Au Royaume-Uni, la marque indélébile de la frontière pour les demandeurs et demandeuses d’asile

28 385. C’est le nombre de personnes ayant réussi à traverser la Manche en embarcations de fortune, selon le gouvernement britannique, au cours de l’année 2021. Ils sont pourtant bien plus à fouler le sol du Royaume-Uni, en prenant en compte celles et ceux qui arrivent à traverser par un autre moyen, et les autres, qui n’ont pas été trouvés par les autorités.

En 2020, 98% des personnes exilées arrivant dans le pays par voie maritime ont fait une demande d’asile auprès des services de l’immigration. Si leur destination a été atteinte, pour autant, cela ne signifie pas que leur expérience en tant qu’être humain à la frontière prend fin, bien au contraire.

Peut-être avant tout chose nous faut-il revenir sur ce que le terme de frontière signifie. Si l’on prend une définition purement descriptive d’un point géographique en droit international, la frontière est une ligne qui sépare le territoire entre un ou plusieurs États. Cependant dans de nombreuses disciplines en sciences sociales cette vision a été remise en cause. Ainsi, Georg Simmel, sociologue allemand (1858-1918), la définissait en ces termes : « la frontière n’est pas un fait spatial avec des conséquences sociologiques mais un fait sociologique qui se forme lui-même spatialement. »[1]. En effet, les frontières sont les produits de processus historiques et socio-politiques. Elles sont un ensemble de discours, de processus, de symboles, incarnées par des institutions, des réseaux d’acteurs au niveau local, national et transnational.

Selon le géographe français Stéphane Rosière, on assiste depuis le début du XXème siècle à un phénomène de Rebording[2]. Les contrôles aux frontières s’accroissent, que ce soit au niveau même de la ligne qui constitue la démarcation internationale comme dans dans d’autres espaces, plus ou moins distanciés de cette ligne, dans lesquels sont déployés des mécanismes d’enregistrement, de reconnaissance et de détection des individus. On peut élargir ces mécanismes aux politiques de détention à des fins de contrôles des personnes migrantes, et le Royaume-Uni et la France nous offre un cas représentatif.

Cet agencement de l’espace se retrouve dans le long du littoral Nord-Ouest de la France, aux différents espaces frontières qui constituent des points de passage pour les individus entre le continent et les Îles britanniques. Il suffit de s’intéresser l’aménagement des villes de Calais, Ouistréham pour s’en rendre compte. Mais les villes et leurs ports ne sont pas les seules manifestations de ce marquage de la frontière : les Centres de rétention administrative, éparpillés sur le territoire, participent à maintenir les individus dans une situation de frontière – les CRA servent principalement de lieu de détention avant l’expulsion d’une personne du territoire – alors même qu’ils ou elles sont éloignées de celle-ci.

Une fois arrivées au Royaume-Uni, les personnes exilées formulant une demande d’asile demeurent marquées du sceau indélébile de la catégorie de personne étrangère. Leurs mouvements, les placements en hébergement qui leurs sont imposés, sont tous contraints par des dispositifs sécuritaires et administratifs qui les renvoient constamment à leur situation, et qui participent à prolonger la frontière dans leur vie quotidienne.

Les personnes arrivant en petites embarcations dans le Sud-Est de l’Angleterre – qu’elles aient été interceptées par la Border Force, la Royal National Lifeboat Institution (organisation caritative de secours en mer) ou par n’importe quel autre acteur – sont amenées dans un centre dans la ville de Ramsgate, dans le compté du Kent. Elles sont alors interrogées au cours d’un court entretien d’une dizaine de minutes, la screening interview, qui a pour but de prendre les informations personnelles d’identification des individus et d’enregistrer leur demande d’asile pour les personnes souhaitant engager cette procédure. Les personnes sont ensuite envoyées dans un hébergement imposé par l’État, qualifiés de temporary accomodation ou contingency accomodation. Il s’agit dans l’immense majorité des cas d’un hôtel ayant passé un contrat avec l’État, hébergeant dans des espaces collectifs les personnes pendant plusieurs mois – temporaire ou contingent ne sont pas synonymes de rapidité, les procédures sont longues, nous y reviendront plus tard.

Au début de la pandémie de covid-19, un autre lieu a été ouvert par le Home Office. Anciens baraquements militaires, désaffectés depuis la fin des années 2010 car jugés insalubres et impropres à l’hébergement, les Nappier Barracks sont employés depuis septembre 2020 à des fins de temporary accomodation pour les demandeurs et demandeuses d’asile. Ouverts sous prétexte du manque de place dans les hôtels mobilisés, ces baraquements militaires représentent de façon horrifique la continuité de la frontière et de la séparation des individus, entre celles et ceux dont l’existence est légitimée sur le territoire national, et les autres, dont l’avenir se joue sur des procédures juridico-administratives et le pouvoir discrétionnaire de l’État.

Nappier est un lieu clos, enceint de barrières couvertes de bâches qui empêchent la communication entre l’intérieur et l’extérieur. La plupart des personnes avec qui j’ai pu échanger à propos de ce lieu ont fait le lien avec les camps de concentration de la Seconde guerre mondiale. L’ancienneté des bâtiments et leurs dispositions forcent la comparaison. |© Pierre Menzildjian

Les individus depuis la fin des confinements sont libres d’aller et venir dans la journée, mais doivent retourner sur place la nuit, sous peine de se voir qualifiés de personnes en fuite, cherchant à se soustraire aux contraintes imposées dans le cadre de la procédure de demande d’asile. Cela vaut également pour les hôtels servant de temporary accomodation. J’ai croisé plusieurs personnes exilées, le jour où je m’y suis rendu, sortant et rentrant du complexe. Bien que cette liberté semble être un signe positif de la part du gouvernement britannique, il n’en demeure pas moins que les bâtiments, vieux et sinistres, donnent le sentiment de plonger dans un univers carcéral plutôt que dans un centre dédié à de l’hébergement.

A l’abri des regards provenant de l’extérieur, des jeunes hommes jouent au basket à l’intérieur de la cour. Combien de temps resteront-ils dans ces vieilles casernes ? Probablement pendant plusieurs mois. Avant d’obtenir un rendez-vous pour le second entretien – la substantive interview – qui déterminera si la personne peut bénéficier d’une protection ou du statut de réfugié – le temps d’attente peut être long. Aucune garantie de délai n’est assurée. Les personnes pourront être d’ailleurs déplacées de force, après ce premier hébergement, ailleurs sur le territoire. C’est ce qu’on appelle le dispersal accomodation system. Les individus sont déplacés dans des maisons – plus d’hôtels ou de baraquements ici – pour vivre en colocation avec d’autres individus dans la même situation. Ils n’ont pas le choix du lieu dans lequel ils se rendent, cela est laissé à la discrétion des autorités. Les villes ou lieux de vie inclut dans ce dispersal system sont disséminé.e.s dans les campagnes et l’arrière pays anglais, dans des régions où les individus disposent de très peu de contacts avec des membres de leurs communautés, et où la distance avec les grandes villes limite considérablement la facilité d’accès aux services d’aide juridique, de santé, et d’accompagnement associatif.

Dans l’attente de la délivrance de la décision par le Home Office concernant l’obtention du statut de réfugié ou de tout autre protection possible, leur non appartenance à la communauté nationale est toujours marquée. En 2016, dans la ville de Middlesborough, dans le Nord de l’Angleterre, les portes des maisons servant d’hébergement aux personnes exilées étaient peintes en rouge, signifiant leur présence aux riverains, dont certains sont hostiles à la présence de ces nouveaux arrivants[3]. Il est étonnant de constater que les personnes sont ballotées dans les régions les plus durement touchées et précarisées par des années de politiques néo-libérales et par le chômage, où la population – majoritairement blanche et précaire – peut être potentiellement réfractaire à la présence de personnes exilées.

Au bout du parcours, qui peut se compter en années après avoir atterri au Royaume-Uni, la plupart des personnes trouvent un statut de réfugié ou une protection. 71% des personnes voient leur demande satisfaite en première instance. Par la suite, 49% des demandes formulées en appel trouvent satisfaction, ce qui signifie que plus de 85% des individus ayant formulé une demande trouvent une forme de protection dans le pays. En décembre 2021, 100 564 personnes étaient dans l’attente de cette réponse de la part des autorités, dont 61% attendaient depuis plus de 6 mois. Parmi ces individus, une part non négligeable devra s’armer de patience, les mois devenant des années. Selon l’organisation Refugee Council, en juin 2021, 250 personnes, dont 55 enfants, attendaient depuis plus de 5 ans que leur demande initiale soit tranchée[4]. Pendant cette période, ils et elles sont livré.e.s à l’incertitude et le manque d’intégration dans la société. Le Home Office fournit aux familles de quoi se substanter – à raison de 39.63 livres par semaine, soit 48 euros – par personne, somme légèrement évalué à la hausse pour les enfants en bas âge et les femmes enceintes. Une aide dérisoire quand on sait que le niveau de vie britannique est l’un des plus élevé au monde. L’absence de droit au travail limite les possibilités d’intégration dans la communauté, et l’éducation, garantie jusqu’à la majorité, n’est plus assurée passé cette échéance.

Pire encore : les personnes exilées dans l’attente de leur procédure risquent à n’importe quel moment de se retrouver conduit par la police, les services de l’immigration ou par des officiers de la Border Force en détention à des fins de contrôles migratoires, ou en vue d’une expulsion du pays. L’Immigration detention britannique est le complexe détentionnaire destiné aux contrôles migratoires le plus grand d’Europe. Cette détention des personnes migrantes, contrairement à la plupart des pays européens, ne connaît pas de limite au Royaume-Uni.

La frontière n’est pas qu’une barrière construite ici et là afin de segmenter le monde et séparer les populations. Elle est aussi un ensemble de pratiques et de politiques qui se jouent bien loin des lignes conventionnellement appelées sous ce nom. Certaines personnes en font les frais tous les jours. Les autres ne la voient pas, et parfois même l’alimentent sans même le réaliser.

[1]Georg Simmel, Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, Paris, PUF, 1999, p. 607.

[2]Stéphane Rosière, « Les Frontières internationales entre matérialisation et dématérialisation », publié le 18 décembre 2017, antiAtlas Journal #2, 2017

[3]Lizzie Dearden, « Red Doors of asylum seeker housing in Middlesbrough repainted range of colours after vandalism and abuse », The Independent, 26 janvier 2016

[4]Refugee Council – « Thousands seeking asylum face cruel wait of years for asylum decision », 2 juillet 2021

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