Pourquoi faut-il se soucier du droit des étrangers à Palerme ?

En 2015, plus d’un million de personnes sont arrivées sur les côtes européennes. La majorité étant des demandeurs d’asiles fuyant la Syrie  (46,7%), l’Afghanistan (20,9%), l’Irak (9,4%) ou encore l’Érythrée (3,4%)[1]. 3 771 personnes sont décédées ou ont été portées disparues en Méditerranée cette même année.

Les îles grecques de Lesbos, Samo, Kos et Chios, ainsi que les côtes italiennes, sont parmi les premiers points d’arrivée des migrants qui cherchent à atteindre l’UE.

L’approche hotspot de l’Union européenne

L’approche « hotspot » menée par l’Union européenne (UE) a été développée dans l’Agenda européen sur les migrations de la Commission européenne, en réponse à ce que l’on commençait à appeler la « crise migratoire » ou la « crise des réfugiés ». Cette approche est généralement définie comme apportant des « solutions opérationnelles pour des situations d’urgence »[2], facilitant la procédure de demande d’asile et la mise en œuvre des expulsions. À travers la coopération du Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO), de Frontex, d’Europol et Eurojust[3]. En réalité, les dirigeants européens ont fermé leurs frontières et négligé les mesures de protection et sauvetage des personnes en migration. Selon la société civile euro-africaine, « l’objectif de l’UE est de réduire les migrations vers l’Europe grâce au renforcement des contrôles et à la collaboration des pays d’origine et de transit »[4].
Depuis le renforcement des contrôles en mer Égée et l’arrangement UE-Turquie en 2016, le passage par la Méditerranée centrale a été largement ré-investi. L’UE, sur proposition de l’Italie, a lancé un nouveau cadre de partenariat en juin 2016, les Migration Compacts, avec les pays africains de départ et transit, sur le modèle du pacte avec la Turquie[5].
Dans ce contexte, les autorités italiennes -soutenues par l’UE- ont mis en œuvre l’approche « hotspot » via l’acheminement des migrants dans certains ports. Jusqu’au 13 mars 2018, cinq « hotspots » étaient opérationnels en Italie : Lampedusa, Pozallo, Trapani, Taranto et Messina. Ce dernier existe depuis septembre 2017, avec une capacité de 250 places[9]. En novembre 2017, la totalité de ces « hotspots » regroupaient 624 personnes, dont 574 en Sicile et 50 à Taranto[10]. Le « hotspot » de Lampedusa a été fermé temporairement début mars 2018. Dans ces lieux de confinement, il s’agit de procéder à la pré-identification, l’enregistrement, et la prise d’empreintes des personnes en migration.

Cependant, de nombreux acteurs de la société civile ont révélé que ces « hotspots » étaient devenus des lieux coercitifs  (confinement et prise d’empreintes, y compris par la force), en dehors de tout cadre légal.

La question migratoire en Italie

La législation italienne en matière d’immigration et d’asile s’est également durcie. En février 2017, le gouvernement a adopté le décret Minniti sur les « mesures urgentes pour accélérer les procédures de protection internationale et combattre l’immigration inégale »[11]. Le décret vise à modifier la procédure d’examen des demandes d’asile, affaiblit le droit à la défense (entretien des demandeurs par visioconférence, un seul degré de juridiction) et renforce le système de détention administrative (augmentation du nombre de centres permanents pour les rapatriements CPR[12], extension de la durée maximale de rétention pour les anciens détenus étrangers, nouveaux motifs de rétention).
Les élections législatives du 4 mars 2018 ont également révélé un climat de tension et de défiance envers les étrangers. Elles n’ont par ailleurs permis d’aboutir à aucune majorité gouvernementale. Le Mouvement 5 Stelle (M5S) est arrivé en tête, mais a été devancé par une Coalition de centre droit qui comprend le parti d’extrême-droite Lega Nord, et Forza Italia. Le Parti démocrate du Président du Conseil sortant Paolo Gentiloni a observé un recul conséquent et le chef du parti Matteo Renzi a démissionné de son poste[13]. La rhétorique anti-immigration de l’extrême-droite est très forte dans le pays. Matteo Salvini, le leader de la Lega Nord, est progressivement passé à un discours anti-Européen et anti-immigration, et a fait de ce parti le parti le plus nationaliste en Italie, en établissant des partenariats électoraux avec des organisations d’extrême-droite comme Forza Nuova (FN) ou Casapound (CP), qui commencent à obtenir quelques succès au niveau local[14].

La société civile en Italie et à Palerme

Début mars, une délégation d’activistes de la Coalizione Italiana Libertà e Diritti Civili (CILD), Asgi et IndieWatch s’est rendue à Lampedusa pour collecter des informations sur les conditions de vie des migrants dans le camps. Au vu des conditions déplorables et des violations des droits humains dans le hotspot, les associations ont interpellé les autorités italiennes et/ou indépendantes (préfet de police d’Agrigento, ainsi que le Garant national des personnes détenues ou privées de liberté[15]). Quelques jours plus tard, le ministère de l’intérieur italien a annoncé la fermeture temporaire du centre pour travaux[16]. Environ 180 personnes détenues dans le centre doivent être transférées dans d’autres « hotspots » en Italie.


Palerme est souvent considérée comme la capitale de l’accueil de migrants. Des organisations siciliennes ont appelé à l’ouverture d’une Cour permanente des peuples pour enquêter sur les violations et crimes du gouvernement italien à l’encontre des personnes en migration. L’Italie est impliquée de par les récentes politiques basées sur des accords avec les pays d’où proviennent et/ou transitent les migrants, sur le modèle des politiques migratoires de l’Union européenne[17]. Des centres ont également été ouverts en périphérie des villes, loin du droit, rendant les migrants invisibles, estime Alberto Biondo, représentant de Borderline Sicile (CAS: Centri di Accoglienza Straordinaria, Centres d’accueil extraordinaires)[18].
A Palerme, une nouvelle forme de dérive a été dénoncée, celle de centres ou équipes mobiles, en dehors des traditionnels « hotspots ». Que ce soit dans les premiers ou dans les seconds, de nombreuses organisations ont dénoncé les conditions d’enfermement, l’absence de cadre légal, le caractère arbitraire de la détention et du tri effectué, l’accès très limité, voire inexistant, à une assistance juridique et à l’interprétariat, et les obstacles à l’exercice du droit d’asile, notamment auprès de la Cour européenne des droits de l’Homme[19].
C’est dans ce cadre que s’inscrit ma mission. Il est crucial de se rendre sur place -à la manière des activistes qui se sont rendus à Lampedusa et ont obtenu la fermeture temporaire du camp- afin d’identifier et de dénoncer les violations des droits humains des migrants qui sont détenus dans les « hotspots », qu’ils soient fixes ou mobiles. Il est à craindre que la mise en place de camps « mobiles », hors des frontières terrestres, conduise à davantage de violations des droits des migrants, à un accès dérisoire, voire inexistant, à une assistance juridique, et à des conditions de vie déplorables. La société civile doit disposer d’un droit de regard sur les activités de l’UE, notamment de l’agence européenne Frontex, et des autorités italiennes. Il est nécessaire de documenter ces agissements et leurs conséquences, ce qui constituera une partie de ma mission. Parallèlement, il s’agira d’atténuer le climat de tension et de défiance qui s’est installé en Italie et notamment dans les environs des « hotspots ». En ce sens, le Festival des cultures méditerranéennes Sabir, pour sa quatrième édition, se tiendra à Palerme en octobre 2018. Une initiative citoyenne qui vise à montrer et renforcer la solidarité entre les populations et les sociétés civiles des deux côtés de la Méditerranée.
[1]   UNHCR, « Nationality of arrivals to Greece, Italy and Spain. January 2015 – March 2016 »
[2]   Claire Rodier, « Le faux semblant des hotspots », La Revue des droits de l’homme, 13|2017, 8 novembre 2017, http://journals.openedition.org/revdh/3375
[3]   « European Agenda on Migration », European Commission, https://ec.europa.eu/home-affairs/what-we-do/policies/european-agenda-migration_en
[4]   « Coopération UE-Afrique sur les migrations. Chronique d’un chantage », Rapport d’investigation La Cimade, Loujna Tounkaranké, Migreurop, Migreurop, 14 décembre 2017, http://www.migreurop.org/article2849.html
[5]   « Les étapes du processus d’externalisation du contrôle des frontières en Afrique, du Sommet de la Valette à aujourd’hui », Document d’analyse de l’Arci – Juin 2016, Migreurop, 4 juillet 2016, http://www.migreurop.org/article2712.html
[6]   UNHCR, « Mediterranean Situation », Portail opérationnel, http://data2.unhcr.org/fr/situations/mediterranean
[7]   ‘Frontex launching new operation in Central Med’, Frontex, 31 January 2018, http://bit.ly/2nxJ4md
[8]   “In new EU sea mission, ships not obliged to bring migrants to Italy”, Reuters, 1 February 2018, https://www.reuters.com/article/us-europe-migrants-italy/in-new-eu-sea-mission-ships-not-obliged-to-bring-migrants-to-italy-idUSKBN1FL62M
[9]   European Commission, “Progress report on the European Agenda on Migration”, COM(2017) 669, 15 November 2017, 8.
[10] Ministry of Interior, “Statistics”, 24 November 2017
[11] “Decreto Minniti-Orlando: prime reflessioni interpretative dopo l’entrata in vigore”, ASGI, 30 giugno 2017, https://www.asgi.it/allontamento-espulsione/decreto-minniti-orlando-prime-riflessioni-interpretative-entrata-vigore/
[12] Le gouvernement va créer une vingtaine de « centres permanents de rapatriement », avec une capacité totale de 1 600 places, où les déboutés ayant épuisé leur recours seront conduits en attendant une reconnaissance de leur pays d’origine, dans “Decreto Minniti: oggi la fiduzia al Senato sul DL Immigrazione”, Diritto, 28 marzo 2017,  https://www.diritto.it/decreto-minniti-orlando-oggi-la-fiducia-al-senato-sul-dl-immigrazione/
[13] « Au lendemain des législatives, l’Italie plongée dans l’incertitude », Le Monde, 5 mars 2018, http://www.lemonde.fr/europe/article/2018/03/05/au-lendemain-des-legislatives-en-italie-les-tractations-politiques-s-annoncent-longues_5265974_3214.html
[14] Federico Quadrelli, « The anti-immigrant rhetoric of the far-right movements in Italy and its consequences », Dpart, 14 mars 2018, http://situationroom.dpart.org/index.php/blog/16-articles/italy/36-italy-s-far-right
[15] C’est un mécanisme national de prévention de la torture et des traitements ou peines cruelles, inhumaines ou dégradantes, dans « Nell’Hotspot di Lampedusa condizioni disumane e violazioni dei diritti umani », CILD, 9 marzo 2018, https://cild.eu/blog/2018/03/09/nellhotspot-di-lampedusa-condizioni-disumane-e-violazioni-dei-diritti-umani/
[16] « L’hotspot di Lampedusa va svuotato e chiuso subito », ASGI, 19 marzo 2018, https://www.asgi.it/asilo-e-protezione-internazionale/lhotspot-lampedusa-va-svuotato-chiuso-subito/
[17] « Peoples’ Court To Be Held in Palermo. The Accusation: Crimes Against Migrants By the Italian Government and the EU”, Borderline Sicilia, 13 November 2017, https://www.borderlinesicilia.org/en/il-tribunale-dei-popoli-convocato-a-palermo-sulle-responsabilita-nei-crimini-commessi-contro-il-popolo-migrante-da-governo-italiano-e-ue/
[18] « Reception system, the new CAS* scattered between hills and mountains of the province. “Migrants increasingly lonely and isolated: this way they can be blackmailed””, Borderline Sicilia, 4 November 2017, https://www.borderlinesicilia.org/en/accoglienza-i-nuovi-cas-tra-colli-e-monti-della-provincia-migranti-sempre-piu-soli-e-isolati-cosi-sono-ricattabili/
[19] « La Cour européenne des droits de l’homme va juger les conditions de détention dans les hotspots grecs », GISTI, 27 septembre 2017, http://www.gisti.org/spip.php?article5739