Les ancres de la migration
Le 25 juillet 2019, jour de la fête nationale tunisienne[1], le Président Béji Caïd Essebsi est décédé à l’âge de 93 ans laissant derrière lui de grandes incertitudes quant aux élections présidentielles et législatives anticipées. Le même jour, j’ai pris le bateau au port de la Goulette de Tunis en direction de Palerme, comme beaucoup de familles tunisiennes, pour les vacances. Pendant les 10 heures de traversée qui relient la Tunisie à la Sicile, je n’ai pas pu m’empêcher de penser aux trop nombreux naufrages, morts et disparus que ce simple trajet avait déjà pu causer depuis une dizaine d’années au moins.
Depuis cette traversée, j’essaie de trouver un angle précis ou une mobilisation particulière pour rédiger un nouvel article sur ce blog, en vain. En vain car la Tunisie regorge de mobilisations, de mouvements sociaux et d’évènements politiques marquants ces dernières semaines mais un sujet demeure en creux, comme un non-dit, un tabou, une fatalité qui est pourtant lié à tout le reste : les tentatives d’émigration « non réglementaires ». Qu’elles viennent d’Afrique subsaharienne, de Libye ou du Maghreb, ces tentatives portent avec elles tous les maux et les tabous des deux rives de la Méditerranée. Chaque tentative d’émigration « non réglementaire » par voie terrestre ou maritime entraine avec elle une part de cette tragédie contemporaine que l’on ne saurait voir, que l’on ne veut plus voir.
« C’est là que l’agir politique doit reprendre la parole, car lui seul peut changer l’horizon des possibles. En commençant par un geste à l’égard de cette Méditerranée que nous connaissons et fréquentons tous et où il faudrait décider de ne plus se baigner tant qu’il y aura des étrangers laissés à la mort dans la même eau, pour lui reconnaître enfin une sacralité qui la sauverait, peut-être encore, du déshonneur. »[2]
Il est parfois difficile de se rendre compte du désespoir et de la résistance qui poussent tant de personnes à fuir leurs pays d’origine sans l’assurance de parvenir, un jour, à obtenir la protection et la dignité qu’elles espèrent trouver dans les pays reconnus pour leur respect des droits de l’homme. L’ampleur de ce phénomène nous rappelle néanmoins qu’il est plus que jamais nécessaire de créer un nouvel « agir politique » comme le propose Michel Agier ci-dessus. Ce nouvel « agir politique » serait de l’ordre de la solidarité internationale et permettrait de faire entendre la voix de celles et ceux qui luttent pour avoir le droit de vivre et de circuler librement. Cet « agir politique » trouverait une solution durable et digne pour celles et ceux qui ont lutté pendant des années dans le désert, comme c’est le cas des 35 anciens réfugiés du camp de Choucha présents en Tunisie depuis près de 9 ans sans aucune protection internationale, nationale ni humanitaire[3]. Enfin, ce nouvel « agir politique » ne laisserait pas un système politique et diplomatique inégal criminaliser une première personne du simple fait qu’elle a tenté de fuir son pays – quelles qu’en soient les raisons – ni même criminaliser une seconde personne sous prétexte qu’elle aurait tenté de sauver la première.
D’après le Haut-Commissariat pour les Réfugiés des Nations Unies (UNHCR), en juillet 2019 le nombre de migrants arrivés en Tunisie par la mer ou par voie terrestre depuis le début de l’année (1180) avait déjà dépassé le nombre total de l’année 2018 (1188)[4]. D’un autre côté, le FTDES recense une baisse du nombre de Tunisiens arrivés en Italie en comparaison avec 2018. Le nombre des migrants arrivés de façon non réglementaire en Italie ainsi que celui des interceptions en Tunisie ou en mer ont eux aussi baissés, tandis que le nombre d’expulsions opérées depuis l’Italie vers la Tunisie semble stable. Ces chiffres peinent néanmoins à rendre compte de la réalité tant les flux sont continus et les frontières poreuses. Chaque crise en Libye et chaque fenêtre d’opportunités en Tunisie entraine nombre de personnes à prendre le bateau pour tenter de rejoindre les côtes italiennes ou maltaises. Les chiffres peinent aussi à expliquer la responsabilité de ceux qui criminalisent, minimisent ou, pire encore, ignorent les drames et les tragédies qui surgissent en mer Méditerranée ou dans le désert depuis une dizaine d’années.
« Je ne suis pas responsable de tout cela. Je défends seulement mon droit, la mémoire de mon père. Et je lutte contre le désert. » [5]
Bien que la poésie et la littérature du poète palestinien Mahmoud Darwich soit ancrée dans l’histoire particulière de la Palestine et du Liban, cette citation contient, il me semble, avec force toutes les notions qui circonscrivent la problématique migratoire actuelle : responsabilité, défense, droit, mémoire et lutte. La lutte pour le droit à sa propre vie, de surcroît digne, apparaît comme une des formes de résistance les plus vives de notre temps. Les risques et les dangers liés aux tentatives d’émigration « non réglementaire » sont annulés au profit d’un rêve de vie meilleure devenu obsessionnel.
Lors d’un déplacement dans le sud de la Tunisie, j’ai eu la chance de rencontrer Chamseddine Marzoug, un pêcheur à la retraite et militant des droits humains natif de Zarzis. Depuis 2003, Chamseddine a assisté, désemparé, au rejet par la mer de corps de femmes, enfants et hommes sur les plages de sa ville. Pour pallier au manque de soutien des autorités tunisiennes et de ladite communauté internationale vis-à-vis de l’arrivée massive de corps échoués à Zarzis, il a décidé de créer lui-même, en 2011, un cimetière. Ce cimetière des inconnus compte aujourd’hui déjà deux étages. Cet été, l’afflux de corps échoués sur les côtes tunisiennes en provenance de la Libye a permis de mettre en lumière un sujet tabou en Tunisie. En effet, le FTDES en particulier a dénoncé la mauvaise prise en charge des corps rejetés massivement par la mer au cours du mois de juillet 2019[6]. Le manque de moyen et de soutien dans le sud du pays persiste malgré les alertes des ONG, associations et bénévoles. Grâce au financement et à la mobilisation de différents acteurs locaux et de Rachid Koraichi, un artiste plasticien algérien, un nouveau cimetière devrait néanmoins être inauguré pour mars 2020. Il portera le nom de « Jardin d’Afrique ». Actuellement en construction, ce cimetière comptait néanmoins déjà début septembre 71 corps.
A la situation alarmante des migrant.e.s, en majorité d’origine subsaharienne, présent.e.s en Tunisie, et notamment au sud, s’ajoutent la mort et les disparitions continues de Tunisien.ne.s ayant tenté la traversée de manière non réglementaire. La période électorale actuelle en Tunisie est une fenêtre d’opportunités certaine au cours de laquelle ces tentatives se multiplient. Seulement, personne n’en parle, pas même les candidats à la présidentielle et aux législatives. De ce fait, le FTDES a appelé les partis politiques et candidats aux législatives à se positionner sur la question migratoire et la mobilité des personnes avant les élections du 6 octobre. Cette prise de position politique va de pair avec le fait que la Tunisie doit encore se définir ou être définie comme pays « sûr » pour l’accueil des personnes migrantes, et notamment des personnes rescapées en mer en provenance de la Libye.
[1] AGIER Michel, « Devenir étranger dans un monde en mouvement », dans AOC, 16 septembre 2019.
[2] Fête de la République tunisienne proclamée le 25 juillet 1957.
[3] GUGUEN Guillaume, « L’inextricable demande d’asile des migrants de La Marsa, « prisonniers » en Tunisie », dans France24, 1er juillet 2019.[
[4] FILLON Tiffany, « En Tunisie, des centres d’accueil saturés face à l’afflux de migrants », dans Infomigrants, 27 août 2019.[6] Rapport du FTDES pour le premier semestre 2019
[5] DARWICH Mahmoud, Une mémoire pour l’oubli, Babel collection, Éditions Actes Sud, 2007.
[6] BOITAUX Charlotte, « Des associations s’alarment de la mauvaise prise en charge des dépouilles de migrants en Tunisie », dans Infomigrants, 18 juillet 2019.
Volontaire au sein du FTDES en Tunisie pour le projet Intercoll, membre du réseau IPAM.
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