Cerro Libertad : symbole de la lutte pour le droit à la terre

Samedi 28 avril, des militants du SAT-SOC ont tenté de réoccuper la parcelle de Cerro Libertad au nord de l’Andalousie, dont ils avaient été expulsés deux semaines auparavant. Cette lutte s’inscrit dans un contexte plus large de revendications pour le droit à la terre et la réforme agraire dans une région où la propriété foncière est particulièrement inégalitaire, et le chômage particulièrement élevé.
« Nous sommes revenus ! ». C’est avec ce cri qu’une cinquantaine de militants, membres ou sympathisants du SAT (le syndicat andalou des travailleurs, dont fait partie le SOC) ont annoncé la reprise de Cerro Libertad une oliveraie de la province de Jaén que la banque espagnole BBVA possède depuis plus de 5 ans sans toutefois l’exploiter. Cette nouvelle tentative, le 28 avril, fait suite à l’expulsion, le 19 avril dernier, des travailleurs qui occupaient et réhabilitaient cette oliveraie de 70ha depuis un an. Fortuitement, l’action faisait aussi suite à mon arrivée à Almería, moins de 12h auparavant, et m’a permis de plonger directement – et confusément – dans la complexité des luttes agraires andalouses.

Le Sat dans Cerro Libertad

 
Ce jour là, l’occupation fut infructueuse et, après s’être enfermés quelques heures dans une maison de garde de la parcelle, nous avons dû repartir en fin d’après-midi face aux pressions de la police. Néanmoins cette mobilisation, et la lutte pour Cerro Libertad dans son ensemble, mettent en lumière les revendications pour la réforme agraire et pour le droit à la terre des travailleurs agricoles Andalous dans une région où l’héritage historique et la spéculation sont à l’origine d’une distribution de la propriété foncière agricole particulièrement inégalitaire et contraire à la souveraineté alimentaire et aux droits des travailleurs de la terre.

Un symbole de la lutte pour le droit à la terre

Les militants du SAT-SOC l’avaient annoncé : suite à leur expulsion de Cerro Libertad (parcelle renommée ainsi par les occupants, anciennement Finca del Aguardentero) par quelques 300 policiers mi-avril, après un peu plus d’un an de réappropriation/réhabilitation, ils ne s’avouaient pas vaincus et reviendraient pour continuer la lutte.
Samedi, nous étions donc attendus et il s’agissait d’être discrets. La ferme principale – qui avait été le centre de l’occupation précédente – étant murée et constamment surveillée par un garde privé, nous sommes passés par l’arrière du champ pour atteindre un autre bâtiment, plus petit et non gardé, dans lequel vivaient depuis trois jours des militants du syndicat afin de pouvoir faire reconnaître la nouvelle occupation.

Les oliviers en friche

Alors que nous marchons au milieu des oliviers pour atteindre la ferme, les arbres non taillés et les fleurs en friche témoignent de l’abandon de l’oliveraie. Mais si la nature est sauvage et enchanteresse, c’est parce que le champ ne produit plus rien et n’est considéré par BBVA qu’un actif financier comme un autre, qu’il s’agira de vendre en temps voulu. Les militants rappellent en plus avec colère que BBVA a bénéficié d’importantes aides de l’État lors de la crise de 2008-2012, et qu’elle touche encore aujourd’hui des aides de la PAC pour cette parcelle qu’elle n’exploite pourtant pas.
C’est face à ces injustices, dans une région où l’on compte 25% de chômeurs (et bien plus de travailleurs précaires) que le SAT-SOC lutte contre l’accaparement des terres et pour la reconnaissance de la fonction sociale de ces dernières. La terre, pour le SOC, est un lieu de vie et de production qui ne peut pas être assimilé à une marchandise mais doit être considéré comme un droit, et redistribuée en conséquence. En fonction des besoins et des capacités de chacun.

 
Nous ne voulons pas la propriété de la terre, nous voulons son usage !

Les journaliers repeignent la ferme occupée

Dès leur arrivée dans la maison de garde, les militants reprennent donc le travail de réhabilitation de la parcelle et taillent les oliviers, tondent les mauvaises herbes et repeignent la ferme qu’ils souhaitent occuper. De cette manière le SAT-SOC prépare la récolte et veut faire valoir la prééminence de l’usage de la terre sur une propriété privée abstraite et déconnectée du sol. C’est d’ailleurs ce qu’explique Diego Cañamero Valle, député Podemos et ancien porte-parole du SOC-SAT, présent ce jour là pour appuyer la lutte et dénoncer l’abandon spéculatif des terres agricoles par les banques.


Cette stratégie d’occupation, de réappropriation/réhabilitation en actes – qui est menée depuis déjà un an à Cerro Libertad – est ancienne dans le syndicat et a souvent mené à des victoires, notamment à Marinaleda en 1985, ou plus récemment dans la Finca Somonte en 2012. Et si l’Andalousie est en première ligne des luttes pour la réappropriation des terres c’est que la région hérite d’une répartition foncière particulièrement inégalitaire.

Latifundisme historique et journaliers en Andalousie

Depuis 1932 au moins, les appels à la “réforme agraire“ rythment les luttes paysannes face au latifundisme historique du nord et de l’ouest de l’Andalousie. En effet, la répartition inégale des terres a engendré et maintenu une structure duale de l’agriculture andalouse, entre de gros propriétaires terriens d’un côté, et une masse précaire et corvéable de paysans sans-terre et de journaliers de l’autre.
Ainsi, en 2009, 5% des parcelles rassemblent 59% des terres agricoles utiles de la région, alors que les 50% des parcelles les plus petites n’en rassemblent pas 5%[1]. Cette distribution trouve ses racines dans le système des grandes propriétés agraires romaines, les latifundia, qui ont été perpétuées dans l’Andalousie musulmane, puis avec la Reconquête espagnole du XIIIe et XIVe siècles. Puis, du XVe au XIXe siècle, différents mécanismes (dont la revente des terres de l’église et la destruction des communaux au XIXe) favorisent l’émergence d’une bourgeoisie agraire de grands propriétaires et la concentration des terres dans la région. Malgré des espoirs de réforme républicains entre 1932 et 1939, la victoire puis le régime de Franco vont encore aggraver la situation, le gouvernement central favorisant la “modernisation“ et l’intensification (notamment à travers de grands programmes d’irrigation et de colonisation subventionnés organisé par l’INC) au détriment d’une politique de juste répartition des terres[2]. Récemment la PAC, l’agriculture d’exportation, et le système de paiement à l’hectare (à cause duquel 75% des aides directes allaient à 16% des bénéficiaires en 2009), ont aggravé le processus de concentration des terres dans les mains de grands agriculteurs et (à faveur de la crise de 2008) de grandes entreprises commerciales et financières.

Vue des parcelles d’olivier de la province de Jaén

La structure agraire andalouse est ainsi à l’origine d’une polarisation de classe ancienne, entre grands propriétaires terriens d’un côté et paysans sans terres de l’autre[3]. Dès la fin du XIXe, les journaliers composent en moyenne 78% du secteur agricole en Andalousie. Aujourd’hui, ce processus de concentration des terres agricoles en Andalousie est aussi l’un des facteurs de l’importance du recours au travail, précaire et peu coûteux, des migrants dans l’agriculture industrielle.
Les journaliers du SAT, eux, militent pour la réforme agraire : une redistribution juste des terres, notamment celles non exploitées, au profit de ceux qui les travaillent effectivement. Cette question est ancienne en Andalousie mais a souvent été occultée, soit par des régimes ouvertement hostiles à toute politique progressiste, soit par des mesures d’assistance parfois bienvenues, mais permettant en même temps de faire perdurer la répartition inégale des terres. Il existe bien une Loi de Réforme Agraire andalouse, votée en 1984, qui institue l’IARA (Institut Andalou de Réforme Agraire) et permet d’exproprier les terres considérées comme sous-utilisées et ne remplissant pas leur fonction sociale. Mais cette disposition (à laquelle se réfèrent les militants du SAT-SOC) ne sera jamais utilisée par le gouvernement andalou et les terres acquises par l’IARA très peu redistribuées…
L’histoire de la réforme agraire andalouse est donc une histoire de tentatives avortées et d’invisibilisation. C’est aussi une histoire de luttes, de potentialités non abouties, qui légitiment et supportent encore aujourd’hui les luttes des paysans et des travailleurs sans terre – dont celle de Cerro Libertad – pour la reconnaissance du droit d’usage, de la souveraineté alimentaire, et d’une répartition plus juste de la terre.
Les drapeaux du SAT et de la Via Campesina flottent sur Cerro Libertad

D’autres occupations de terres agricoles sont à venir

Samedi dernier, donc, la reconquête n’a pas abouti. Les militants sont retournés aux abords du cortijo principal (muré depuis l’occupation), puis, après une « récolte » collective dans le potager qui avait été planté par les occupants, l’arrivée de la Guardia Civil les a poussés à retourner dans la cabane de garde reprise dans la matinée, puis à s’y enfermer alors que la police souhaitait les déloger et les identifier. Les négociations pour faire reconnaître l’occupation n’ont pas abouties (que la parcelle soit sous un régime de propriété privée, notamment, compliquait les choses) et après de nombreux débats, les militants ont décidé de repartir, au moins momentanément.

Le combat n’est pourtant pas fini. Comme l’explique Óscar Reina Gómez, porte-parole actuel du SAT, le syndicat n’abandonne pas sa bataille pour la réforme agraire, et a recensé plus de 150 parcelles abandonnées dans la province de Jaén (dont plusieurs appartiennent à BBVA ou à l’Administration de la Communauté Autonome d’Andalousie), soit autant de lieux potentiels pour de futures occupations…


 
[1] Carles Soler, « la concentración de tierras en España », Soberania Alimentaria, n°18, octobre 2014, http://www.soberaniaalimentaria.info/publicados/numero-18/139-la-concentracion-de-tierras-en-espana
[2] EdPAC (Educación para la Acción Crítica), « Resistencia campesina en Andalucía frente al latifundismo histórico », Informe – Acaparamiento de Tierras en Europa (TNI, ECVC, Réseau Hands of the Land, Fundación Mundubat, SOC, COAG), novembre 2015, p.265-288
[3] Coline Sauzion, « La structure sociale agraire en Andalousie : un processus historique de concentration de la terre et de prolétarisation des paysans », mai 2015, AGTER, http://www.agter.org/bdf/fr/corpus_chemin/fiche-chemin-542.html