Transition énergétique en Tunisie : Quelles conditions pour une transition juste ?

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Alors que la COP27 vient de s’achever, les enjeux de la transition énergétique dans les pays en développement, et notamment en Tunisie, sont sous les projecteurs. L’Observatoire Tunisien de l’Economie a organisé, le 9 novembre dernier, une rencontre débat pour encourager les discussions de la société civile autour de ces thématiques et questionner les impacts des stratégies de transition sur les droits humains. Retour sur cet évènement qui mêle transition énergétique et justice sociale.

“COP 27 : une édition décevante et sans ambition” titre Franceinfo [1] le 20 novembre, jour de fin de la conférence. Débutée le 6 novembre à Charm el-Cheikh en Egypte, la COP 27, qui a réuni la quasi-totalité des pays de la planète s’est conclue par l’absence d’engagements supplémentaires voire un recul par rapport à ceux décidés à Glasgow l’an dernier. Un texte de compromis a tout de même été adopté in extremis, actant la création d’un fonds financier pour aider les pays pauvres affectés par le changement climatique. Ces pays sont souvent les plus exposés aux conséquences du réchauffement climatique alors qu’ils sont peu responsables de celui-ci. Ils demandent depuis longtemps le financement des pertes et dommages qu’ils subissent.

Parmi eux, la Tunisie, qui ne participe aux émissions de gaz à effet de serre mondiales qu’à hauteur de 0,07%[2].

Source : http://www.economie-tunisie.org/fr/TRANSITION-ENERGETIQUE_injuste

Celle-ci a pourtant signé les accords de Paris, l’engageant à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 41% par rapport aux niveaux de 2010, d’ici 2030. Respecter cet engagement pourrait néanmoins l’aider à réduire son déficit énergétique qui continue de se creuser, étant passé de 15% en 2010 à 50% en 2018[3].

En effet, l’accès à l’électricité s’est étendu en Tunisie mais celle-ci provient à 97% des énergies fossiles. Or, la production nationale de ces dernières n’a cessé de diminuer tandis que la demande d’électricité a fortement augmenté ces dernières années. Cela accentue le déficit énergétique et entraîne une augmentation des prix de l’électricité, ce qui la rend moins accessible et alimente les inégalités socio-économiques.

Force est de constater que cette transition énergétique soulève la question de la justice sociale. Mais qu’est-ce qu’une “transition juste” ? “Ce concept préconise une transition équitable vers une économie écologiquement durable, équitable et juste pour tous ses membres. Il soutient que transformer la façon dont nous utilisons et pensons l’énergie exige des transformations profondes dans chaque secteur, et que la transition énergétique doit être mise en œuvre avec précaution afin de ne pas reproduire ni creuser les inégalités existantes.” indiquent Chafik Ben Rouine, président de l’OTE et Flavie Roche dans leur rapport du 31 mars 2022[4]. Il est nécessaire d’intégrer des objectifs à la fois sociaux et environnementaux dans les politiques climatiques pour assurer une véritable démocratie et souveraineté énergétiques. Or, il n’y a pas de débats en Tunisie autour de la justice de cette transition, alors que les questions du contrôle démocratique des ressources naturelles, de la privatisation du secteur énergétique, et de la dépendance de la Tunisie aux investissements étrangers sont déterminantes pour l’avenir du pays. 

Les énergies renouvelables en Tunisie

Pour remplir ses engagements vis-à-vis de l’accord de Paris, la Tunisie cherche à diversifier son mix énergétique, notamment par le biais des énergies renouvelables. Plusieurs lois ont donc été mises en place, notamment en 2015.

Le plan solaire tunisien, lancé en 2015, a pour objectif de faire passer le ratio d’électricité produite par les énergies renouvelables de 3% en 2016 à 30% en 2030. Pour accélérer la mise en œuvre de projets d’énergie renouvelable, des partenariats publicprivé sont encouragés car les ressources étatiques sont insuffisantes pour les financer. Mais cela implique une privatisation des profits, alors que les pertes ont des impacts sociaux directs sur la population. Le plan nécessite 8 milliards de dollars d’investissement. Les besoins de financement concernent principalement l’importation de connaissances et d’expertise, ce qui ne fait qu’accroître la dépendance de la Tunisie et sa dette externe. Chafik Ben Rouine et Flavie Roche soulignent le manque d’efforts du gouvernement tunisien pour se soustraire à cette logique et rechercher des moyens de produire et contrôler les connaissances nécessaires à la réalisation du plan[5].

La loi 2015-12, quant à elle, est un autre pas vers la libéralisation, la privatisation et le retrait de l’Etat du secteur énergétique. Une série de lois préalables avait mis fin au monopole de la STEG (Société Tunisienne de l’Electricité et du Gaz), entreprise publique tunisienne, et la loi 2015-12 a réellement ouvert le secteur de l’énergie aux entreprises privées. Or, rien ne prouve que le secteur de l’énergie soit plus efficace quand il est privatisé[6]. Au contraire, les partenariats publicprivé s’ancrent dans une dynamique de recherche de profit. Les prix de l’énergie ont alors tendance à augmenter, il y a davantage de violations des droits du travail observées, la qualité des services baisse et il devient impossible de mettre en place une politique climatique ambitieuse dans ce cadre-là. Il n’y a plus de contrôle étatique contre l’accaparement des terres par les entreprises, et les communautés locales en pâtissent.

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Des intérêts internationaux entrent également en jeu dans la transition énergétique en Tunisie. Des acteurs comme Desertec (entreprise britannique) ou Nur Energy et Zammit Group influencent fortement les politiques nationales, luttant contre le monopole public de l’électricité, par leurs activités de lobbying. Par ailleurs, le Traité sur la Charte de l’Energie, initiative de l’UE, qui est en discussion en Tunisie, contraint à la libéralisation les pays signataires[7]. Des procès peuvent être intentés à des États lorsque des entreprises considèrent que des politiques publiques vont contre leurs intérêts, tout cela au détriment des droits humains[8]. Le processus démocratique est entravé et les Etats sont contraints dans la conception de leurs politiques et doivent faciliter l’entrée des investisseurs étrangers dans le secteur énergétique. La FGEG (Fédération Générale de l’Electricité et du Gaz), branche sectorielle de l’UGTT qui est le principal syndicat tunisien, critique cette loi et s’oppose à cette dynamique de privatisation.

Les impacts de la transition énergétique sur les droits humains

Le secteur des énergies renouvelables pourrait être porteur pour l’économie tunisienne. Des programmes de formation ont été mis en place dans ce domaine. Néanmoins, l’expertise locale reste insuffisante pour la mise en place de projets de grande envergure, les matières premières manquent et l’Etat est incapable de financer de grands projets. Les entreprises locales sont exclues par l’arrivée d’investisseurs étrangers qui disposent d’une expérience et de moyens plus important.e.s. Chafik Ben Rouine et Flavie Roche recommandent la mise en place de projets de petite taille, fondés sur une expertise locale et qui seraient moins intensifs[9].

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Deux des principaux défis de cette transition énergétique sont la promotion du développement local et la réduction des inégalités régionales. Des lois ont été mises en place pour octroyer des incitations fiscales aux entreprises investissant dans des régions marginalisées. Néanmoins, ce sont les entreprises tunisiennes des régions avantagées qui récoltent la plupart des bénéfices suscités par ces projets, au détriment des communautés locales qui ne profitent pas du développement de ce secteur. Or, on estime que le nombre d’emplois pouvant être créés pour l’ensemble du secteur des énergies renouvelables se situe entre 7 000 et 20 000[10]. Cependant, la plupart ne sont pas durables car la demande de travail n’est forte que sur le court terme, lors des phases de construction et démarrage des projets. Mais la branche de la production locale de technologies nécessaires aux projets d’énergie renouvelable pourrait offrir un grand nombre d’emplois plus stables, tout en réduisant la dépendance aux importations.

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Par ailleurs, il y a un risque que les terres des régions marginalisées fassent l’objet d’une appropriation pour permettre l’exploitation des ressources renouvelables, et ce sans compensation aucune pour les communautés locales, ce qui crée une dynamique extractiviste et néocoloniale.

Malgré la promotion de l’équité dans la distribution de l’énergie par le gouvernement tunisien, et la loi 2015-12 qui impose une étude de faisabilité pour évaluer les impacts sociaux et environnementaux en amont des projets, tout cela n’est pas respecté. A titre d’exemple, le village de Borj Salhi, dans le Nord-est de la Tunisie, n’est pas raccordé au réseau à haute tension. Il subit fréquemment des coupures intempestives, certaines éoliennes sont placées à 50 mètres des habitations et provoquent l’érosion des sols et le dépérissement des oliviers, et le manque d’entretien des éoliennes provoque des accidents[11].

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Les habitants sont exclus des discussions en amont des projets et n’ont pas accès à l’information. Par conséquent, les droits des communautés ainsi que la durabilité de l’environnement ne sont pas garantis ni respectés.

On constate des incompatibilités entre le secteur énergétique actuel et un modèle de transition juste. Un manque de démocratie et de consultation des tunisien.ne.s est à déplorer. Les initiatives sont teintées de néocolonialisme, et des acteurs étrangers investissent dans le secteur, ce qui entrave la souveraineté du pays et entretient sa dépendance financière et en matière de connaissances. La stratégie de partenariats publicprivé induit la prévalence de l’investissement privé, d’une vision à court terme et du profit, sur le développement local et les droits des communautés. La loi de 2015 a ouvert la porte à la privatisation du secteur, et aux politiques néolibérales préconisées et encouragés par les institutions financières internationales et l’UE. 

Selon les recommandations de l’OTE[12], pour mettre en place une transition juste, les ménages et les communautés doivent faire de l’autoproduction. Le développement local doit être encouragé, une remunicipalisation, c’est-à-dire un retour à une gestion par la municipalité doit être impulsée, accompagnée d’une récupération de propriétés publiques pour éviter les privatisations.

La rencontre-débat de l’OTE et ses conclusions : quelles solutions pour la Tunisie ?

C’est dans ce contexte que l’OTE a souhaité organiser cet évènement nommé “La transition énergétique en Tunisie : Quelles conditions pour une transition juste ?” le 9 novembre dernier, alors que la COP27 battait son plein. La rencontre a réuni une vingtaine d’acteurs de la société civile.

Le débat est d’abord parti du constat que la stratégie de transition énergétique de la Tunisie était inadaptée. L’accent est mis sur les stratégies de prévention et d’atténuation des effets, c’est-à-dire la limitation des émissions de gaz à effets de serre, au détriment des stratégies d’adaptation, c’est-à-dire la protection des individus et systèmes naturels contre les effets du réchauffement climatique. 18 milliards de dollars sont prévus pour financer les premières, tandis que les autres seront financées seulement à hauteur de 2 milliards de dollars en Tunisie.

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Il est ressorti du débat que des efforts d’adaptation supplémentaires devaient être faits dans les pays du Global South, contrairement à ce que préconisent les institutions financières internationales et l’UE. En outre, un soutien doit être apporté aux municipalités afin qu’elles garantissent l’efficacité énergétique, au niveau de l’éclairage public et de l’isolation des bâtiments publics notamment. 

Le modèle de transition énergétique plébiscité par l’UE et appliqué par le gouvernement tunisien pose question car il préconise le maintien d’un même niveau de vie accompagné d’un simple changement dans les ressources exploitées, sans envisager un mode de consommation plus sobre. Avec ce modèle, l’Afrique risque de devenir la ferme solaire de l’Europe, et ce au détriment des populations locales.

Le caractère injuste de cette transition a été souligné lors du débat. Le coût de l’électricité issue des énergies renouvelables la rend inaccessible pour certaines couches de la population. Lors du débat, il a été mentionné que l’électricité devrait être un service public à part entière, que des emplois locaux devraient être créés dans ce secteur et les communautés locales investies dans les projets. Il faudrait utiliser les ressources naturelles présentes sur le territoire pour construire les technologies nécessaires à l’exploitation des énergies renouvelables afin de se détacher des dynamiques extractivistes et importatrices. Il est également nécessaire d’atteindre la neutralité carbone dans le domaine de la construction de bâtiments, qui est responsable de 55% des émissions de gaz à effet de serre de la Tunisie.

Si l’Etat est incapable de financer ce type de projet, ce qui menace la souveraineté énergétique du pays et l’accès démocratique à l’électricité, il a été proposé de mettre en place des investissements coopératifs non privés afin de protéger les projets nationaux. Cela permet également de réduire la dépendance du pays à la dette externe.

Le cas de la commune de Nabeul, dans le Sud-est de la Tunisie a été évoqué. Des initiatives prometteuses comme l’exploitation de l’énergie photovoltaïque pour éclairer les bâtiments, la création de fours solaires, la collecte d’eau de pluie ont été mises en place. Et la commune a pu bénéficier des subventions de l’UE. 

Pour conclure, cet évènement a permis à la société civile de s’interroger et réfléchir à des solutions pour établir une transition énergétique plus démocratique et juste. Néanmoins, l’Etat tunisien, du fait du service de la dette externe qui l’étouffe, n’est pas en mesure de financer massivement des projets d’énergie renouvelable, ce qui compromet grandement sa souveraineté énergétique. Reste à voir si l’Etat sera capable de résister aux injonctions de l’UE et des institutions financières internationales et réussira à recouvrir et préserver cette souveraineté à l’avenir.

Sources :
[1] https://www.francetvinfo.fr/monde/environnement/cop/cop-27-une-edition-decevante-et-sans-ambition_5488956.html
[2] République Tunisienne, Contribution Déterminée au niveau National (CDN) actualisée – Tunisie, octobre 2021.
[3] Tractebel, « Chapitre 1: contexte énergétique », in : Projets d’énergie renouvelable en Tunisie – Guide détaillé, GIZ,2019.
[4] “Les énergies « renouvelables » en Tunisie : une transition injuste”. Briefing Paper.
[5] “Les énergies « renouvelables » en Tunisie : une transition injuste”. Briefing Paper.
[6] ibid
[7] Secrétariat de la Charte de l’énergie, « Report on policy on consolidation, expansion and outreach (CONEXO) for 2013 », 2013
[8] Verheecke, L., Eberhardt, P., Olivet, C.,Cossar-Gilbert, S., « Red carpet courts: 10 stories of how the rich and powerful hijacked justice », TNI et autres, 2019.
[9] ibid
[10] Schäfer, I., « Le secteur des énergies renouvelables et l’emploi des jeunes en Algérie, Lybie, Maroc et Tunisie », Banque africaine de développement, 2016.
[11] Delpuech, A. et Poletti, A., « Borj Essalhi: the high cost of wind turbine», Inkyfada, 20 avril 2021.
[12] ibid

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