Cirque du Silos : une journée de contre-récit pour raconter un lieu qui était aussi Alegría

Le 21 juin 2024, à Trieste, ville située à la frontière italo-slovène et depuis longtemps carrefour migratoire d’une importance fondamentale, le Silos, une structure adjacente à la gare centrale qui a représenté pendant des années un refuge spontané pour les personnes exilées arrivées par la route des Balkans, a été évacué.

Cette année, le Cirque du Soleil s’est installé dans les locaux du Silos, à l’invitation du Teatro Stabile Rossetti, de la municipalité de Trieste et de Coop Alleanza 3.0, l’actuel gestionnaire du site. La compagnie de cirque a présenté le spectacle Alegría – In a New Light, du 13 juin au 13 juillet.

Figure 1: Le Silos évacué, désormais entouré de grilles métalliques et d’affiches municipales.

«Avec cette opération, nous avons également voulu envoyer un signal. Le Silos a représenté un chapitre douloureux pour la ville ; nous voulons maintenant lui donner un nouveau profil, en démontrant par des actes, et non seulement par des mots, que nous sommes proches de notre base sociale et des communautés dans lesquelles nous opérons ».

C’est ce qu’avait déclaré en novembre 2024 Milva Carletti, directrice générale de Coop Alleanza 3.0.

C’est avec cette rhétorique que l’arrivée du Cirque du Soleil à Trieste a été annoncée. Un récit erroné et partial, qui a raconté un « chapitre douloureux », un « lieu de dégradation » où ramener Alegría[1], une « histoire à oublier ». C’est ainsi qu’a été décrit un bâtiment qui, pendant des années, a servi de refuge à des centaines de personnes en transit ou demandant l’asile à Trieste. Un lieu construit par celles et ceux qui en avaient besoin, conséquence de l’inefficacité du système d’accueil et d’asile italien, offrant un abri à celles et ceux qui étaient – et sont toujours – confiné·e·s dans une situation d’attente et d’incertitude permanente.

En réaction à ce récit partial, dans les mois qui ont précédé l’arrivée du Cirque du Soleil, un groupe important de citoyen·ne·s, d’activistes et de sympathisant·e·s a décidé d’écrire une lettre ouverte au Cirque pour raconter une autre histoire sur le lieu où il allait s’installer pendant un mois, conscient·e·s du fait que les artistes ne pouvaient pas en être informé·e·s..

Parce que le Silos de Trieste, malgré les difficultés et la précarité, n’a pas été seulement un lieu de misère et de dégradation. Il a été un espace de rencontre et d’échange, une “maison brisée” (khandwala en pachto), où cuisiner, dormir, jouer au cricket, faire la fête, apprendre l’italien – un refuge face aux violences des frontières européennes, un acte de réappropriation de l’espace par des personnes qui, bien que freinées par un système excluant, ont su créer une alternative. Dans une autre lettre, envoyée directement aux artistes, on peut lire :

Photo/illustration 2: Photographies de la vie et des événements à l’intérieur du Silos avant l’expulsion.

« Now, let’s bring you in. Close your eyes and picture a large, empty space. Imagine countless tents on the ground, furniture scattered around, strings hanging between the arches to dry clothes. […] From the end of 2023, that intention was soon supported: solidarians began entering the Silos with speakers and board games. […] A banner outside read “Khandwala welcomes Trieste. From abandoned to welcoming places” […] Some cooked rice for 400 people […]. From that party, Silos constantly took new forms. […] At sunset, musicians used to sing traditional resistance songs. […] One night, even a fire breather came to perform his magic tricks ».

Après l’expulsion du 21 juin 2024, on a peu parlé de cet espace. Aucune alternative n’a été proposée et les demandes des militant·e·s et des personnes solidaires sont restées sans réponse. L’expulsion n’a pas été une solution, mais seulement une nouvelle violence à la frontière, un acte d’éviction et d’exclusion visant à briser les réseaux de solidarité et à rendre les personnes migrantes encore plus invisibles.

Figure 3: Les bâtiments du vieux port, occupés après l’expulsion du Silos, représentent la nouvelle Khandwala la nouvelle maison brisée habitée par plus d’une centaine de personnes en mouvement et de demandeur·se·s d’asile.

Aujourd’hui, à Trieste, il existe d’autres Silos. Le besoin des demandeurs d’asile et des personnes exilées d’avoir un endroit où vivre a poussé les gens à occuper les entrepôts de Porto Vecchio, des structures adjacentes à celles du Silos.

Ces nouvelles versions de Khandwala sont cependant plus problématiques et moins communautaires, car elles n’ont pas réussi à recréer cette atmosphère de partage et de fête qui régnait parfois dans le Silos, ce sentiment d’appartenance né chez les différents acteurs et actrices qui, pour diverses raisons, l’ont fréquenté au fil des ans.

Pour toutes ces raisons, afin de raconter une histoire différente, il a été décidé d’organiser une journée de fête et de mémoire – le 21 juin 2025, un an après l’expulsion – sur la Piazza della Libertà, lieu central de la vie migratoire à Trieste, à quelques centaines de mètres du Silos, du Grand Chapiteau du Cirque du Soleil et des entrepôts du Porto Vecchio.

L’intention était de se souvenir de ce qu’était le Silos et de le faire revivre pendant une journée dans un espace public de la ville.

Dans la lettre ouverte, qui a recueilli près de 1 500 signatures en quelques jours, était exprimé le souhait d’une prise de conscience collective sur l’histoire du Silos et était lancé un appel direct au Cirque du Soleil : sortir du chapiteau, à la disposition de tous et toutes, cette alegría (« joie ») promise par leur spectacle.

L’invitation est restée sans réponse de la part des institutions et du cirque, mais l’organisation de la journée s’est poursuivie avec des appels à candidatures ouverts aux artistes locaux de Trieste pour créer un Cirque du Silos pendant la journée du 21. L’organisation a impliqué les citoyen·ne·s solidaires, des militant·e·s à titre personnel, des bénévoles, des personnes en exil, des partis politiques et des associations locales.

Cirque du Silos : la journée du 21 juin

Le 21 juin, de nombreuses personnes sont passées par la Piazza della Libertà. L’objectif d’atteindre un large public qui ne soit pas directement impliqué dans la vie migratoire et solidaire n’a été que partiellement atteint, mais pendant une journée la Piazza della Libertà a retrouvé la joie qui régnait dans le Silos.

Sans rhétorique, en toute conscience, citoyen·ne·s, militant·e·s et demandeur·se·s d’asile ont partagé une journée de musique, de théâtre, de discussions et de souvenirs. Le matin, plusieurs interventions ont été réalisées par des personnes qui, pour différentes raisons, ont été en contact avec la réalité du Silos, en essayant de réfléchir à une série de questions qui sont aujourd’hui plus que jamais urgentes et d’actualité, non seulement pour Trieste mais aussi pour le système national d’accueil. Après un déjeuner partagé, une série d’ateliers artistiques, de performances et d’exercices théâtraux ont été organisés, auxquels les participant·e·s ont pris part tout au long de l’après-midi. La journée s’est ensuite terminée par la distribution habituelle du dîner sur la Piazza della Libertà. Mais pendant une journée, l’atmosphère qui régnait pendant la distribution était caractérisée par l’énergie qui a animé tout l’événement, avec des danses collectives au centre de la place.

Toute la journée s’est articulée autour d’une question simple et urgente, qui contraste avec le discours des institutions et des médias sur l’arrivée du Cirque du Soleil : pourquoi les personnes qui ont habité pendant des années le Silos ont-elles été exclues de l’Alegría promise par la mairie, Rossetti, Coop et le Cirque ?

Le projet du Cirque s’inscrit dans une perspective désormais dominante dans de nombreuses villes italiennes (et ailleurs) : une requalification urbaine orientée vers la mise en tourisme, qui efface délibérément les traces jugées indésirables.

Avec un prix moyen de 80 euros par billet, le spectacle est resté inaccessible à celles et ceux qui, selon la rhétorique institutionnelle, auraient vécu dans cette « dégradation » tant dénoncée.

Le projet de réaménagement ne part pas du terrain, il ne répond pas aux besoins des personnes qui ont habité cet espace. La volonté est de créer une vitrine exclusive, alors qu’à Trieste – et ailleurs – des centaines de Silos continuent d’exister, tout comme des centaines d’expulsions qui n’apportent aucune solution si ce n’est une précarité accrue.

Dans la lettre aux artistes, deux des jeunes impliqués dans l’organisation ont tenté de décrire le spectacle du Silos. Conscients de l’extrême précarité du lieu, participant à sa beauté. Une beauté qui s’est retrouvée le 21 sur la place de la Liberté, lors d’une journée qui a laissé tout le monde satisfait et comblé d’une énergie qui s’est créée spontanément autour de l’échange, de l’art, des récits.

Je termine le récit de cette journée de « joie et révolution » (du nom du groupe organisateur) par les mots que l’on peut lire dans la lettre aux artistes citée précédemment :

«We’re not here to offer answers or dictate your actions. We believe artists are not inherently problem-solvers, nor should they be. We are here to share and reflect. Because before any show arrived, an art already existed here – performed daily in acts of resistance, gestures of survival, and stories shared despite the violence endured. This art wasn’t official or remembered, but it was real».

Un spectacle existait déjà. Un spectacle de résistance, de survie, d’histoires entremêlées, d’actes de soin et de partage. Un spectacle que l’on tente continuellement d’éradiquer, d’étouffer, de rendre invisible. Conscient·e·s de la précarité de ces solutions, de la nécessité de travailler sur un système d’accueil plus efficace et non objectivant, il est nécessaire de préserver la mémoire de lieux et de réalités tels que celui du Silos, en luttant pour le droit des personnes à revendiquer un espace, un lieu à habiter et à vivre comme leur appartenant.

«We are here to share possibilities, meanings, myths, joy. We need to return Silos its lost Alegrìa (“joy”). We hope to welcome you as guests in this construction of new worlds».

Figure 4: l’un des ateliers artistico-théâtraux organisés au cours de la journée.

[1] Alegría signifie “joie” et c’est le nom du spectacle du Cirque du Soleil.