Être né·es du « bon côté » ?
Sans nul doute que ma position de française, blanche, dans un pays ouest-africain anciennement colonisé par la France mériterait un article à part entière. Loin d’être convaincue d’avoir quoi que ce soit à ajouter aux nombreux écrits sur le sujet, je préfère m’abstenir, au risque de servir du réchauffé.
À la grande loterie de la vie, certain·es ont hérité, selon où ils et elles sont né·es, d’une formule tout compris : liberté de voyager dans les destinations souhaitées ; de se mouvoir en toute sécurité ; de travailler, résider ou étudier à l’étranger ; et même d’être salué·es par les douaniers. Ainsi leur est offert la jouissance de choisir – certes, sans garantie d’y parvenir – quoi faire de leur avenir. Quand d’autres sont simultanément privé·es de ces mêmes droits, pour la même raison, leur identité.
Au Sénégal, ma mission se déroule aux côtés de personnes dont le souhait de migrer a d’abord été contredit par l’impossibilité d’accéder aux visas, avant d’être anéanti par les innombrables autres obstacles qui leur barraient la voie. Contraint·es d’emprunter des parcours inhumains au péril de leur vie en pirogue par l’Atlantique ou à travers le Niger et la Libye, leur projet s’est finalement soldé par des coups, des arrestations, des refoulements des années durant, de la détention, des expulsions, la perte de proches, ou l’endettement. Et éventuellement, tout ça à la fois.
Être une toubab au Sénégal et travailler avec des personnes migrantes de retour dans leur pays, après avoir été refoulées ou empêchées d’émigrer, va bien au-delà du seul antagonisme « Noirs/Blancs ».
C’est incarner, en plus du lourd poids de l’histoire, cette liberté de circuler qui leur a été refusée.
C’est représenter, par ma seule présence, cette capacité de voyager face à des personnes dont les enfants, frères, soeurs, ami·es, sont décédé·es pour avoir eu ne serait-ce que l’audace de tenter.
C’est réitérer l’inégalité fondamentale qui régit le système mondial.
C’est rappeler la violence de leurs parcours et le confort du mien.
C’est réaffirmer que les règles du jeu ne sont pas déterminées selon ce que l’on fait, mais selon qui l’on est.
On parle ici de corps surveillés, contrôlés, condamnés à l’immobilité, face à d’autres libres de se mouvoir à volonté sans se justifier.
Les bien mal nommé·es « migrant·es de retour ». Car si leurs pieds foulent à nouveau le sol chaud du Sahel, une partie de leur esprit et espoir semble être restée sur les chemins de l’exil. Tels des soldats qui rentreraient de la guerre, perdants mais vivants, après avoir survécu à l’indicible. Des soldats contre leur gré, désarmés face aux arsenaux militaires déployés par des États insensés, érigés comme ennemis publics pour avoir eu le culot de reprendre leur liberté. Les soldats d’une guerre contre une menace imaginaire, mais aux vrais corps tombés à terre.
À chaque rencontre avec les collectifs de migrant·es qui évoquent les barrages rencontrés sur leur route, de leur impossibilité de se projeter ici ou ailleurs, de leur idée de repartir pour satisfaire leur désir de nouvelles perspectives, le même constat me heurte : je suis chez eux·elles car ils·elles n’ont pas le droit de venir chez moi.
Ajouté à mes innombrables privilèges, j’ai le luxe du choix. Différentes perspectives possibles qu’on m’autorise à explorer. Sans certitude de réussir, on me permet d’essayer, et on me pardonne même de me tromper. En d’autres termes, j’ai le droit d’espérer, de désirer, quand d’autres se sont vu·es retirer jusqu’au droit de rêver. Mais peut-on voler à une personne son pouvoir de rêver ? Non.
Liberté de circulation refusée aux « indésirables » mais facilitée pour les « bien né·es ». Pourtant, alors que les pays européens s’efforcent d’ériger des murs, de déployer des armées pour se protéger derrière des barbelés, les personnes exilées continuent de lutter pour récupérer leur liberté de bouger. Parfois épaulé·es par des réseaux de solidarité ou actions spontanées de celles et ceux qui contestent cette bipolarité du droit de migrer, les exilé·es parviennent parfois à récupérer le droit de se déplacer, de s’installer, de se projeter, pour ainsi recommencer de rêver.
Donnons la parole à celles et ceux qui ne l’ont pas.
Cessons de demander à ce qu’on leur redonne leur dignité. Dignes, ces personnes le sont.
Cessons de les cantonner au rôle de victimes qui leur nie tout pouvoir d’action.
Cessons de les résumer à des nombres, puisqu’elles ont des noms.
Rejetons l’affirmation selon laquelle certain·es seraient né·es du « bon côté » comme une finalité.
Pour toutes les personnes qui ont laissé leur vie sur les routes de la migration, levons-nous, et luttons.
Diplômée en droit international et libertés fondamentales, je me suis ensuite spécialisée sur l’étude des migrations, notamment l’inégalité dans l’accès à la mobilité. Mes différents stages ou engagements militants au sein d’associations de défense des droits des personnes migrantes m’ont progressivement permis de découvrir le large spectre de la solidarité internationale. Les liens entre les différentes luttes pour l’égalité des droits et contre toutes les formes d’oppression me sont alors apparues plus clairs, de même que l’importance de la réflexion collective menée par les acteurs qui composent les réseaux de solidarité.
Ma mission se déroule au Sénégal, aux côtés de l’Association Nationale des Partenaires Migrants (ANPM), qui se mobilise pour le respect des droits des migrant·es et contre les conséquences des politiques migratoires européennes au Sénégal et dans l’espace sahélo-maghrebin, via le Réseau Maghreb-Sahel sur les migrations (RMSM). Partenaire de longue date de l’ANPM et du RMSM, cette mission est co-portée par le CCFD-Terre Solidaire, et vise à soutenir les actions menées par la société civile investie sur le terrain auprès des exilé·es et des familles des personnes mortes ou disparues en migration.
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