Parti socialiste espagnol et politiques migratoires : externalisation, logiques de marché, et paradigme du « développement sécurisant ».

L’hypocrisie du discours socialiste

Le 28 mai 2019, le ministère des affaires étrangères du gouvernement du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE) de Pedro Sánchez publie enfin le contenu du Plan Afrique III, approuvé en mars dernier après plus d’un an de négociations à huis-clos. 

L’analyse de ce texte, qui présente les futures orientations stratégiques de l’Espagne pour l’Afrique en matière de politique extérieure, permet encore une fois de lever le voile sur l’hypocrisie du discours socio-démocrate européen présenté comme progressiste et respectueux des droits humains. Dans les faits, celui-ci se caractérise, entres autres, par la mise en place de différentes modalités de violence liées aux entraves à la mobilité, sous le prisme d’un racisme économique néolibéral[1]au profit des logiques du marché mondialisé. 

Un bref retour sur l’historique des politiques migratoires espagnoles et européennes permet de constater cette tendance récurrente des gouvernements socialistes à entériner des politiques migratoires répressives et à créer des mécanismes durables et institutionnalisés de contrôle sélectif de la mobilité et de sécurisation des frontières. 

Par exemple, c’est le gouvernement socialiste de Felipe González qui institutionnalisera la privation de liberté sans contrôle judiciaire pour les étrange.re.s en situation irrégulière, permettant ainsi l’enfermement des étrangers en instance d’expulsion dans des Centres d’Internement pour Étrange.re.s (CIE). Rappelons qu’en France, de la même manière, les Centres de Rétention Administratifs (CRA) seront légalisés en octobre 1981, juste après l’élection de François Mitterrand. 

Ainsi, les successifs Plans Afrique I, II et III, présentés comme des instruments de coopération pour le développement, ne sont rien d’autre que l’expression la plus insidieuse et aboutie des intérêts néocoloniaux de l’Espagne en Afrique, matérialisée par une symbiose entre politiques migratoires, sécuritaires et de coopération pour asseoir les intérêts économiques et géopolitiques de l’Etat espagnol sur le continent. 

L’Espagne en Afrique : Qui envahit qui ?[2]

L’émergence d’un premier Plan Afrique trouve ses racines dans ce qui sera appelé la crise des pirogues (Crisis de los cayucos), quand, dans le courant de l’année 2006, près de 40.000 personnes sont arrivées sur les côtes des iles Canaries à bord d’embarcations en provenance principalement du Sénégal et de la Mauritanie (situation qui sera également à l’origine du premier déploiement maritime de l’agence Européenne FRONTEX : l’opération Hera et de l’expansion du Système Intégré de Vigilance Électronique). 

Stopper« l’immigration illégale » par le « développement » des pays d’origine et de transit devient alors l’excuse parfaite pour intensifier la projection diplomatique, économique et militaire espagnole sur le continent africain, tout en renforçant les instruments de contrôle migratoire en amont et aux portes des frontières de l’espace Schengen. Le Plan Afrique propose aussi la formalisation d’un réseau d’Accords de Coopération Migratoire et de Réadmission, pour permettre le rapatriement immédiat des personnes qui arriveraient sur les côtes espagnoles[3]

Les résultats de ce premier plan Afrique, matérialisés notamment par la fermeture de la route migratoire Sénégal-Canaries, sont perçus comme une véritable réussite, à tel point que le gouvernement socialiste de José Luis Rodriguez Zapatero renouvelle le pari en 2009. 

Le Plan Afrique II s’articule alors autour de 6 objectifs principaux, parmi lesquels l’intensification des relations commerciales et d’investissement entre l’Espagne et l’Afrique, le développement économique africain et la consolidation de la collaboration en matière migratoire. Le deuxième plan mise sur l’approfondissement des orientations du plan précédent, et insiste sur le renforcement des capacités de Frontex et le suivi de l’application des accords de réadmission existants, en envisageant la possibilité de conclure de nouveaux accords avec d’autres pays africains. 

Le Plan Afrique III  : L’Espagne en meneuse d’une « nouvelle » approche de l’UE en Afrique ?


Une augmentation significative des arrivées à la frontière sud espagnole couplée à l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement socialiste en 2018… Tous les ingrédients étaient apparemment réunis pour que l’histoire se répète…  Bingo : en mars 2019 était approuvé le Plan Afrique III intitulé Espagne-Afrique : défi et opportunité. 

Sans grande surprise, ce qui nous est présenté comme une nouvelle approche pour l’Afrique n’est que la reformulation de vieilles recettes de coopération inégale, de pillage des ressources et de renforcement de la coopération militaire et institutionnelle pour freiner les parcours migratoires vers l’Europe. 

Mais que vient faire Madrid à des milliers de kilomètres de ses frontières, au beau milieu de l’Afrique Subsaharienne ? Ne pouvant même pas prétendre réparer les tords de l’époque coloniale comme elle a pu le faire en Amérique Latine, l’ingérence de l’Espagne semble couler de source dès les premières pages. En s’autoproclamant « leader » du rapprochement entre l’Union Européenne et l’Afrique, elle conçoit cette dernière comme le terrain sur lequel se jouent ses intérêts nationaux immédiats et ce plan comme un des moyen de les assurer. 

« Il est temps de saisir l’opportunité que représente l’Afrique, et de donner à l’Espagne un rôle de protagoniste dans le futur du continent ».

Ce nouveau plan pour l’Afrique s’articule autour de 4 objectifs stratégiques : 

  • La paix et la sécurité, qui justifient un déploiement militaire toujours plus important pour contenir les conflits existants et soutenir les pays identifiés comme des « ancres » de stabilité (Nigeria, Afrique du Sud et Ethiopie) afin qu’ils puissent absorber et fixer les migrations intrarégionales et empêcher les « flux incontrôlés » vers l’Europe. 

On ne saurait oublier de souligner que la mise en œuvre de ce prétendu maintien de la paix profite surtout à l’industrie de la guerre : ce sont des contrats aux multiples zéros qui promettent encore de beaux jours aux géants de la sécurité et des armes. 

En confondant migrations, mafias, narcotrafic et terrorisme, la rhétorique employée représente une stratégie efficace pour criminaliser les migrant.e.s indésirables (globalement les non riches et non qualifié.e.s, qui ne présentent aucun intérêt pour les économies du nord…). 

  • La croissance économique et le développement durable . Les Objectifs de Développement Durable des Nations Unies pour 2030 (ODD) servent d’écran de fumée au PSOE pour justifier le besoin de croissance économique, celui-ci même assumé dans le but d’éviter que les africain.e.s se voient forcé.e.s à partir par manque de perspectives économiques. Le plan prétend aussi encourager les retours volontaires et les « remesas[4] » comme facteur de développement et utiliser les microcrédits pour aborder la problématique des mineur.e.s non accompagné.e.s… 

L’Afrique est présentée comme une terre d’opportunités pour les investissements du secteur privé espagnol, notamment pour l’expansion des secteurs de la pêche et de l’agroalimentaire dont on connait bien les effets dévastateurs sur les économies locales.[5]

Parmi les pays identifiés comme prioritaires, au-delà de leur intérêt déjà mentionné sur le plan politique, le potentiel que renferment les découvertes de nouvelles ressources naturelles laisse présager le développement de nouveaux méga-projets, synonymes de phénomènes bien connus d’exploitation et d’appropriation des ressources naturelles.

Finalement, il est intéressant de voir que les villes autonomes de Ceuta et Melilla sont présentées comme des enclaves où l’activité institutionnelle et économique est grandissante et qui ont vocation à devenir des véritables plateformes internationales de lancement vers le continent européen.  C’est le cas de nombreuses zones frontalières dans le monde,  où les biens et capitaux circulent librement, mais qui sont en même temps des lieux  d’enfermement, d’exploitation et de violation des droit des personnes jugées non-désirables.[6]

Dans le cas concret des enclaves espagnoles en territoire marocain, les demandeurs d’asile sont privés de leur liberté de circuler, ce qui n’est pas le cas sur la péninsule. 

  •  Le renforcement des institutions : La projection culturelle et la présence diplomatique espagnole s’attachent à promouvoir une politique éducative de prévention de la radicalisation, la présence d’antennes ministérielles (intérieur, défense, migrations), ainsi que la création de centre d’intelligence des forces armées, l’Espagne s’infiltre dans les prises de décision locales sous un prisme sécuritaire.
  •   Une mobilité ordonnée, sûre et régulière. Ce dernier volet du plan, explicitement dédié à la politique migratoire, se structure sans surprise autour de la coopération avec les pays d’origine et de transit. Celle-ci passe par le renforcement des capacités militaires et policières des pays alliés pour lutter contre l’immigration « illégale », le renforcement des contrôles aux frontières extérieures de l’espace Schengen et l’intensification des retours et des rapatriements. 

Les ambassades et autres représentations diplomatiques sont désignées comme les exécuteurs des instruments de contrôle migratoire des différents ministères, avec le soutien direct de l’Agence Espagnole de Coopération et Développement qui exécute divers projets liés au contrôle migratoire dans le cadre d’instruments financiers européens (Fond Fiduciaire d’Urgence pour l’Afrique) ou nationaux (Fondation Internationale Ibéroaméricaine d’Administration et Politiques Publiques).  

Les voies légales de la migration existent de manière résiduelle, lorsqu’elles répondent aux besoins du marché espagnol[7].

Ainsi, ces 4 objectifs reflètent finalement tous l’omniprésence de l’intérêt économique et de la logique répressive qui guident l’action de l’Espagne en Afrique, parfaitement résumée par le concept de « binôme sécurité /développement », pierre angulaire de la projection espagnole en Afrique. 

 « Ni ouvrier, ni socialiste » 


Les successifs gouvernements du PSOE, qui pour certain.e.s devrait être rebaptisé le PE, au moins en matière de politiques migratoires, n’ont souvent fait que renforcer le volet répressif envers les personnes migrantes, entérinant les entraves à la liberté de circulation tout en déguisant leurs mesures derrière un discours plus difficilement critiquable, en apparence progressiste et respectueux des droits humains. 

Pour ne pas déroger à la règle, le gouvernement de Pedro Sánchez a multiplié les gestes pour brouiller les pistes, en accueillant l’Aquarius ou en annonçant le retrait des lames tranchantes sur les barrières frontalières de Ceuta et Melilla (qui, rappelons-le avaient été mises en place par le gouvernement socialiste de Zapatero) tout en renforçant les pratiques d’enfermement et d’expulsions systématiques des étranger.e.s et la coopération avec le Maroc et d’autres pays d’Afrique pour freiner les arrivées. 

Les membres de la société civile mobilisé.e.s pour les droits des personnes migrantes, s’attendent à des années difficiles.  Il leur faudra être attentif au moindre détail, déceler les concepts qui ne disent pas leur nom, et trouver des moyens de dénoncer le cœur de ce projet politique, qui utilise la coopération et le « développement » au service du contrôle migratoire et de son externalisation. 

Quant au socialisme espagnol, si il continue à se vendre aux logiques de marché et à céder aux pressions des différents groupes de la droite, il finira sûrement comme en France, par perdre le peu de crédibilité qu’il lui reste… 


[1]Concept désignant le fonctionnement de l’actuel système économique mondial, basé sur l’exclusion et l’exploitation des couches les plus pauvres, marginalisées et non-blanches. Tiré de la thèse de Christian Orgaz “Emergencia del dispositivo deportador en Europa y su generalización en el caso español: representaciones y prácticas en torno a los Centros de Internamiento para Extranjeros (CIE) », 2018 

[2]Lire “¿Quién invade a quién? El Plan África y la inmigración”, Eduardo Romero, 2006

[3]Ces accords étaient destinés aux pays d’Afrique subsaharienne dits « prioritaires » : Sénégal, Mali, Nigeria, Ghana, Cameroun, Niger, Cote d’Ivoire, Cap Vert, Guinée-Bissau, Guinée-Conakry et Gambie.

[4]Transferts d’argents des personnes migrantes vers leurs pays d’origine. 

[5]Lire « L’Afrique, dépouillée de ses poissons », Kyle G Brown, Le Monde Diplomatique, Mai 2018 (p.14-15) https://www.monde-diplomatique.fr/2018/05/BROWN/58632

[6]Lire « Villes fontières, « non lieux » pour les personnes, enclaves parfaites pour le capital » Beatriz Plaza Escrivá, FalMag Hors-Série 2018. Article original en espagnol : http://www.revistapueblos.org/?fbclid=IwAR230qu1S6WcUpbM7XwdtUCbAPEG_5baDfi2xIHXYeTzvcoqDEWXU3aAOFM

[7]268 contrats pour les ouvrières saisonnières marocaines pour la récolte de fraises en 2019 https://www.huffpostmaghreb.com/entry/espagne-268-contrats-pour-les-ouvrieres-saisonnieres-marocaines-pour-la-recolte-des-fraises_mg_5d00d4fee4b0e7e781702335?utm_hp_ref=mg-maroc


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