Le combat des familles de marocain·e·s disparu·e·s

Mardi 14 mars 2023.

Depuis 2 jours, je suis à Béni Mellal, une ville située dans le centre du Maroc, là où la plaine du Tadla laisse place aux montagnes du Haut-Atlas. Il fait déjà très chaud, 32 degrés en journée. Classique pour cette région à où l’amplitude thermique est extrême : en été, les températures peuvent atteindre les 50 degrés et en hiver tâtonner les négatives. En ce beau matin de mars, nous quittons la ville. Je suis avec mes deux collègues du Gadem (mon association d’accueil, le Groupe antiraciste de défense et d’accompagnement des étranger·e·s et des migrant·e·s) avec qui j’ai maintenant l’habitude de partir en mission. Je suis à l’arrière de la voiture, les fenêtres sont grandes ouvertes. Je suis assis à côté d’une chercheuse qui travaille sur les questions migratoires ici, c’est elle qui a rendu la rencontre que nous allons faire possible.

Bien sûr, notre présence ici n’est pas anodine. La région de Béni Mellal, avec les villes de Fkih Ben Salah, Khourigba ou encore Ouled Youssef, est connue pour être un bassin migratoire important. Dans les années 1960, le Maroc est touché par une « crise des activités agricoles et d’élevage » [1]. De nombreuses familles décident alors de quitter cette région rurale pour s’installer en Europe, surtout en Italie, à partir de la ville de Béni Meskine [2]. Les mouvements migratoires s’accentueront ensuite, pour atteindre un pic dans les années 1980/1990. Encore aujourd’hui, la région vit au rythme des retours réguliers des familles immigrées installées en Europe. Dans les années 2000 un nombre important d’adolescents et de jeunes adultes quittent leur terre natale et tentent de rejoindre l’Espagne.

Les départs depuis cette zone sont si importants qu’on en vient à se poser cette question : « dans la région de Beni Mellal on ne dit pas “pourquoi tu émigres ?”, mais “pourquoi tu n’émigres pas ?” »[3]. Plusieurs chercheur·euse·s parlent d’un « syndrome de l’émigration »[4] ou d’une « fièvre des migrations »[5]. Sans associer aux mouvements migratoires un vocabulaire pathologique, on pourrait simplement parler ici du développement d’une culture de la migration. Région rurale, en retrait des grandes villes côtières et des centres de pouvoirs, à Béni Mellal s’est fondé « un savoir populaire fondé sur l’expérience des familles et des voisins, transmise de génération en génération »[6] qui encourage, encore aujourd’hui, de nombreuses personnes à partir et tenter leur chance.

Les rues de la ville de Béni Mellal ©Léo

Nous avons rendez-vous dans une petite municipalité à une trentaine minutes en voiture, à mi-chemin entre Béni Mellal et Fkih Ben Salah. Nous quittons l’axe principal et nous nous retrouvons sur une route entourée de champs avec quelques maisons éparses. Devant nous un vieil homme en moto nous fait signe de le dépasser. Bien sûr, nous venons de la capitale et nous avons du mal à nous repérer sur ces petites routes. Nous décidons de faire confiance au GPS et nous garons la voiture sur le bas-côté. C’est bien ici, nous apercevons la maison dans laquelle nous avons rendez-vous au fond d’une allée d’oliviers.

Une femme et sa fille d’une vingtaine d’années nous accueillent, c’est elles que nous sommes venus rencontrer. Elles sont habillées comme beaucoup de femmes qui travaillent dans les champs au Maroc, un collant à imprimé, une blouse doublée d’un grand tablier et un fichu noué derrière la tête. Un homme arrive peu de temps après à bord d’une mobylette qui pétarade. Nous nous installons tou·te·s devant la maison. Il n’y a pas de chaises pour tout le monde, la mère s’assoit sur un sac de grain vide et l’homme sur un petit tabouret. La porte est ouverte et on distingue l’intérieur de la maison complètement dépourvue de meuble. L’homme a des mains gonflées et pleines de crevasses.

La première interaction que j’ai avec l’homme détend un peu l’atmosphère, il me dit quelque chose en darija, le dialecte arabe marocain que je ne parle pas. Un moment de flottement plane et mes collègues sont obligées d’intervenir, quelques sourires se dessinent. Ces trois personnes font partie d’un collectif de familles de personnes diaprures sur la route migratoire qui relie le Maroc à l’Europe en passant par la Libye. Dans certains cas, elles sont sans nouvelles de leurs proches depuis 6 ans.

La discussion commence, elle est entièrement en darija. Je ne comprends que les tics de langages auxquels je me suis habitué, les mots français ou transparents (comme « zodiac ») et les prières récitées. Tour à tour, la mère et sa fille puis l’homme racontent les histoires de leurs enfants disparus. Ils savent qu’ils sont arrivés en Libye, puis plus rien. Grâce aux réseaux associatifs et aux contacts qu’ils ont tissé au fil de leurs recherches ils n’ont qu’une certitude : leurs enfants ne sont pas arrivés en Europe. L’émotion est extrêmement vive. L’atmosphère paisible et chaude de cette campagne, le vent qui caresse les roseaux, les poules qui courent derrière nous, les branches des oliviers qui nous font de l’ombre : tout prend tout à coup une tournure pesante et macabre. L’homme est assis à ma droite, il regarde souvent sur le côté pour verser ses larmes, sa gorge de noue régulièrement. Je suis sur une chaise et il est sur un tabouret, plus bas. Nous partageons le même accoudoir, de temps à autre il touche mon genou comme pour insister sur les choses qu’il dit.

Les environs de Béni Mellal ©Google Maps

Depuis 2017 pour certains, personne n’a de nouvelles de ces hommes et femmes disparu·e·s. S’ielles ont pris la route vers l’est pour rejoindre l’Europe, c’est parce que l’itinéraire espagnol est devenu impossible. Ces disparitions ne sont pas isolées, selon les sources, environ un millier de marocain·e·s étaient bloqué·e·s en Libye en 2017, pour la plupart « délaissés dans des centres et des prisons, sans que personne ne leur donne des papiers pour voyager en toute dignité » [7]. Selon le réseau d’ONG EuroMed Droits, beaucoup de ces ressortissant·e·s marocain·e se trouvaient dans des centres de détention à Ain Zara et Ghout al-Shaal, dans la périphérie de Tripoli et aussi dans la prion d’Al-Daraj dans la région de Ghadamès à la triple frontière Algérie, Tunisie et Libye [8]. L’organisation dénonce des conditions sanitaires déplorables, le manque d’eau et de nourriture.

La plupart de ces exilé·e·s sont arrêté·e·s à la frontière ou dans la capitale et placé·e·s en détention car ielles ne peuvent pas présenter des papiers d’identité : « les migrants quittent le Maroc sans papiers d’identité, pensant que cela les aidera à obtenir l’asile à leur arrivée sur les côtes italiennes »[9].

Si quelques campagnes de rapatriement ont vraiment vu le jour [10], dont une importante permettant à 190 personnes de revenir au Maroc en 2017, les opérations sont lentes et fastidieuses. Les raisons publiquement avancées : il serait difficile d’organiser les retours de ressortissant·e·s qui ne disposent pas de pièce d’identité. Certains médias marocains évoquent également les craintes de l’administration marocaine liées à de potentielles radicalisations dans le geôles libyennes [11].

Face à cet longueur insoutenable, plusieurs collectifs de familles se sont créés. En novembre 2017, une dizaine de familles ont manifesté devant le Ministère des affaires étrangères à Rabat, un véritable cri de désespoir pour faire rapatrier leurs enfants. Dans la foulée, « le gouvernement marocain a annoncé la création d’un  »comité de suivi » pour  »piloter le retour des Marocains bloqués en Libye » dans  »des conditions qui préservent leur sécurité » »[9]. Mais en 2023, un très grand nombre de familles attendent toujours le retour de leur proche et sont quasiment toutes sans aucune nouvelle depuis des années, rien ne garantit qu’ielles soient encore en vie.

Après avoir salué chaleureusement les trois personnes, nous reprenons le chemin de notre voiture. Nous sommes pris par les émotions, même moi, alors que je n’ai pas compris 10% de la discussion. Sur le chemin de retour, je pense à toutes les choses que ça a questionné en moi.

Même si certains médias et associations partagent parfois le point de vue des familles, notamment les familles de disparu·e·s en mer en Tunisie, c’est un regard original et particulièrement poignant. Il est impossible de ne pas s’identifier et on comprend quel mélange de rage, de peine, de désespoir, de volonté de justice et d’espoir nourrit leur lutte. Alors que plus aucun élément ne leur donne de l’espoir depuis des années, ces familles ne sont pas résignées. L’histoire d’un parcours migratoire et toutes les tragédies qu’il induit ne résonne pas de la même manière quand elle est racontée par une mère, un père ou une sœur.

La rencontre m’a aussi permis de me sensibiliser à ce sujet que je ne connaissais pas. Même si cela paraît être une banalité, elle rappelle qu’il existe autant de parcours que d’individus, et que tou·te·s font des choix au péril de leur vie pour tenter de rejoindre un continent qui préfère les voir mourir que de les accueillir.


[1] Mostafa Kharoufi. « Effets de l’émigration vers l’Italie des Beni Meskine (Maroc occidental) », Maghreb, dimension de la complexité, 2004, pp. 233-240.
[2] Ibid.
[3] Arab, Chadia, et Juan David Sempere Souvannavong. « Les jeunes harragas maghrébins se dirigeant vers l’Espagne : des rêveurs aux “brûleurs de frontières” », Migrations Société, vol. 125, no. 5, 2009, pp. 191-206.
[4] Ibid.
[5] Sofia Laiz Moreira. « Famille, communauté et transnationalisme : migrations des mineurs marocains vers l’Espagne, le cas de Béni Mellal », Hommes & migrations, 2012, vol. 1300.
[6] Ibid. Sofia
[7] TV5 Monde. « Maroc : le désespoir des familles de migrants détenus en Libye », 28/11/2017.
[8] EuroMed Droits. « Libya : hundreds of Moroccan migrants held in inhuman conditions », 15/09/2021.
[9] Ibid.
[10] Le 360. « Libye : rapatriement de 40 Marocains, le week-end dernier », 22/04/2019.
[11] Bladi.net. « Libye : le rapatriement des 195 Marocains hypothéqué », 30/03/2022.
[12] Ibid.

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