« Fight to vote, vote to fight »

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J’ai trouvé cette image il y a quelques semaines, elle a été faite par un graphiste indonésien que je suis sur les « réseaux ». Je l’ai aussitôt envoyée à mon responsable Didier. Il était alors dans les derniers moments de négociations sur la réforme de la CEI.

Comment organise-t-on des élections libres, transparentes et apaisées ?

La CEI c’est la Commission Électorale Indépendante. Elle a pour tâche l’organisation des élections ici, en Côte d’Ivoire.

Avant de venir ici tout ce que je savais sur la Côte d’Ivoire, c’est qu’entre 2010 et 2011 elle a traversée une grave crise post-électorale. Par crise électorale, on entend des affrontements violents et par grave, on entend au moins 3 000 morts. Je ne vais pas m’étendre sur les raisons de cette crise, je vous invite très fortement, si comme moi avant vous en gardez le souvenir que le « bon camp » à gagner, à aller sur le site de l’association Survie, et même à lire leur livre sur la Côte d’Ivoire1. Vous verrez que la notion de « bon camp » est très rapidement remisée au placard et vous comprendrez aussi les enjeux de cette élection à l’époque.

Si j’évoque cela, c’est pour montrer l’importance qu’ont les élections pour ce pays. Or, les prochaines élections, du Président et de l’Assemblée nationale, sont en 2020. Le pays entier les a en ligne de mire et tout le monde se prépare.

L’une de ces préparations est donc la réforme de la CEI. Lorsque l’on vote en France, on ne se pose pas la question de toute la logistique derrière. On se fait enregistrer à la mairie de notre domicile -gratuitement-, on reçoit sa carte d’électeur, on voit les affiches apparaître devant les bureaux de vote, on se rend à son bureau de vote, des personnes le tiennent, on vote, et le soir même on a les résultats. Tout ce processus est fait sans redouter une seconde qu’il puisse être détourné, on ne questionne jamais les résultats, la confiance règne2. Pourtant, à chacune de ces étapes, les élections peuvent être faussées. Pour illustrations, il y a des communes de Côte d’Ivoire où un candidat a obtenu 100 % des voix, il y en a d’autres où les morts votent et d’autres encore où les vivants ne reçoivent jamais leurs cartes d’électeurs.

Le rôle de la CEI est d’organiser entièrement les élections, cela va du découpage des circonscriptions3, à la gestion des listes électorales, jusqu’à l’organisation des dépouillements. Tout le processus est entre ces mains. Son pouvoir est donc immense. Or, cette CEI a une composition quelque peu suspecte, en effet parmi ses membres on trouve des représentants des partis politiques, au pouvoir comme de l’opposition, et des représentants de deux Ministres, du Président de la République et de l’Assemblée nationale.

Ne nous faisons aucune illusion, les détenteurs du pouvoir s’il leur est possible de conserver pouvoir, le conserveront. Les notions de bien commun, de service public n’animent pas particulièrement les personnes prenant part au jeu politique. Pour la plupart, la politique est plus ou moins une carrière comme une autre.

Une réforme attendue

En 2014, des organisations de défense des droits humains en Côte d’Ivoire ont saisi la Cour Africaine des droits de l’Homme et des Peuples afin qu’elle examine cette CEI au regard des droits humains. En 2016, la Cour rend son arrêt et déclare que la composition de la CEI que nous avons décrite fait que l’État de Côte d’Ivoire viole ses obligations au regard des droits humains.

La Cour considère que les représentants des ministres, du Président de la République et de l’Assemblée nationale devaient être décomptés comme des représentants du parti au pouvoir, ce qui déséquilibre totalement la composition de la CEI en faveur du pouvoir. Ce déséquilibre constitue une violation du droit de chaque citoyen de participer librement à la direction des affaires publiques du pays, du droit à l’égalité devant la loi et de la protection égale de la loi. La Côte d’Ivoire violait ses obligations au regard de ces droits, mais aussi celles de tenir des élections libres et transparentes et d’avoir des organes indépendants organisant ces élections. La Cour ordonne donc à l’État de revoir sa loi sur la CEI.

En janvier 2019, le gouvernement entame alors des consultations sur cette réforme. Des organisations de la société civile sont invitées à participer. Tournons la page4 (TLP), pour qui je travaille, est tirée au sort pour représenter les organisations qui ne font pas partie des plate-formes représentant les autres organisations. En effet, les autres organisations de la société civile travaillant sur les droits humains et la démocratie sont déjà rassemblées dans trois grandes coalitions, qui prennent part en leur nom aux consultations.

Pour assurer que le dernier représentant de la société civile n’est pas au service du parti au pouvoir, il est tiré au sort, ce sera donc Tournons la page.

Banderole du bureau

À ce moment là, à TLP on s’interroge, est-ce une bonne idée d’aller à la table des négociations avec un gouvernement en lequel ils n’ont aucune confiance ? La réponse sera oui, parce qu’il est plus facile de dénoncer le moment venu si l’on a suivi les choses de l’intérieur. Cette position est risquée, la participation peut facilement être prise pour de la collaboration.

Quand j’arrive en Côte d’Ivoire, les consultations ont commencé il a déjà quelque temps et Didier, mon responsable, a déjà participé à plusieurs rencontres. Un soir, durant ma première semaine, il reçoit un appel alors que l’on mange ensemble, après avoir raccroché, il se tourne vers moi et me dit que s’il le voulait le lendemain je pourrais aller dormir à l’hôtel Ivoire, l’emblématique palace de la ville. Dans les quelques semaines que vont encore durer ces négociations, il me fera souvent de telles remarques. Les tentatives de corruption ne sont jamais loin lorsque l’on participe à ce genre de rencontres de « haut niveau ».

Durant mes deux premiers mois ici il va donc plusieurs fois rencontrer les parties prenantes de cette réforme, le gouvernement, les partis d’oppositions et les organisations de la société civile. Je vais même une fois assister à une mâtinée de concertation de la société civile et, une autre fois, à la convocation de la société civile par les partis d’opposition espérant l’avoir de leur côté. Cette convocation ne plaira pas du tout à mon responsable.

Une partie de la société civile, dont fait partie TLP, jusqu’au bout, défendra que les partis politiques doivent être de simples observateurs sans pouvoir et que les décisions doivent être prises par des personnalités de la société civile reconnues dans le domaine. Les partis politiques vont bien sûr défendre l’inverse.

Une réforme comme une bombe à retardement

Début juillet, le gouvernement clos les négociations et fait connaître sa proposition de loi. Sans grande surprise, les partis politiques sont encore représentés et peuvent prendre part aux décisions. La surprise se trouve plus dans la persistance d’un représentant du Président de la République et d’un représentant du Ministre de l’intérieur. Cela va directement à l’encontre de l’arrêt de la Cour africaine qui avait jugé que ces représentants donnaient une représentation plus grande au parti au pouvoir face à ceux de l’opposition et que cela menait à un déséquilibre qui empêchait la CEI de remplir les obligations faites à l’État en matière de droits humains.

Le nombre de représentants de la société civile à certes augmenter, mais il ne permet pas de mettre en minorité les partis politiques. De plus, rien ne dis que les représentants de la société civile présenteront toujours un front uni. Après tout, certaines organisations se sont déjà rangées derrière les propositions du gouvernement.

Début août la proposition de loi a été votée par l’Assemblée nationale et le Sénat. Lorsque la proposition de loi est sortie TLP a tenu une conférence de presse et nous avons travaillé plusieurs jours sur le communiqué1. Pour le vote de la loi TLP a seulement fait un court communiqué, tout était déjà joué.

À aucun moment, les membres de TLP ont vraiment cru que ces discussions aboutiraient à la création d’un organe véritablement indépendant et à même d’organiser des élections libres et transparentes. TLP, comme le reste de la population, s’est donc résigné à devoir faire avec cette commission.

Je n’apprécie que très rarement les commentaires se permettant de qualifier sans nuance une population ou une société entière, je vais cependant me le permettre et dire que la société ivoirienne envisage ces prochaines élections avec anxiété.

Lutter pour quoi ?

Avant de travailler avec TLP, je n’avais jamais vraiment envisagé de travailler à défendre le droit à la démocratie. J’ai moi-même trop de reproches à faire aux démocraties libérales occidentales qui sont censées représenter la fin de l’Histoire. J’espère bien au contraire qu’elles sont des pages de l’Histoire qui ne tarderont pas à évoluer, voire à être tournées.

Pourtant, jamais je ne remettrai en cause le combat mené par TLP. Je ne suis pas certaine que tous les membres de TLP pensent que la démocratie est le meilleur des systèmes politiques, mais c’est celui qui fait consensus et celui qui est peut-être, enfin, atteignable.

Ici, chacun a une histoire à raconter sur la crise de 2010-2011 et beaucoup ont vu la mort de très près. Travailler à des élections apaisées, comme on dit dans le jargon, c’est travailler à créer de la paix. Mais c’est aussi travailler à créer la conscience des raisons de cette crise et la connaissance des droits qui appartiennent à chacun.

Au lieu de se parer d’idéalisme, masquant seulement un défaitisme, autant se battre pour du mieux afin d’avoir le meilleur. Un jour, les droits de tous seront réalisés et respectés.

En attendant, lutter pour voter et voter pour lutter.

1 https://survie.org/pays/cote-d-ivoire/

2Dans ma ville le vote est fait sur une machine, pas par bulletin papier, il m’est arrivé en appuyant sur un bouton pour voter de me demander si mon vote était vraiment enregistré, si ces machines étaient faciles à pirater. A chaque fois j’ai appuyé sur le bouton confirmé en laissant mes doutes derrière moi, consciente de la possibilité, confiante en le système.

3En France c’est le pouvoir exécutif qui en a la charge, pas certain que ce soit la meilleure des choses.

4 http://tournonslapage.com/

1 https://www.afriksoir.net/cote-divoire-la-societe-civile-denonce-un-desequilibre-dans-la-recomposition-de-la-cei/amp/

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