A Almería, les légumes se récoltent sous une mer de plastique
Parfois, mentionner Almería évoque une chanson de Gainsbourg ; la plupart du temps, cela ne suscite qu’une curiosité polie. Rares sont ceux qui savent la place centrale qu’occupe aujourd’hui la région dans le système agro-alimentaire européen. Les premières images changent la donne : la « mer de plastique » d’Almería – des champs de serres à perte de vue, en telle quantité que c’est l’un des seuls phénomènes humains qui soit visible depuis l’espace – incarne à elle seule l’ensemble des dysfonctionnements sociaux et écologiques du modèle agro-industriel européen.
En effet, depuis les années 1990, cette province du sud de l’Andalousie a profité de son fort taux d’ensoleillement et du travail bon marché de migrants saisonniers pour développer un modèle d’horticulture industrielle standardisée et extractiviste, fondé sur l’utilisation de serres et d’intrants afin d’approvisionner l’ensemble de l’Europe en fruits et légumes tout au long de l’hiver.
Pour caractériser les effets sociaux et environnementaux de la crise écologique actuelle, Anna Tsing et Dona Haraway (l’une anthropologue et l’autre philosophe) ont proposé de parler du « plantationocène » : l’ère de la plantation[1]. On peut en effet voir Almería comme un archétype de la “plantation“ : un système de standardisation, de simplification et de précarisation de l’ensemble des vivants orienté vers une production intégralement déconnectée de son sol (semences, intrants, main d’œuvre, destination…).
L’exploitation et les atteintes aux droits des travailleurs migrants saisonniers dans les serres d’Almería sont ainsi étroitement liées à la question plus large du modèle de l’agriculture industrielle et de ses conséquences, à la fois dans les régions de destination et de départ des travailleurs migrants. En lien avec la Confédération Paysanne et le SOC-SAT (Sindicato de Obreros del Campo – Sindicato Andaluz de Trabajadores), et dans le cadre du programme « agriculture paysanne et travailleurs migrants saisonniers » de la Via Campesina, je chercherai à documenter les conditions de travail des migrants saisonniers et à participer aux luttes pour la défense de leurs droits. Brefs éléments de contexte.
L’industrialisation de l’agriculture en Europe
À la suite de la Seconde Guerre mondiale, les États européens développent un modèle d’agriculture industrielle (dite “conventionnelle“), orienté vers la compétitivité, l’intensification productive (mécanisation, intrants de synthèse et monoculture), et la création de bassins de production spécialisés à l’échelle du continent. L’agriculture devient ainsi un secteur industriel, commercial et extractiviste
Ainsi, dès 1962, la PAC se donne pour but de “moderniser“ l’agriculture et d’assurer un “emploi optimal des facteurs de production“ au niveau du continent. De nombreux instruments et subventions ont donc promu l’intensification et la standardisation de la production et de la distribution des produits agricoles en Europe, afin d’inscrire l’agriculture du continent sur les marchés mondiaux. Malgré quelques efforts pour le développement rural, l’écoconditionnalité et le “verdissement“, la PAC (aujourd’hui encore le premier poste de dépense de l’UE) reste une politique néolibérale majoritairement néfaste pour l’agriculture paysanne et la souveraineté alimentaire des territoires.
Par ailleurs, la création de bassins de production intensifs et spécialisés a soumis l’ensemble des régions européennes à la concurrence de ces pôles. Cela a à la fois favorisé la disparition des paysans et des systèmes de subsistance locaux dans les campagnes européennes, et entrainé des mouvements migratoires de travail agricole vers ces mêmes pôles agro-industriels. Autrement dit, comme l’illustre le cas d’Almería, l’agriculture industrielle mondialisée repose en partie sur la disponibilité d’une main d’œuvre flexible, précaire, et bon marché qu’elle a elle-même produite.
L’agriculture à Almería : un naufrage écologique et social
La production agricole dans la province d’Almeria se fait majoritairement sous serres plastiques (plus de 30 000 ha !), profitant ainsi de l’ensoleillement de la région pour construire un modèle orienté vers l’intensification et l’exportation de fruits et légumes en contre-saison (en hiver, 80% de la production est exportée vers des marchés européens). L’agriculture y reste majoritairement familiale et s’effectue sur des parcelles relativement petites. Ce modèle se présente comme durable car il permet de produire massivement à bas coût, et donc d’augmenter les revenus payés aux agriculteurs, tout en limitant – théoriquement – l’utilisation de produits phytosanitaires et en utilisant moins d’eau que l’agriculture industrielle en champs. Pourtant, ce modèle pose en réalité d’importants problèmes écologiques et sociaux.
Ainsi, le climat semi-aride de la région (fort ensoleillement et faible pluviosité) ainsi que son sol relativement pauvre posent ainsi d’importants problèmes écologiques, d’approvisionnement en eau, de pollutions, et de désertification. Le modèle du maraîchage intensif sous serres, la monoculture, et la production tout au long de l’année, font que d’importantes quantités d’engrais de synthèse, de pesticides et de fongicides sont nécessaires à la production. Enfin il faut aussi prendre en compte la quantité astronomique de plastique nécessaire aux serres (régulièrement remplacé et abandonné ou brulé aux bords des champs), et le coût énergétique du transport de la production vers les zones de consommation…
Surtout, d’importants contingents de travailleurs étrangers (venant notamment du Maroc, d’Afrique de l’Ouest et d’Europe de l’Est) sont mobilisés pour la production et la récolte des fruits et légumes que l’on vise à produire au plus bas coût possible. On estime ainsi qu’il y a dans la région près de 110 000 travailleurs de la terre étrangers, dont entre 20 000 et 40 000 sans papiers[2] (et alors que la politique migratoire et d’asile européenne est aujourd’hui particulièrement répressive, et viole constamment les droits humains des exilés, à Almería comme ailleurs). Souvent peu protecteur, le titre de séjour ne garantit pas le respect des droits alors que la compétition, le racisme, le manque de contrôle, et la précarité du statut de saisonnier, placent les migrants dans une situation de vulnérabilité et d’isolement qui favorise leur exploitation et le non-respect de leur droits. En effet, les conditions de travail et de vie des travailleurs migrants, pour qui la saison reste très longue (voire disparaît grâce aux serres), sont particulièrement dures. Moins payés que les travailleurs nationaux (mais davantage que dans leurs régions d’origine), ils sont souvent contraints d’accepter des travaux flexibles et précaires dans des conditions ne respectant ni leurs droits, ni leur dignité.
Le programme « agriculture paysanne et travailleurs migrants »
Face aux effets du modèle agro-industriel pour la petite paysannerie et les droits des travailleurs de la terre, la Via Campesina a mis en place un programme « Agriculture Paysanne & Travailleurs migrants Saisonniers » qui, depuis 2006 a permis d’établir un état des lieux des conditions de travail et de vie des travailleurs migrants dans l’agriculture dans plusieurs pays européens. Ce travail a mis en lumière la manière dont l’agriculture fonctionne dans toute l’Europe comme un « laboratoire d’exploitation des travailleurs migrants saisonniers »[3], exploitant et précarisant les travailleurs de la terre (maintenus dans leurs situations par une foule de statuts et d’innovations légales destructrices de leurs droits), et appauvrissant leur environnement
C’est dans le cadre de ce programme que je pars aujourd’hui à Almería, à la suite de 4 missions en Andalousie, menées entre 2007 et 2011, pour récolter, actualiser et approfondir les connaissances du groupe de travail sur les travailleurs migrants saisonniers dans les serres de la région ; participer aux actions de défense des droits de ces travailleurs ; et renforcer les réseaux de solidarité et de mobilisation autour de la thématique de la défense des droits des travailleurs de la terre en Europe. Cette mission s’effectue en lien avec deux autres missions réalisées simultanément à Neuchâtel en Suisse et en Bretagne en France.
[1] Cf. TSING Anna, « Earth Stalked by Man », The Cambridge Journal of Anthropology, 2016/34, p.2-16 & HARAWAY Donna, « Anthropocène, Capitalocène, Plantationocène, Chthulucène. Faire des parents », Multitudes, 2016/4 (n° 65), p. 75-81.
[2] Pierre Daum, « Et pour quelques tomates de plus », Le Monde Diplomatique, mars 2010
[3] Confédération Paysanne, L’Agriculture, laboratoire d’exploitation des travailleurs migrants saisonniers, 2014-2015