Pour une critique politique de l’agriculture industrielle, avec l’Atelier paysan et les autrices et auteurs de « Reprendre la terre aux machines » (2021)
Pour ma seconde contribution à ce blog, j’ai décidé de partager une recension écrite suite à ma lecture de « Reprendre la terre aux machines ». Un livre qui m’a été conseillé par la Confédération paysanne lors de mon arrivée en PACA et que l’on doit aux sociétaires de la coopérative de l’Atelier paysan. Partager leurs analyses sur l’inefficacité des alternatives paysannes à freiner le développement du projet de domination du vivant qu’est l’agriculture productiviste me parait être d’une grande importance à un moment où les mouvements sociaux prétendent repolitiser les questions alimentaires.
« Reprendre la terre aux machines ». Tel est le mot d’ordre du manifeste écrit par l’Atelier paysan, une coopérative d’autoconstruction située en Isère qui accompagne depuis 2009 des agriculteurs et des agricultrices dans la conception de technologies adaptées à l’agroécologie paysanne. A partir d’un retour historique sur la mise en place de l’agriculture productiviste soutenue par l’État français, (chapitre 1), l’Atelier paysan nous livre des outils nécessaires à la compréhension des mécanismes sociopolitiques qui pérennisent la domination du système agro-industriel sur l’agriculture française (chapitre 2). La course à la croissance et à la mécanisation (chapitre 3) des exploitations agricoles est tenue par l’Atelier paysan comme responsable des maux qui touchent l’agriculture française : concentration toujours plus importante des terres agricoles françaises, prolétarisation des exploitants agricoles en tant que groupe social, érosion continue du nombre de fermes à taille humaine en France (100 000 exploitations de moins entre 2010 et 2020). Face à ce modèle, l’Atelier paysan appelle les acteurs et les actrices des mouvements paysans à repolitiser leurs alternatives pour une « économie populaire de subsistance » (chapitre 4) et à réaffirmer la conflictualité que les revendications d’autonomie alimentaire et paysanne portent en opposition à l’« éternelle complicité de l’État et de la FNSEA ». Et, faisant le lien avec le mouvement pour la sécurité sociale de l’alimentation, l’Atelier paysan dresse un état des lieux des pistes de rupture qui permettront aux mouvements sociaux de sortir de l’impasse qu’est la recherche de marchés de rupture (chapitre 5).
Les alternatives de marché : des alternatives dépolitisées
Les mérites des alternatives paysannes à l’agriculture productiviste sont nombreux et l’Atelier paysan n’oublie pas de les rappeler. Les associations qui portent la cause de l’agriculture biologique depuis les années 1960-1970 ont construit un argumentaire critique sur la société industrielle et ont défendu des modèles agricoles alternatifs à l’introduction de produits phytosanitaires dans les exploitations agricoles. Les alternatives paysannes ont aussi préservé plusieurs milliers de fermes de la disparition, des pratiques de production traditionnelles et un rapport à la nature qui ne la conçoit pas uniquement comme un élément extérieur à plier à la volonté humaine. Paradoxalement, c’est la réussite de ses alternatives, concrétisée par leur reconnaissance et leur institutionnalisation à partir des années 1990, qui conduit l’Atelier Paysan à critiquer leur caractère inoffensif pour le système agro-industriel. L’agriculture biologique, parce qu’elle a imposé l’alimentation comme un enjeu de santé et de distinction sociale auprès des groupes sociaux urbains et diplômés, serait ainsi devenue un marché de niche qui légitime l’absence de politiques publiques alimentaires pour mettre un frein à la production alimentaire industrielle. Pire, l’agriculture biologique en tant que segment de marché entretiendrait des clivages de classes parce qu’elle a laissé de côté la partie la plus précarisée de la population qui dépend désormais de l’aide alimentaire et des surplus de production de l’agriculture industrielle.
Resocialiser les questions agricoles et alimentaires
L’Atelier paysan affirme que les processus marchands de la société industrielle ont pour conséquence le morcellement de l’agriculture. Un morcellement sociologique, culturel et alimentaire. Pour contrer cet état de fait, le manifeste de l’Atelier paysan appelle les alternatives paysannes à sortir de la marge des marchés alimentaires et de l’impasse du « chacun doit faire sa part » pour les réinscrire dans un rapport de force « pour imposer un contre-modèle ». L’affirmation que le droit démocratique des peuples à une alimentation choisie et de qualité est antagonique avec les intérêts de agro-industrie est ainsi identifiée comme la revendication la plus politique et transformatrice de toutes. Dans cette perspective, l’un des apports majeurs du livre tient aussi au travail, retranscrit dans le dernier chapitre du livre, de compilation et de mise en perspective des lieux et des moments passés ou présents où des expériences collectives de gestion de l’alimentation et de coopération ont existé et existent toujours : des cantines collectives ouvrières aux relations d’échange locales du passé en passant par les expériences présentes de relocalisation des systèmes agricoles.
Structurer un mouvement politique autour des questions alimentaires
L’Atelier paysan a identifié deux revendications sur lesquelles les mouvements paysans pourraient construire leurs positions politiques à court terme avec comme point de mire des « conditions économiques » favorables à l’agriculture paysanne. La première consiste à remettre en cause les traités de libre-échange, en tête le Traité de Lisbonne signé en 2007 par les pays membres de l’Union européenne, qui, par la mise en concurrence des producteurs agricoles à l’échelle mondiale, entretiennent la course à la baisse des coûts de production. La seconde revendication de l’Atelier paysan est le refus du recours tout azimut aux machines « intelligentes » sur lesquelles reposent les modes industriels de production. Le machinisme dans l’agriculture est à l’origine d’un processus qui dépossède les paysans de leurs savoirs et détruit les sociabilités rurales. Surtout, renoncer aux machines apparaît comme une condition sine qua non à l’installation d’un million de paysans dans les campagnes françaises d’ici 10 ans, autre mot d’ordre de l’Atelier paysan.
Cependant, l’Atelier paysan n’aborde pas directement la question des structures capables de porter la conflictualité que les mouvements favorables à l’autonomie paysanne et à la socialisation de l’alimentation doivent réaffirmer pour faire œuvre de transformation sociale. L’Atelier paysan semble être partisan d’une stratégies d’alliance entre les luttes défensives qui œuvrent pour préserver des îlots d’humanité mais il est difficile d’envisager la coordination des nombreuse initiatives sociales autour de l’alimentation en dehors de toute structure un tant soit peu pérenne (parti politique, syndicalisme, mouvement ?). A ce titre, le fait que la Confédération paysanne, citée à plusieurs reprises dans les développement des quatre premiers chapitres – parfois comme acteur d’une radicalisation des revendications paysannes, parfois comme acteur de leur normalisation –, ne soit pas évoquée dans la dernière partie peut légitimement interroger.
P.S. : Sauf mention contraire, toutes les citations sont issues du livre présenté.
Je me suis impliqué dans les luttes paysannes en raison de leur potentiel de contestation des structures capitalistes. J’ai travaillé sur des processus de transformation sociale et politique à l’œuvre dans les territoires ruraux africains et centraméricains dans une perspective agroécologique.
Dans le cadre de la session 25 d’Échanges & Partenariats, je suis volontaire auprès de la Confédération paysanne dans la région Provence-Alpes-Côtes d’Azur. J’y conduis une enquête sur le recours à l’emploi salarié dans l’agriculture avec l’objectif de renforcer les capacités d’action du syndicat en matière de défense des droits des travailleurs agricoles.