Les Murs de Berlin

Ce texte part d’une réflexion initiée dans le cadre de la formation E&P Session 24, lors d’un atelier intitulé « Écritures du Sensible ». Chacun.e d’entre nous a reçu une image différente, liée à sa mission, à partir de laquelle il.elle a dû élaborer un court écrit. Pour moi, ce sera donc une photo d’un bâtiment de Berlin, affichant un message qui prône l’ouverture des frontières.

Photo anonyme, 2010 : https://materializada.wordpress.com/photo-gallery/street-art/ed_berlin_2010_2/

« On était trois. C’était l’été.

On avait passé la nuit dehors. On avait arpenté les rues pavées, armés de nos bombes et de nos marqueurs. « No one is illegal » qu’on écrivait. On s’était dit que chaque lampadaire méritait son graffiti. Ça rythmait la marche : « Refugees welcome »… « No borders »… « Build bridges not walls »… Comme un mantra qu’on répèterait jusqu’à ce que ça n’aille plus. Jusqu’à ce que ça indigne tout le monde. Jusqu’à ce qu’on se mobilise collectivement pour ne plus laisser mourir des dizaines de milliers de personnes en mer. Jusqu’à ce que cette Europe qui a historiquement obligé sa population à fuir réalise l’ironie de son inaction.

Alors oui, ça fait brouillon sur un mur. Ça dénature la ville, comme ils disent. Mais une ville trop propre c’est mortifère, non ?  La ville : c’est nous, c’est le vivant ! Les murs sont là comme les étendards de nos paroles, comme le mégaphone du collectif. Cacher les souffrances serait inacceptable et nous on veut qu’elles leur éclatent à la gueule, à tous ceux qui ne veulent rien voir. Si on ne peut pas les casser, les murs, on va les utiliser et on va continuer d’écrire en gros, en petit, en allemand, en anglais, en arabe, en n’importe quelle langue, qu’on ne veut plus de ce système meurtrier qui sépare le monde.

Et puis, on l’a vu, surplombant le parc, trônant tout en haut de tout : « NO BORDERS NO NATIONS ». Noir sur blanc, les grandes lettres maladroites résumaient notre colère et le criaient sur les toits de Berlin. »

Ma mission est portée en partie par l’OCU[1], organisation pour la liberté de circulation et l’installation des personnes, et je suis accueillie à Berlin par le mouvement Seebrücke, qui milite pour l’ouverture de couloirs de solidarité autour de l’accueil de personnes exilées en Allemagne. Si l’une et l’autre ne se positionnent pas forcément pour l’abolition des frontières, elles portent toutes deux (en accord avec l’ANVITA[2], co-pilotant le projet avec l’OCU) un message d’accueil inconditionnel qui fait écho à cette photo.

J’habite à Berlin depuis deux ans maintenant, et j’ai tout de suite été fascinée par la manière dont l’espace public est réquisitionné par les habitant.e.s. Que ce soit le carré de terre entourant un arbre en face de leur porte d’entrée, les potagers partagés au milieu des parcs, ou les murs de la ville, les Berlinois.es marquent de leur passage le paysage urbain.

Jardins partagés à Tempelhofer Feld

Il me semble que ces traces, qu’elles soient individuelles ou collectives, sont éminemment politiques. Il s’agit d’une envie de se réapproprier l’espace public en insistant sur son caractère collectif, son accessibilité. D’autant plus que les graffitis explicitement engagés ont une place toute particulière sur les murs de la ville et, dans certains quartiers, y deviennent omniprésents. Au milieu des blazes en tout genre, on peut par exemple lire la colère des groupes anti-nucléaires, des injonctions à la libération de prisonnier.e.s politiques, des messages de soutien à tel ou tel squat ou groupe militant, ou encore des reproches à l’égard du gouvernement.

Point de dépôt solidaire du Schillerkiez. Sur le mur : « Après le vote, les pauvres paieront de nouveau pour que les riches deviennent plus riches. »

Ma mission au sein d’Échanges et Partenariats et de l’Alliance migration (fondée par l’OCU et par l’ANVITA) dirige mon attention sur les inscriptions autour de l’accueil des personnes exilées. Les initiatives locales et prises de position ont fleuri à la suite des années 2015, lorsque l’Allemagne a accueilli plus de deux millions de personnes étrangères, notamment des réfugié.e.s venant de Syrie. En effet, cette hausse du nombre d’arrivées sur le sol national a mis en lumière les conditions d’accueil indignes en place en Allemagne, comme partout ailleurs en Europe. Les contestations et projets solidaires se sont alors multipliés, offrant un soutien direct aux personnes concernées ou bien demandant aux autorités de se mobiliser. La situation catastrophique des camps de déplacé.e.s aux frontières de l’Europe, et l’inaction de l’Allemagne sont également depuis quelques années fermement dénoncées par de nombreuses campagnes, hashtags et manifestations. Les murs de Berlin portent ainsi les slogans de « #LeaveNoOneBehind », « Evacuate Moria » or « No Borders No Nations », parmi tant d’autres.

Imposant #LeaveNoOneBehind peint sur un toit, visible depuis Tempelhofer Feld

C’est dans cette logique de pression ascendante que le mouvement Seebrücke s’est constitué, regroupant des citoyen.ne.s souhaitant pousser leur ville à se déclarer comme « ville refuge » (Sichere Hafen). Elle doit alors adhérer à certaines exigences du mouvement, comme par exemple celle de s’engager à accueillir plus de personnes exilées que le nombre prévu par les quotas nationaux ou de plaider contre la criminalisation des missions de sauvetage[3]. Afin d’interpeler les habitant.e.s et de dénoncer les pouvoirs en place, les militant.e.s de Seebrücke investissent l’espace public lors d’actions « coup-de-poing ». La dernière en date a été orchestrée par plusieurs organisations de sauvetage en mer (Sea-Watch, Seebrücke and #LeaveNoOneBehind) et s’est déroulée le 18 septembre dernier. Les militant.e.s ont imprimé et cloué sur la pelouse du parlement allemand, à Berlin, 48 000 photos de 460 député.e.s qui sont tenu.e.s responsables de la violation des droits humains aux frontières européennes[4]. Ici encore, les revendications politiques passent d’abord par une revendication de l’espace public.

Ainsi, la rue et celles.ceux qui l’investissent posent la question suivante : à qui appartient la ville ? Ces activistes (presque) anonymes la veulent participative, juste, collective et accueillante.

« À qui appartiennent les villes ? ». Pochoir sur un mur de Neukölln

[1] Organisation pour une Citoyenneté Universelle

[2] Association Nationale des Villes et Territoires Accueillants

[3] https://seebruecke.org/sichere-haefen/forderungen

[4] https://www.berliner-zeitung.de/news/riesen-mosaik-vor-bundestag-seebruecke-prangert-menschenrechtsverletzungen-an-li.183668

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