Conversations avec Sozvan

– Où est-ce que t’as appris à cuisiner comme ça Sozvan ?

J’ai la bouche encore pleine de houmous fait maison. Je viens à peine d’arriver que déjà cette colocation s’annonce être un paradis.
– A l’armée. Et puis après j’ai du partir …

Sozvan travaille dans un restaurant italien. Quand son patron n’est pas là, c’est lui qui devient le chef. Il prépare la pâte à pizza, les condiments, il indique à ses deux collègues comment ils doivent se répartir les tâches. Il est un peu maniaque, chez lui comme au travail.
– J’aime bien cuisiner. Du sel, des épices, pour donner de la saveur !
Sozvan était un bon vivant. Avant de quitter la Syrie il pesait 85 kilos. Avec le voyage, le stress, il a perdu beaucoup de poids et a perdu l’appétit.
– Ma mère m’avait dit : Alemania. Quand je suis arrivé à Berlin, je me suis fait arrêter par un policier qui voulait prendre mes empreintes. Mais moi je refusais, je n’arrêtais pas de répéter :Alemania, alemania … jusqu’à ce qu’un interprète soit appelé à mes côtés et me dise « Mais oui imbécile, ici c’est Alemania, Deutschland ! »
 
Sozvan a des problèmes de confiance. Il n’aime pas trop sortir, même pour rendre visite à ses amis. Il préfère recevoir à la maison, autour d’une chicha. Son meilleur ami d’enfance et sa cousine sont à Berlin, mais ils travaillent beaucoup. Il me montre la vidéo d’un mariage kurde à Hambourg, l’année dernière : «Lui c’est mon meilleur ami, et ça c’est son frère ». « Et toi t’es où ? » « J’ai pas voulu y aller ». Sa cousine, il ne s’entend pas très bien avec elle, il la voit rarement : « Elle ne m’appelle que quand elle a besoin de quelque chose ».
Un jour au réveil, je croise Sozvan déjà debout dans la cuisine en train de siroter son café. « Bien dormi ? – Non, j’ai mal aux genoux, ça m’empêche de dormir ». Quand il était en Syrie, Sozvan a été enrôlé dans l’armée de force. Puis un jour il a refusé de continuer et il s’est retrouvé en prison pendant plusieurs mois où il a été torturé. Il avait une vingtaine d’années. On le forçait à rester assis des heures durant, et ses genoux s’en souviennent encore.
Sozvan est maniaque. Dès qu’il cuisine, il nettoie ensuite consciencieusement le plan de travail, les plaques et l’évier. Sa fierté est de dire qu’au restaurant, les clients ne pourront pas se plaindre de l’hygiène, et il s’énerve régulièrement contre ses collègues qui ne sont pas assez propres. « Je n’étais pas comme ça avant, maintenant c’est obsessionnel. Depuis que je suis arrivé en Allemagne. » Il se douche aussi plusieurs fois par jour. En prison, il a vécu dans les détritus et dans la fange.
Pour en sortir, son frère et sa mère ont du soudoyer les gardiens. Puis c’est l’exil. Un passeur l’a aidé à entrer en Turquie, puis à Istanbul il a rencontré un homme qui lui a promis de l’emmener jusqu’en Allemagne. Le voyage a duré plus d’une semaine, Il s’est caché entre les roues d’un camion. A son arrivée, il a dormi plusieurs jours d’affilée.
– Tu as des amis allemands Sozvan ?
– Oui, deux femmes d’une soixantaine d’années. Je les appelle Maman.
Ces femmes il les a rencontrées sur la place d’un petit village à deux heures de Berlin, où il a vécu pendant un an dans un Wohnheim, centre d’accueil communal. Grâce à elles il a commencé à apprendre l’allemand.
– Et le Wohnheim c’était comment ?
– On dit que l’Allemagne traite bien les réfugiés. Mais là bas, on était considérés comme des animaux.
14 chambres par étage, avec parfois une famille entière dans une chambre. Une salle de bain, une toilette. Une petite cuisine. Personne n’était assigné aux tâches ménagères. « Parfois je faisais le ménage, mais en une journée c’était à nouveau sale. Et la directrice du centre avait une dent contre moi. » Dans le village, il y a une fois par mois des réunions publiques où les habitants peuvent venir parler de leurs problèmes. Sozvan s’y rend un jour pour parler des conditions de vie dans le Wohnheim, mais la directrice l’empêche de s’exprimer. Il se rend alors à l’église, pour s’entretenir avec le prêtre, qui l’invite à revenir à la prochaine réunion. Là, il prend la parole, accuse la directrice de racisme, soutenu par d’autres membres de la communauté.
 
Goran, son ami d’enfance, vit en Allemagne depuis 8 ans. Ses frères et sœurs, son oncle, une grande partie de ses cousins aussi. Goran vient d’une famille aisée. Avec l’aide financière de ses parents, il a suivi une formation de coiffeur puis il a ouvert une boutique de coiffure pour hommes. Aujourd’hui il a trois boutiques à Berlin, où il taille les barbes des hipsters. Il parle parfaitement allemand. Pour Sozvan la situation est plus difficile. Il doit soutenir financièrement sa mère, ses cinq frères et soeurs et leurs familles qui vivent encore au Kurdistan syrien, dans un village proche de la Turquie. Son frère s’aventure parfois prêt de la frontière afin d’avoir assez de réseau pour appeler Sozvan, lui donner des nouvelles qui sont rarement bonnes. L’argent est un sujet de préoccupation permanent. Pourtant Sozvan fait ce qu’il peut : il travaille tous les jours au restaurant, accumulant les heures sup payées au noir à 6 euros de l’heure pour mettre des sous de côté. Depuis qu’on vit ensemble, il a pris trois jours de repos.
 
Sozvan aimerait déménager. Aujourd’hui il sous loue un appartement à son chef, ce qui le met dans une situation de dépendance inconfortable. Mais à Berlin, où l’inflation des loyers va bon train, difficile de trouver facilement un endroit où vivre, d’autant plus lorsque l’on ne maitrise pas bien la langue. Sozvan aimerait aussi suivre une formation pour devenir plombier. En Syrie, il n’est jamais vraiment allé à l’école, juste à l’école coranique où il a appris l’arabe. Pour cela il doit justifier d’un niveau B2 en allemand. Pour l’instant, il stagne à B1 mais reprendra l’école de langues au semestre prochain.
– Tu penses quoi d’Angela Merkel ?
– Elle nous a accueillies, je lui serai toujours reconnaissant. Mais les allemands sont bizarres : j’ai un client qui vient à la pizzeria, on s’entend bien. Mais un jour il m’a dit en souriant: « tu sais, je suis nazi moi ! », alors qu’il sait bien d’où je viens et qu’on se sert la main tous les jours quand on se croise. Ca n’a aucun sens.