Mobilisations artistiques contre les violences envers les femmes et les membres de la communauté LGBTQIA+ à Tunis
Jusqu’à trois ans de prison. C’est ce que risquent les personnes ayant des relations homosexuelles en Tunisie.
40 000. C’est le nombre de plaintes pour violences conjugales déposées par des femmes entre 2018 et mai 2019 en Tunisie [1].
Pourtant, malgré le devoir de l’Etat tunisien de “protéger la dignité de la personne et son intégrité physique” énoncé par la Constitution de 2014 en son article 23, le Gouvernement demeure passif [2]. Alors comment se mobiliser et lutter autrement contre ces discriminations fondées sur le genre ou l’orientation sexuelle ?
Par l’art, répondraient Essia Jaïbi et Samaher Alqadi, respectivement autrice et metteuse en scène de la pièce de théâtre Flagranti, et réalisatrice et scénariste du film As I Want. Je vous emmène au cœur de ces œuvres résolument engagées, qui abordent ces thématiques brûlantes de la société tunisienne. L’occasion pour moi de montrer comment la société civile tunisienne combat ces violences et comment la création artistique peut permettre de dénoncer et faire bouger les codes de la société.
Le contexte de ces atteintes aux droits humains
« Les droits humains sont les droits inaliénables de tous les êtres humains, sans distinction aucune, notamment de race, de sexe, de nationalité, d’origine ethnique, de langue, de religion ou de toute autre situation. Les droits humains incluent le droit à la vie et à la liberté. Ils impliquent que nul ne sera tenu en esclavage, que nul ne sera soumis à la torture. […] » affirment les Nations Unies [3]. Pourtant, les droits des femmes et des membres de la communauté LGBTQIA+ sont constamment piétinés dans le monde entier. La réaffirmation du mouvement contestataire iranien, sous le slogan “Femmes, vie, liberté”, en réaction à la mort de Mahsa Amini en septembre 2022 des suites de son arrestation par la police des mœurs pour un voile mal ajusté sont une des réponses à ces actes inhumains d’une violence inouïe [4]. En Tunisie, c’est le mouvement Ena Zeda de 2019 (“moi aussi” en arabe tunisien), le #Metoo tunisien, qui a participé à la libération de la parole des femmes concernant le harcèlement sexuel et les agressions dont elles sont et ont été victimes [5].
Néanmoins, cela n’a pas freiné les violences basées sur le genre, c’est-à-dire “l’ensemble des actes nuisibles, dirigés contre un individu ou un groupe d’individus en raison de leur identité de genre, et qui prennent racine dans l’inégalité entre les sexes, l’abus de pouvoir et les normes néfastes.” [6] en Tunisie. En effet, une étude du Ministère de la Femme de 2010 indique que plus de 47 % des tunisiennes ont été victimes de violences de genre au cours de leur vie [7]. Or, la pandémie de Covid-19 a entraîné une hausse conséquente de ces cas, sept fois plus nombreux en 2020 qu’au cours des années précédentes suite aux confinements et couvre-feux successifs [8].
Outre le harcèlement que les tunisiennes subissent dans l’espace public, une grande partie d’entre elles sont également victimes de violences domestiques. Malgré l’ambition et l’apparente sévérité de la « loi 58 » relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes adoptée en 2017 [9], celle-ci s’avère quasi ineffective. Un rapport de Human Rights Watch [10] montre que cinq ans après son adoption, les autorités tunisiennes ne parviennent toujours pas à protéger les femmes contre les violences domestiques. Cela peut s’expliquer par le manque de financement, de formation des unités de police, l’absence de volonté de la classe politique, ou encore l’ignorance des mesures et de leurs droits par les personnes analphabètes et/ou vivant dans des zones rurales, en partie due à une campagne d’information inadaptée. En pratique, les femmes ne bénéficient pas d’aide juridique gratuite et, de manière générale, font face à de nombreux blocages administratifs, procéduraux, financiers et moraux. Ces violences systémiques et ces défaillances s’expliquent en grande partie par une banalisation de la violence genrée et la persistance de mentalités misogynes, non seulement en Tunisie mais dans le monde entier [11]. C’est pour cela que des féminicides continuent de se produire dans une relative indifférence [12], ici ou en France.
Le gouvernorat de Tunis enregistre le taux le plus élevé de femmes victimes de violences du pays [13]. D’où l’importance de la projection du film As I Want à Tunis même.
La situation est différente pour certains membres de la communauté LGBTQIA+. L’homosexualité a été pénalisée sous la colonisation française. L’article 230 du Code pénal entre en vigueur en 1913, prévoyant jusqu’à trois ans de prison en cas de rapports sexuels entre deux adultes de même sexe consentants, et rendant impossible tout changement de statut civil. Avant 1913, l’homosexualité était taboue et était généralement condamnée socialement, mais l’accent était surtout mis par les institutions sur la condamnation de l’absence de consentement lors de relations plutôt que sur la condamnation de l’homosexualité Per se[14]. Après 1956 et la fin du protectorat français, cet article du code pénal a été maintenu. La criminalisation de l’homosexualité a donc été importée par le colonisateur.
De nombreux appels à l’abrogation de l’article 230 du code pénal ont été lancés, notamment par des ONG, pour l’instant sans succès. Cet article rentre directement en conflit avec l’article 23 de la Constitution [15]. Or, rien qu’en 2019, 120 procès ont été menés sur le fondement de celui-ci [17] et les accusés doivent subir des tests anaux qui sont reconnus comme des actes de torture par la Commission internationale de lutte contre la torture des Nations Unies [18]. L’article 230 du code pénal est donc anticonstitutionnel [16]. En outre, l’homophobie reste omniprésente dans la société car entre 2011 et 2019, on a déploré 27 meurtres de personnes homosexuelles en Tunisie.
Ce sont ces violences et la passivité des autorités qu’entendent dénoncer les deux évènements culturels auxquels j’ai assisté à Tunis.
Deux œuvres surprenantes, inspirantes et courageuses
Le 5 décembre 2022, j’ai assisté à la projection du film As I Want de Samaher Alqadi, suivie d’un échange avec une membre de l’association féministe tunisienne Aswat Nissa et d’autres représentantes de diverses organisations féministes de la société civile tunisienne.
Le film documentaire débute avec le deuxième anniversaire de la révolution égyptienne, au Caire, le 25 janvier 2013 et les graves agressions sexuelles qui ont lieu sur la place Tahrir lors des rassemblements. Révoltées par ces agressions, des femmes égyptiennes de plus en plus nombreuses font entendre leur colère dans les rues. La réalisatrice Samaher Alqadi les rejoint et embarque sa caméra pour se protéger et documenter cette révolution féminine grandissante. En filmant son quotidien et le harcèlement sexuel qu’elle subit, elle met en exergue et dénonce l’emprise de la misogynie et la banalisation des violences de genre que l’on retrouve, outre dans la société égyptienne, dans les pays du monde entier.
Lors du débat qui a suivi, le parallèle a été fait entre la situation égyptienne et la situation tunisienne. Les problèmes sont les mêmes car malgré les lois censées protéger les femmes, celles-ci sont tout de même victimes de harcèlement sexuel, d’agressions, de violences domestiques et de féminicides peu importe le pays dans lequel elles se trouvent. Les intervenantes sont revenues sur le mouvement Ena zeda, mais ont surtout discuté de la sphère familiale, au sein de laquelle sont perpétrées de nombreuses agressions envers les femmes. Or, la famille reste une entité sacrée en Tunisie et il est difficile voire impossible pour les femmes victimes de dénoncer leurs agresseurs, de s’en protéger et d’obtenir justice dans ce cadre. L’une des intervenantes étant réalisatrice, les discussions ont finalement été orientées autour des programmes télévisuels grand public et de la représentation récurrente de violences de genre dans ceux-ci.
C’est cinq jours plus tard, le 10 décembre, que je suis allée voir la pièce de théâtre Flagranti dans le centre-ville de Tunis.
Cette pièce, inspirée de faits réels advenus en 2015 [19] relate l’histoire de six ami·e·s dont le destin bascule en très peu de temps. Deux d’entre elleux, Adam et Malek sont placés en garde à vue suite à la découverte de leur relation par la police. Accusés d’homicide volontaire sur un de leurs ami·e·s, ils sont insultés et humiliés, et l’un d’eux subit un test anal. Finalement, ils découvrent que leur ami qui avait disparu est en réalité un homme transgenre et qu’il a été assassiné du fait de son identité de genre.
Les représentations de cette première pièce de théâtre queer, c’est-à-dire qui concerne l’ensemble des minorités sexuelles et de genre, les personnes dont l’orientation ou l’identité sexuelle ne correspond pas au modèle social hétéronormé, en Tunisie, ont été très applaudies [20]. La pièce a touché des membres de la communauté LGBT tunisienne mais également des parents qui ont accompagné leurs enfants. Plusieurs personnes du public ont néanmoins quitté la salle au cours de la représentation, notamment lorsque Malek et Adam se sont embrassés sur scène. Cet effet direct était souhaité par la metteuse en scène [21].
L’art comme vecteur de changement social et comme moyen de prendre conscience de ses droits
Ces deux évènements et les réflexions qui ont suivi la projection d’As I Want mettent en avant l’influence de l’art sur les perceptions des individus. En effet, le sujet des séries ramadanesques, c’est-à-dire les séries diffusées durant le Ramadan, pose question étant donné qu’elles véhiculent des stéréotypes de genre et mettent de plus en plus en scène de la violence, notamment envers les femmes. Ces séries sont diffusées à des heures de grand visionnage et un public jeune y est exposé. Ces créations culturelles participent à banaliser les violences de genre et ancrer la misogynie dans la société. Un réalisateur de séries ramadanesques, présent dans le public lors de la projection du film, s’est questionné quant à la responsabilité des créateurs de contenu culturel dans la perpétuation de ces schèmes sexistes et de cette violence envers les femmes dans la société. L’art peut être un véritable vecteur de changement social, que ce soit un tournant conservateur ou un élan progressiste. [22]
Par ailleurs, l’art peut permettre de défendre les droits humains. Il sensibilise le public sur certains sujets et peut lui permettre de prendre conscience de ses droits. En effet, des interludes à l’objectif didactique ponctuent la pièce Flagranti, pour expliquer ce qu’est l’article 230, les droits des accusés à disposer d’un avocat, etc. Cela peut vraiment aider certaines personnes à prendre conscience de leurs droits et les aider à les faire respecter. L’association Mawjoudin qui a collaboré avec Essia Jaïbi pour monter la pièce défend un “artivisme”, c’est-à-dire le changement des mentalités par le biais d’un art engagé. Les mobilisations culturelles comme la représentation de cette pièce de théâtre et la projection d’As I Want peuvent faire changer la société, faire évoluer les mentalités vers plus de respect des droits humains. [23]
Pour conclure, ces deux œuvres n’ont pas forcément révolutionné certaines mentalités intolérantes, misogynes et souvent violentes, mais ont permis de donner de la visibilité et des espaces d’expression à des groupes opprimés. Elles font bouger les choses petit à petit, à leur échelle et sont de véritables engagements mobilisateurs ; elles incitent leurs conceptrices à prendre position pour défendre les droits humains mais stimulent également leur public et l’invitent à se questionner sur ces sujets.
Sources :
[1] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/12/01/en-tunisie-les-femmes-se-mobilisent-contre-les-violences_6021249_3212.html
[2] https://legislation-securite.tn/law/44137
[3] https://www.un.org/fr/global-issues/human-rights
[4] https://www.rfi.fr/fr/connaissances/20221011-en-iran-comme-ailleurs-la-mobilisation-des-femmes-change-le-monde
[5] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/10/15/enazeda-le-metoo-tunisien-est-ne_6015593_3212.html
[6] https://www.unwomen.org/fr/what-we-do/ending-violence-against-women/faqs/types-of-violence
[7] https://evaw-global-database.unwomen.org/-/media/files/un%20women/vaw/vaw%20survey/tunisia%20vaw%20survey.pdf?vs=2938
[8] https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2021/05/tunisia-tragic-truth-about-domestic-violence/
[9] https://tunisia.unfpa.org/fr/news/loi-organique-n%C2%B0-2017-58-du-11-ao%C3%BBt-2017-relative-%C3%A0-l%C3%A9limination-de-la-violence-%C3%A0-l%C3%A9gard-des#:~:text=Actualit%C3%A9s-,Loi
[10] https://www.hrw.org/fr/news/2022/12/08/tunisie-la-loi-sur-les-violences-domestiques-ne-protege-pas-les-femmes
[11] https://www.middleeasteye.net/fr/reportages/violences-faites-aux-femmes-en-tunisie-un-apres-la-loi
[12] https://www.middleeasteye.net/fr/opinion-fr/tunisie-femmes-refka-cherni-violences-domestiques-feminicide
[13] https://news.gnet.tn/tunisie-le-gouvernorat-de-tunis-enregistre-le-taux-le-plus-eleve-de-femmes-victimes-de-violence-de-tout-le-pays/
[14] Ramy Khouili et Daniel Levine-Spound, Article 230 : une histoire de la criminalisation de l’homosexualité en Tunisie, Tunis, Simpact, 2019, p.106 https://article230.com/wp-content/uploads/2019/07/Livre-Article-230-FR-WEB.pdf
[15] https://legislation-securite.tn/law/44137
[16] https://inkyfada.com/fr/2015/05/26/article-230-code-penal-criminalisation-anticonstitutionnelle-homosexualite-tunisie/
[17] https://www.lemonde.fr/international/article/2021/01/18/en-tunisie-la-difficile-conquete-des-droits-des-personnes-lgbt_6066718_3210.html
[18] https://inkyfada.com/fr/2015/05/26/article-230-code-penal-criminalisation-anticonstitutionnelle-homosexualite-tunisie/
[19] https://lapresse.tn/141205/flagranti-dessia-jaibi-une-piece-intense-et-haletante/
[20] https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/tunisie/tunisie-flagranti-la-premiere-piece-de-theatre-queer-qui-brise-les-tabous_5158327.html
[21] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2022/06/19/en-tunisie-la-piece-de-theatre-flagranti-denonce-la-criminalisation-de-l-homosexualite_6131013_3212.html
[22] https://lemonde-arabe.fr/18/05/2019/series-ramadanesques-encore-des-stereotypes-de-genre-passes-inapercus/
[23] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2022/06/19/en-tunisie-la-piece-de-theatre-flagranti-denonce-la-criminalisation-de-l-homosexualite_6131013_3212.html
Diplômée d’une double licence d’économie et de sciences politiques et sociales, je m’intéresse aux effets des politiques économiques sur la société et notamment sur les droits des citoyens.
En tant que volontaire de la session 25 du programme Echanges & Partenariats, je suis envoyée par le réseau IPAM (Initiatives Pour Un Autre Monde) auprès de l’OTE (Observatoire Tunisien de l’Economie) pour étudier les impacts de la dette et des politiques des institutions financières internationales sur les droits humains, dans le but de renforcer les résistances aux politiques actuelles et les mobilisations autour d’un modèle de développement juste et durable.