie avec le reste des caravanier.e.s. Cet article ne sera malheureusement pas suffisant pour tous les raconter.

Une de mes voisines de couchage dans le campement que nous avons monté pour les premiers jours à Grenade s’appelle María. Mariée et mère à 16 ans, elle a toujours travaillé la terre et a rapidement rejoint les mouvements de luttes paysannes du sud de l’Espagne. A l’heure de la sieste, allongées à l’ombre -entre une paella végétarienne préparée par les organisations locales et la première assemblée féministe de la Caravane- elle me raconte l’occupation du Cerro Libertad à laquelle elle a activement participé l’année dernière avec ses enfants et petits-enfants.  

Ces terres qui appartiennent au grand groupe BBVA et à un fond « vautour » étasunien ont été occupées pendant un an (les militant.e.s ont été délogé.e.s en avril 2018) par des centaines d’activistes venu.e.s de toute l’europe pour revendiquer le droit à la terre pour celleux qui la travaillent[5].

Au bout de 4 jours, je dois (déjà) rentrer, mais la caravane trace son chemin vers Ceuta, puis Huelva et Sevilla pour continuer à s’enrichir des luttes des différents territoires, tisser des liens, visibiliser les situations inhumaines qui se produisent le long des côtes espagnoles et surtout dénoncer, déranger et crier partout où elle passe que les frontières tuent et que personne n’est illégal.

Quelques heures après avoir dit au revoir, on m’informe qu’un camarade a été détenu pendant quelques heures lors d’une action devant le centre de rétention de Tarifa.

Dans le train qui me ramène à Madrid, j’ai du mal à dormir malgré la fatigue accumulée des derniers jours. Si je suis encore plus révoltée par tout ce que j’ai vu et entendu, j’emporte avec moi une expérience collective/ transgénérationnelle et transnationale unique qui m’aura fait pleurer, rire et réfléchir.

J’ai aussi commencé à comprendre certaines subtilités des gauches espagnoles et leurs cultures organisationnelles, écouté une multitude d’accents et de langues différentes, mangé (beaucoup de) pain à l’huile d’olive et des dattes et j’ai chanté dans toutes les langues contre les murs, le racisme et le fascisme.

Comme toujours après une expérience humaine et militante de cette intensité, je rentre avec l’envie de secouer toutes les personnes autour de moi. Parce que nous avons tou.te.s la responsabilité de résister à ces politiques mortifères, à désobéir aux lois qui criminalisent les personnes migrantes et la solidarité, à arrêter de parler de chiffres et donner la parole aux protagonistes de cette lutte. 

Pour plus d’informations sur la Caravane c’est par ici!


[1] https://www.lemonde.fr/international/article/2018/12/03/en-espagne-l-entree-de-l-extreme-droite-au-parlement-andalou-ebranle-le-paysage-politique_5391821_3210.html

[2] https://www.elsaltodiario.com/migracion/el-psoe-y-sus-politicas-migratorias-esa-vieja-costumbre-de-encerrar

[3] https://lepetitjournal.com/madrid/municipales-la-droite-recupere-madrid-258157

[4] https://www.youtube.com/watch?v=xSrxJpWTekw

[5] https://www.elsaltodiario.com/ocupacion-tierras/nueva-accion-cerro-libertad-diez-dias-acabe-acuerdo-bbva

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