De l’autre côté de la vitrine


Premières impressions

  • 1er novembre 2022

J’écris les premières lignes de cet article depuis le siège de mon avion. J’ai du mal à le réaliser mais c’est bon, après un mois de formation et quatre mois d’impatience, je suis bel et bien de retour à Rabat. Plus de deux ans après avoir étudié dans cette ville, j’y dépose de nouveau mes valises en ayant conscience que cette expérience sera radicalement différente. Heureusement pour moi, je sais que certaines choses n’auront pas changé : les couples s’assiéront toujours sur les marches du musée de la photographie pour assister au coucher de soleil, l’avenue Mohamed V côté médina sera toujours pleine d’animation et les pécheurs du Bouregreg continueront leur va-et-vient quotidien.   

  • 2 novembre 2022

Après avoir passé seulement une journée à marcher dans les rues de la ville, je m’aperçois déjà de changements. La grandiose tour Mohamed VI, seconde plus haute d’Afrique (250 mètres de haut), est déjà presque terminée alors qu’elle ne sortait à peine de terre quand je quittais Rabat en décembre 2020. Tous les échafaudages de la Kasbah des Oudayas ont disparus pour laisser place aux grues qui rénovent maintenant la plage en contrebas. Partout où c’est possible, le moindre mètre carré a été recouvert de pelouse d’un vert presque outrancier. Rabat, c’est la ville des ambassades et des diplomates, des ministères et des réunions aux sommets. Tout en apparence y est beau et harmonieux.

Rabat, c’est la ville-vitrine du pays.

La vallée du Bouregreg est métamorphosée (la photo de gauche a été prise lors de mon précédent séjour, le 4 octobre 2020, et celle de droite au tout début de ma mission, le 2 novembre 2022). Elle est érigée comme véritable symbole de modernité marocaine, culturelle avec le Grand Théâtre de Rabat, et économique avec la Tour Mohamed VI (à droite sur la deuxième photo) et le pont Mohamed VI, qui se trouve à une quinzaine de kilomètres en amont.


La dissonance rabati

Après avoir passé un mois à préparer ma mission, toute cette atmosphère semble être en profond décalage avec tout ce que j’ai pu lire. Je sais que tout ceci n’est qu’une façade et qu’en ce haut-lieu de pouvoir, sont négociés, avec les pays européens, des accords politiques et diplomatiques qui instrumentalisent les personnes migrantes et bafouent leurs droits.

Voici une liste qui est – très – loin d’être exhaustive :

  • C’est à Rabat que se trouvent les ambassades de France, d’Espagne et la délégation de l’Union européenne (UE), qui, depuis des années participent à la construction de murs, physiques et administratifs, qui privent les ressortissant·e·s africain·e·s de leur liberté de circulation, alors même que l’article 13 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme prévoit que « toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien ».

  • C’est à Rabat que les ministres de la Justice français et marocain ont signé en décembre 2020 une déclaration d’intention relative à la prise en charge des mineur·e·s non-acccompagné·e·s qui prévoit un échange d’informations notamment en vue de contester leur minorité pour les expulser depuis la France (1).

  • C’est à Rabat qu’un « Groupe migratoire mixte maroco-espagnol » a été constitué en mai 2022 afin de « mettre en œuvre la coordination entre les officiers de police et les patrouilles mixtes, et réfléchir aux mécanismes d’échanges d’information » (2).

Quelques brefs éléments de contexte

Le détroit de Gibraltar depuis mon vol Rabat-Lyon le 23 décembre 2020. Large de seulement 14 kilomètres, il sépare l’Europe (à gauche) et l’Afrique (à droite).

Le Maroc est l’unique pays d’Afrique qui dispose d’une frontière terrestre avec l’UE par les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla. Il constitue donc un pays de transit privilégié pour les candidat·e·s à l’exil, plus particulièrement depuis les années 1990. De cette position, le pays tire une « rente géographique » (3) qui l’encourage à mener une politique migratoire restrictive et à coopérer avec ses voisins européens au nord, notamment bilatéralement avec l’Espagne et la France.

En plus d’être à la merci des politiques migratoires marocaines et européennes, la libre circulation des personnes migrantes est aussi soumise aux incidents diplomatiques. En mai 2021, Madrid avait permis à Brahim Ghali, chef indépendantiste du front Polisario (4) de se faire soigner sur son territoire. En réaction, Rabat avait interrompu pendant quelques heures le contrôle frontalier à Ceuta, ce qui a permis à près de 10 000 personnes de franchir la frontière et d’accéder au territoire espagnol. Carmen Calvo, vice-présidente du gouvernement espagnol qualifiait cet événement d’une « agression à nos frontières » (5).

En février 2021, l’UE avait prévenu ses partenaires que le levier des visas pourrait être activé en fonction de la « performance » des États dits tiers en matière de retours. Dans cette logique, en septembre 2021, la France a pris la décision de réduire de 50% la délivrance de visas pour les marocain·e·s. en justifiant cette mesure par le manque de coopération des gouvernements maghrébins quant à la réadmission sur leurs territoires des ressortissant·e·s s’étant vus délivrer un ordre de quitter le territoire. Une décision qui prive depuis des mois des milliers de marocains de se rendre en France et de nombreuses familles de se retrouver.


Ma mission

C’est dans ce cadre que je suis envoyé par Migreurop, un réseau euro-africain d’associations, de militant·e·s et de chercheurs et chercheuses. Son objectif est de faire connaître et de dénoncer les politiques de mise à l’écart des personnes en migration en les documentant, les analysant, les faisant connaître et en se mobilisant. Je suis accueilli au Maroc par le GADEM (Groupe Antiraciste d’accompagnement et de Défense des Étranger·e·s et des Migrant·e·s). J’aurai comme missions de parfaire les connaissances de ces deux structures sur les conséquences des politiques migratoires au Maroc, pays de transit mais aussi d’arrivée et de départ. Je suis aussi chargé de resserrer les liens avec les associations espagnoles qui travaillent sur cette même thématique, de l’autre côté de la frontière.


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