Des anticorps contre la fascisation ? Quelques notes à propos des lieux occupés à Milan et à Paris
Paris, avant le départ. Mélancolie post-olympique.
Aurions-nous peur des ruines ?
Nous avons beau nous dire que « nous portons un nouveau monde ici, dans nos cœurs »,1 parfois, une destruction subite de nos liens de solidarité, tissés au fil des années de luttes communes, peut se révéler assommante. Pendant ces moments-là, s’accrocher à notre capacité d’imaginer des mondes désirables devient une tâche particulièrement ardue.
Ce constat me vient à l’esprit lorsque j’observe les retombées de l’énorme vague de nettoyage social qui a accompagné les Jeux olympiques de l’été 2024. Pour rappel, l’année dernière, Paris s’est prise pour la vitrine du monde, il a alors fallu mettre en avant le luxe et cacher les côtés moins glamour qui pouvaient entacher la cérémonie pour les touristes. Les sans-abris étaient massivement éloigné-es de la capitale dans les mois précédant les Jeux ; les contrôles au faciès se multipliaient lors des opérations policières au nom évocateur.
Cette logique de gentrification et de blanchiment d’espace publique ont pourtant largement perduré au-delà de la cérémonie des Jeux. La loi Kasbarian-Bergé (promulguée en août 2023) a criminalisé toute occupation sans droits ni titre, pendant que la loi Asile et immigration (janvier 2024) a facilité les expulsions des personnes étrangères y compris celles habitant en France depuis longtemps.
Il est difficile de sous-estimer l’impact dévastateur qu’ont pu avoir ces mesures dans un contexte où l’ensemble du spectre politique vire à droite, comme en anticipant l’arrivée au pouvoir du Rassemblement national que beaucoup jugent inévitable.
Le 23 mai 2024, le squat « En Gare » à Montreuil était expulsé en dehors de la procédure juridique pourtant encore non-aboutie à ce moment-là. Onze habitant-es sont arrêté-es, dont Moussa Sacko, d’origine malienne, vivant en France depuis ses 10 ans et qui avait construit toute sa vie dans la ville de Montreuil. Il se retrouve malgré tout enfermé en Centre de rétention administrative (les fameux CRAs qui sont des prisons pour des personnes sans-papiers) pour être rapidement expulsé au Mali via un vol de la compagnie Corsair. Grâce à une forte mobilisation à l’aéroport et à l’intérieur même de l’avion qui devait transporter Moussa, la première tentative d’expulsion est empêchée par des passager-es solidaires. Ce qui s’ensuit est un acharnement policier rarement vu, censé servir d’exemple aux récalcitrant-es. À peine quatre jours plus tard, nouvelle tentative d’expulser Moussa. Sauf que cette fois-ci, avant de monter à bord, les passager-es du vol reçoivent des tracts les menaçant de procédure pénale en cas de tentative d’intervenir. L’avion finit par décoller, alors même que certain-es passager-es restent debout, refusant de s’asseoir.
Sur l’année 2023-2024, les associations décomptent 138 expulsions de lieux de vie en Île-de-France. Au-delà des chiffres, il s’agit avant tout de parcours de vie rompus, des corps violentés et des territoires sur lesquels réimaginer la solidarité devient presque une épreuve olympique.
Les scénarios qu’on croyait, il y a quelques années encore, lointains intègrent la normalité. Ainsi, lorsque le collectif des « jeunes du parc de Belleville », luttant pour un logement digne, occupent la Gaîté Lyrique, les CRS viennent expulser manu militari les 450 personnes qui y avaient trouvé refuge au petit matin du 18 mars, bouclant tout le quartier pour que l’opération puisse se déroule sans encombre. Nombreuse sont les séquelles corporelles et psychiques de cette chasse aux mineurs isolés en plein IIIe arrondissement parisien. Et comme il est de règle désormais, le harcèlement se poursuit jusqu’aux quais où ces jeunes tenteront de se poser par la suite.
Nos lieux occupés et les liens de solidarité qui les font vivre sont plus que jamais mis en péril, on criminalise celleux qui ouvrent et tiennent les espaces occupés, mais aussi tou-te-s celleux qui y vivent, les personnes étrangères expulsées courant le risque d’une double peine : perdre le droit de rester dans le pays en même temps que celui de se loger dignement.
L’extrême-droite n’est pas encore au pouvoir ici, mais l’appareil répressif est déjà bien huilé pour que la répression puisse s’abattre sur les corps indésirables. Nos horizons sont bouchés et il est difficile, que ce soit à titre personnel ou collectif, d’imaginer des sorties de secours, des lignes de fuite, à moins de se tourner vers d’autres contextes de lutte pour voir comment les autres font ailleurs.
Arrivée à Milan
Après avoir fait un petit crochet dans le sud de la France, comme pour mettre plus rapidement de la distance avec Paris, je m’embarque dans un bus de nuit. N’arrivant pas à dormir, je regarde les reliefs montagneux de la frontière italienne laisser la place aux petites villes sur la côte méditerranéenne. On passe dans les rues de Gênes dont certaines sont recouvertes de tags contre les CPR (les Centre de rétention administrative en Italie), puis, au bout d’un moment, je vois enfin se dessiner les énormes bâtiments des banlieues industrielles de la mégapole milanaise.

Pour arriver au centre sociale Cantiere, je dois traverser la ville en métro et alors le premier constat s’impose : les prix des transports et la vidéosurveillance omniprésente n’ont rien à envier à la capitale française. En sortant à un arrêt au nom prometteur (“Lotto” qui porte le nom d’un peintre italien connu, mais qui pourrait aussi se traduire par “je lutte”), je me demande si je ne me suis pas trompée d’adresse. Je reste bouche bée au milieu d’une grande avenue, entourée de part et d’autre de bâtiments de bureaux, de villas un peu chics, d’hôtels, il y a même le consulat iranien avec une patrouille militaire devant. Avec mes deux valises et mes lunettes de soleil, j’ai sans doute l’air d’une touriste un peu perdue. J’ai tout d’un coup peur de me fondre dans le paysage qui me paraît immédiatement hostile, bien qu’un peu endormi à cette heure-là. A priori, rien n’indique que cette avenue trace la frontière du quartier populaire entourant le stade San Siro, marqué par des années de lutte pour le logement et contre les expulsions locatives.
Mes yeux s’habituent et j’aperçois enfin un bâtiment curieux, il s’agit de l’ancien bar-restaurant Derby qui a gardé l’enseigne de l’époque où ses sous-sols accueillaient des musicien-nes de jazz de renommée. La façade est recouverte de fresques. Une belle flèche en forme de N cerclé, celle qui représente partout dans le monde des espaces occupés et squattés, reluit sur un fond de briques noires, couronnant le tout et ne me laissant plus de doutes. Je profite de l’arrivée d’une jeune femme qui franchit le palier pour rentrer avec elle et me présenter à grand renfort des cours sur duolingo. Moins d’une minute plus tard, je suis déjà au milieu de la cour du Cantiere, mon angoisse sociale rudement mise à l’épreuve : entourée d’une quinzaine de lycéen-nes du CCS (la Coordination des collectifs étudiants dont les assemblées d’organisation hebdomadaires sont accueillies par le Cantiere) qui viennent de lâcher les banderoles préparées pour le lendemain – la grève lycéenne et étudiante trans-féministe du 6 mars, – pour lancer immédiatement en me voyant un long tour des prénoms.
A ce moment-là, l’odeur chimique des aérosols de peinture et les classiques du punk italien qui font résonner les murs me font déjà me sentir un peu chez moi en plein milieu de cette fourmillière.
L’occupation aux mille visages
Le Cantiere, qui trône fièrement et haut en couleur au numéro 84 de la via Monterosa au milieu de tous ces grands bâtiments qui semblent vouloir le pousser dehors, garde un air contre-culturel avec ses soirées punk et ses ateliers hip-hop, mais il sert d’abord et avant tout d’espace d’auto-organisation aux jeunes mobilisé-es au sein de leurs écoles, de leur fac et, évidemment, dans la rue.

En 2001, lorsque la coordination des lycéen-nes et des étudiant-es de l’époque organisait leur venue au contre-sommet de G8 à Gênes en 2001, ses membres ont décidé d’ouvrir un lieu autogéré. Au bout d’une deuxième tentative, le Cantiere est né.
Historiquement, Milan représente l’un des épicentres historiques du mouvement des centres sociaux autogérés, l’une de ces spécificités de la culture politique italienne qui s’est depuis répandue au reste de l’Europe et du monde. Lorsque les partis de gauche et les syndicats traditionnels perdaient leur ancrage au sein de la jeunesse révoltée, au moment où a pris son essor ce qu’on appelle aujourd’hui “l’autonomie politique”, celle-ci s’est précipitée vers des lieux occupés, leur permettant de réinventer leur vie, de lutter collectivement pour reconquérir leur quartier face au capital immobilier et à la police, ou, de façon plus prosaïque, à se lancer dans la musique ou l’auto-publication des zines. Pendant les années 90 à Milan, autour d’une trentaine de CSAs ouvraient leurs portes aux jeunes et autour de 10,000 personnes pouvaient fréquenter ces endroits. Ce modèle sera si pregnant que même les mouvements néofascistes, à l’instar de CasaPound en 2003, chercheront à le coopter en imitant certains de ses aspects et en surfant sur le déclin des centres sociaux de gauche.
Aujourd’hui, le “label” CSA continue à servir d’inspiration, voire de modèle politique, bien au-delà du territoire italien. En France, c’est notamment la Dar à Marseille ou encore la Parole errante à Montreuil qui s’en revendiquent explicitement. Pourtant, “à la base, notre objectif n’était pas de faire un énième centre social, mais de gagner en autonomie et une occupation était un moyen qui nous permettait de faire ça,” raconte Nico qui milite au Cantiere depuis plusieurs années.
L’événement fondateur du Cantiere, le contre-sommet de Gênes sera à jamais rendu tragiquement célèbre par l’assassinat policier de Carlos Giuliani et les centaines de manifestant-es blessé-es. Les lycéen-nes du Cantiere qui avaient passé les mois précédents à accueillir dans leur nouveau lieu diverses assemblées altermondialistes, comme celle du Forum Social de Milan, rejoignent le cortège défensif des “Tute bianche”, mouvement de désobéissance civile et sociale dont les membres étaient intégralement recouvert-es de combinaisons blanches. L’objectif était de s’approcher le plus possible de la “zone rouge” en centre-ville, défendant collectivement le cortège, mais l’ampleur des affrontements a eu raison de toutes préparations méticuleuses de la part des organisateur-ices.
Le contre-sommet de Gênes amène aussi à la dissolution des Tute bianche, mais un nouveau mouvement, celui des Disobbedienti, héritera de ses pratiques. Pendant plusieurs années, le Cantiere continuera à s’organiser avec cette nouvelle coalition, réapparue des cendres de la précédente, réunie autour du site de contre-information “Global Project”. De nombreuses affiches appelant à “désobéir aux lois injustes” dans les couloirs du lieu rappellent ce moment politique. Pourtant, les “Disobb” comme on les appelle en Italie auront généralement préféré nouer des liens avec des partis politiques de l’opposition, des listes municipales et des gros syndicats, écopant de critiques virulentes de la part d’autres mouvements sociaux. Le Cantiere, qui a toujours misé sur son autonomie et les liens politiques de confiance construits au niveau local par le bas, se voit obligé de prendre ses distances et quitte la coalition.

Ce qui aurait pu provoquer une perte de vitesse a seulement poussé le Cantiere à repenser ses alliances de manière plus stratégique et à redoubler d’effort pour relancer des mobilisations au sein de Milan. Les liens construits avec les habitatant-es de San Siro, s’opposant à des expulsions de familles, permettront d’ouvrir le Spazio di Mutuo Soccorso (l’Espace d’entraide mutuelle), un nouveau lieu occupé en 2013.
Contrairement au Cantiere, le SMS sera d’abord un lieu de vie commune, un endroit qui sert à repenser les bases matérielles d’une communauté de lutte. Même s’il peut paraître un oasis de paix et de tranquillité, son jardin offrant un repli bienvenu face à la chaleur du béton et aux bruits émanant de l’énorme monstruosité qu’est le stade Allianz Cloud situé presqu’en face, le SMS veut promouvoir un modèle du vivre-ensemble et refuse de se replier sur lui-même et ses habitant-es. Il ouvre ses portes chaque jeudi, accueillant des visiteur-ices autour de nombreux projets qu’il accueille, d’un dîner au prix libre et des stands des petit-es agriculteur-ices, au gymnase populaire, en passant par les cours d’italien au sein d’une école auto-gérée.
Reprendre la ville
Si je me retrouve aujourd’hui aux côtés de l’équipe du Cantiere, c’est qu’une partie du milieu militant et associatif en France se voit dans une impasse face à la fascisation rapide de la société qui nous entoure et l’accélération de la précarisation de celleux qui sont relégué-es aux marges. Rencontrer des militant-es luttant pour un droit à la ville pour tou-te-s permet alors d’apprendre de leurs stratégies de mobilisation, de leurs succès et de leurs échecs, dans un contexte national où l’extrême-droite italienne au pouvoir inspire les extrême-droites de toute l’Europe.

Le contexte de Milan est particulier. Centre économique et culturel, une ville pour les riches malgré ses quartiers périphériques, Milan est quelque peu épargné par certaines formes de répression policière plus intenses que connaissent Rome ou Turin (ce qui explique certainement en partie un nombre conséquent de lieux occupés qui y existent toujours). En même temps, la mégapole milanaise est aujourd’hui traversée par certains des mêmes processus que j’avais décrits au début à propos de Paris, avec ses propres spécificités.
Les « zones rouges » auparavant réservées aux grands événements y servent désormais d’outil de contrôle social quotidien, écartant de nombreuses personnes ayant des antécédents juridiques des quartiers centraux de la ville. Les contrôles policiers visent principalement des personnes pauvres et racisées, aboutissant en des mesures administratives d’interdiction de certains territoires.
Ce dispositif cherche aussi à éroder les liens de solidarité : l’association Naga luttant contre les discriminations a vu ses médecins de rue écarté-es par la police de la place devant la Gare centrale milanaise. Quelques jours plus tard, Naga, le Cantiere et d’autres associations se sont mobilisé-es pour réoccuper la place de manière festive, en déclarant que « la sociabilité et la solidarité peuvent vaincre la peur » et que « les lieux sont d’autant plus sûrs qu’ils sont fréquentés et animés ». Le jour du rassemblement, les policiers et les gendarmes étaient bien présents mais se sont tenus à distance tout du long de l’événement et cette place centrale est devenue, le temps d’un après-midi, un terrain de foot pour des jeunes.
Au niveau national, Giorgia Meloni vient en renfort au pouvoir arbitraire de la police, en imposant son projet de loi « Sécurité » tant contesté des rues jusqu’au Parlement, via un décret. Ce projet de loi protège financièrement des fonctionnaires de police visés par des enquêtes juridiques, renforce les pouvoirs des agents de sécurité, réprime plus fortement les révoltes dans des prisons et des CPRs, criminalise le soutien aux occupations et promulgue bien d’autres mesures néfastes pour les personnes déjà cibles des violences étatiques, mais aussi pour les collectifs solidaires.

Comment ne pas s’éparpiller entre les mobilisations locales du quartier contre la gentrification, celles à Milan contre les zones rouges et pour le droit à la ville, les problématiques nationales liées au fascisme ou encore globales liées au réarmement militaire et à la militarisation des frontières ?
Le défi est important et l’équipe du Cantiere se retrouve chaque semaine pendant plusieurs heures lors d’assemblées de gestion interminables et aussi lors d’ateliers annuels explicitement prévus pour cela à élaborer des lignes directrices et des slogans de campagne cherchant à articuler les luttent qui la traversent à ces plusieurs niveaux.
La question de la citoyenneté, restreinte par les projets de loi de Meloni, mais qui sera à l’ordre du jour lors d’un référendum citoyen début juin2, est une des questions qui semble correspondre à ce besoin d’articulation.
Lors des manifestations ou des rassemblements festifs, des assemblées publiques ou des réunions fermées, aussi bien que sur les murs de la ville, on entend proliférer les mots d’ordre suivants : « fuck rearm, cittadinanza per tutte3 » (fuck le réarmement, la citoyenneté pour tou-te-s) et « aucune guerre, aucune frontière, seulement des mondes à habiter ».

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[1] Voici la citation complète de Buenaventura Durruti (1936) : « Nous n’avons en aucun cas peur des ruines. Nous allons hériter de la terre ; il n’y a aucun doute à ce propos. La bourgeoisie peut provoquer des explosions et détruire son propre monde avant de quitter la scène de l’histoire. Nous portons un nouveau monde ici, dans nos cœurs. Ce monde-là est en train de grandir à ce moment même. »
[2] Sur initiative des partis de l’opposition et des ONGs, le 8 et le 9 juin prochains, les citoyen-nes italien-nes pourront voter dans un référendum portant sur l’assouplissement d’un des critères de l’accession à la citoyenneté italienne : l’objectif de l’opposition est de faire passer le nombre d’années de résidence requises pour demander l’obtention de la nationalité de 10 à 5 ans.

Militante pour le droit au logement à Paris, en mission d’échange entre le Centre international de culture populaire à Paris et le centre social autogéré Cantiere à Milan